Reportage Passages à tabac, appels anonymes, affiches d'insultes... En Géorgie, les figures de l'opposition victimes d'une vague d'intimidation violente

Article rédigé par Fabien Magnenou - Envoyé spécial à Tbilissi (Géorgie)
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
David Katsarava après son hospitalisation, le 21 mai 2024 à Tbilissi (Géorgie). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)
De nombreux militants, journalistes ou politiciens géorgiens dénoncent une répression concertée. Ils ont pour point commun de manifester leur opposition au controversé projet de loi sur "l'influence étrangère" porté par le gouvernement prorusse.

"C'était purement et simplement de la torture." David Katsarava a conscience d'être un miraculé. Cet homme de 42 ans au gabarit imposant est l'une des gueules cassées de la contestation en Géorgie contre le projet de loi du gouvernement sur "l'influence étrangère". Fortement inspiré d'une mesure russe, le texte menace d'entraver le fonctionnement de nombreuses associations et organisations. En pleine convalescence, l'homme a repris pour franceinfo le fil des événements qui ont failli lui coûter la vie, le 14 mai, alors qu'il participait à une manifestation dans la capitale, Tbilissi. Son cas est emblématique de la répression inédite visant les figures de l'opposition géorgienne.

Ce jour-là, dans un climat déjà tendu par des semaines de mobilisation dans ce petit pays du Caucase, le militant laisse éclater sa colère face aux forces spéciales, vêtues de noir et masquées. "A 40 kilomètres d'ici, il y a les troupes russes et un jour, nous devrons défendre le pays tous ensemble, vous et moi, s'écrie-t-il. Alors qu'est-ce que vous foutez à défendre une loi russe ?"

"Ils m'ont frappé au visage en m'insultant"

En Géorgie, l'homme est connu pour patrouiller avec son organisation anti-occupation le long de la ligne de démarcation avec l'Ossétie du Sud, l'une des deux régions séparatistes, avec l'Abkhazie, soutenues par la Russie. Il a également combattu en Ukraine, dès les premiers jours de l'invasion russe, en vivant notamment l'enfer lors de la bataille d'Hostomel. Ce combattant aguerri, pourtant, a été cueilli à vif. Il raconte sa "surprise" absolue d'avoir été happé par les agents, en l'espace d'une seconde.

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Capture d'écran d'une vidéo montrant l'arrestation de David Katsarava, le 14 mai 2024 à Tbilissi (Géorgie) puis capture d'écran à l'hôpital. (DOMENIC MANGO / FACEBOOK & DR)

David Katsarava raconte avoir été passé à tabac à plusieurs reprises, sans autre forme de procès. "Quand ils m'ont emmené vers le fourgon, je me suis retourné et j'ai vu entre dix et quinze personnes qui me suivaient. Elles se sont mises en cercle et m'ont de nouveau frappé pendant plusieurs minutes." Une fois dans le véhicule, "trois ou quatre agents bien costauds m'ont frappé sur la tête et au visage, en m'insultant et en me reprochant d'aller sur la ligne de démarcation, et d'irriter les Russes."

Dans le fourgon, la lumière s'allume enfin. Les agents avisent leur chef après avoir constaté l'état du supplicié. Ils l'ont assez battu pour le défigurer, mais pas assez pour le tuer. "Je suis ensuite confié à une patrouille de police classique et je finis à la clinique Ingorokva, où je suis immédiatement opéré."

"Ces agents ont visé ma tête à dessein"

David Katsarava souffre d'une fracture de la mâchoire, d'un nez cassé et d'une insensibilité au visage. Il a toujours des difficultés pour marcher et voit mal d'un œil, encore injecté de sang. "Ces agents ont visé ma tête à dessein", déclare-t-il calmement. Il touche son pansement du bout des doigts et se frotte encore le poignet gauche pour dissiper le souvenir des menottes. "Ceux qui ont fait ça voulaient laisser des marques visibles, pour intimider ensuite la population opposée à la loi. Mais moi, je pense que cela produit l'effet inverse."

Après la diffusion des images de l'attaque sur les réseaux sociaux, le Défenseur des droits géorgien, Levan Ioseliani, a réagi, assurant qu'un représentant de l'institution s'était rendu à la clinique, mais sans pouvoir rencontrer le militant tabassé, "en raison de la sévérité des blessures" et de l'intervention chirurgicale en cours. Levan Ioseliani précise à franceinfo avoir "personnellement rencontré" deux autres figures majeures de l'opposition blessées au cours des manifestations, ainsi qu'une "trentaine de personnes blessées lors d'un rassemblement, alors qu'elles se trouvaient dans le centre de détention temporaire".

A ce jour, 93 personnes ont dénoncé des "faits inappropriés" de la part de la police, dont 71 ont demandé l'ouverture d'une enquête. Mais la responsabilité d'aucun policier n'a encore été engagée, poursuit le Défenseur des droits, ce qui encourage "le sentiment d'impunité" au sein des forces de l'ordre. David Katsarava, de son côté, assure ne jamais avoir été contacté par l'institution, accusant le Défenseur des droits d'être aux abonnés absents depuis le début des protestations.

Les "titouchkis" font le coup de poing

Ces violences ne sont pas cantonnées aux cortèges. D'étranges groupes font également planer une menace dans les rues. Ces individus sont surnommés les "titouchkis". Un terme emprunté à la langue ukrainienne, apparu lors du soulèvement de la place Maïdan, en 2014. A l'époque, l'ancien président ukrainien prorusse Viktor Ianoukovitch avait chargé Vadim Titouchko, un bagarreur notoire, de recruter des gros bras pour aller casser du manifestant.

Ces "titouchkis" "portent toujours une capuche et un masque contre le Covid", décrit Zourab Vardiachvili, directeur du média indépendant géorgien Publika. Le journaliste raconte avoir été suivi par trois hommes "musclés" et "à l'allure sportive". "Je suis parvenu à rejoindre mon véhicule et ils ont également démarré, mais j'ai fini par les semer." Zourab Vardiachvili dit avoir été informé d'une liste de personnalités ciblées établie par le ministère de l'Intérieur, et que son nom y figure. Par mesure de sécurité, il a demandé à sa femme de partir de leur domicile avec leur jeune enfant.

"Désormais, mes collègues m'accompagnent quand je regagne mon domicile. Mais je ne vais pas demander éternellement à la rédaction de jouer les gardes du corps."

Zourab Vardiachvili, directeur du média indépendant Publika

à franceinfo

Plusieurs responsables politiques ont déjà croisé la route de ces "titouchkis". Parmi eux, Dimitri Tchikovani, secrétaire en charge des relations publiques au Mouvement national uni, principale formation d'opposition. Le 8 mai, après avoir stationné son véhicule, le militant aperçoit un homme masqué, caché derrière un mur, puis un deuxième. Dimitri Tchikovani est roué de coups, notamment au visage, pendant une minute environ, sous une volée d'insultes. "C'est ensuite, quand j'ai regardé les images de vidéosurveillance sorties par la presse, que j'ai vu qu'ils étaient cinq."

Dimitri Tchikovani, militant du Mouvement national uni, le 22 mai 2024 à Tbilissi (Géorgie). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO & DR)

"En dehors des insultes, ils ne m'ont rien dit de particulier. Mais je n'ai aucun conflit avec quiconque. Cette attaque était donc délibérée et politique", explique-t-il devant les affiches "Oui à l'Europe, non à la loi russe" de sa formation. Il affirme que la police a attendu une semaine pour venir recueillir son témoignage à l'hôpital. Il souffre d'un traumatisme crânien et a eu le nez, une arcade sourcilière et une pommette cassés. "Je pense que mes agresseurs étaient des boxeurs, à la manière dont ils me frappaient et dirigeaient leurs coups. Il existe beaucoup de structures sportives qui dépendent de l'Etat."

La chaîne télévisée Formula est parvenue à obtenir d'autres images de vidéosurveillance tournées dans le secteur, sur lesquelles on aperçoit les visages de deux des exécutants. Dimitri Tchikovani a-t-il réussi à mettre un nom sur eux ? L'intéressé évacue la question avec un sourire. "Pour moi, le plus important, c'est de connaître les commanditaires. Mais à la police de faire son travail, n'est-ce pas..." Contacté par franceinfo, le ministère de l'Intérieur géorgien n'avait pas encore fourni de réponses lors de la publication de cet article.

"Je ne veux pas faire peur à la population, mais c’est simplement le début d’une répression qui sera de plus en plus violente."

Dimitri Tchikovani, secrétaire en charge des relations publiques au Mouvement national uni

à franceinfo

L'enquête piétine également sur d'autres affaires. Le 17 mai, vers 21 heures, alors qu'il marche près de son domicile, Louka Chvelidze, lui aussi membre du Mouvement national uni, entend une voix derrière lui. Deux hommes masqués s'approchent et lui demandent de confirmer son identité. Deux autres silhouettes apparaissent. "Je sens qu'ils essaient de me tirer vers un coin plus sombre, sans caméra de surveillance à proximité. Ils me saisissent un bras, qui frotte le mur." Il essuie quelques coups au visage, mais parvient à faire usage de la bombe lacrymogène qu'il garde toujours dans la poche.

Elément actif dans les manifestations, Louka Chvelidze raconte avoir été surpris par plusieurs individus dans la rue. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Ses agresseurs quittent les lieux et il parvient à s'en tirer, les yeux en feu et pleins de larmes. Le jeune homme de 22 ans a pu faire constater ses blessures par un expert, quelques jours plus tard, dans le cadre de sa plainte. Sans se faire d'illusion sur l'issue de l'enquête.

"A mon âge, je devrais penser à m'amuser, à mes cours à l'université... Mais je vis au rythme des menaces."

Louka Chvelidze, membre du Mouvement national uni

à franceinfo

En attendant, et comme beaucoup de leaders d'opinion, il est également harcelé, tous les jours, par des coups de téléphone anonymes. Sur l'une des vidéos qu'il présente, un mystérieux interlocuteur l'insulte. Louka Chvelidze lui répond dans un langage tout aussi fleuri. "Je suis sûr qu'ils font durer la conversation pour avoir le temps de me localiser", maugrée le jeune homme.

Des centaines d'appels anonymes

Une véritable épidémie a saisi la capitale, et ces échanges surréalistes sont régulièrement publiés sur les réseaux sociaux. Des centaines, voire des milliers de personnes seraient ciblées, selon les estimations des ONG. Ces appels étaient initialement passés avec des numéros ukrainiens, azerbaïdjanais, voire tchadiens. Aux insultes ont succédé les menaces physiques, avec désormais des numéros de téléphone géorgiens. Inutile de rappeler, ils ne répondent plus.

"Les appels provenant de numéros inconnus sont une pratique aujourd'hui répandue", confirme Nona Kourdovanidze, responsable de l'association des jeunes avocats géorgiens Gyla. "Un certain nombre d'employés de notre bureau, dont moi-même, ont reçu des appels similaires." L'organisation n'est pas en mesure de compiler des statistiques à ce sujet, mais elle a demandé une réaction du Service gouvernemental de protection des données personnelles. Celui-ci a répondu sur Facebook qu'il enquêtait bien sur cette pratique, mais qu'il n'y avait, pour le moment, aucun résultat concret.

"Qui est au bout du fil ?"

L'élégant professeur Revaz Topouria, dont la pointe des moustaches forme une boucle, est, lui aussi, ciblé. Pour se défendre, il choisit l'humour et rejoue la scène d'un appel anonyme.

"Etes-vous Revaz Topouria ?
- Qui est au bout du fil ?
- Tu penses que c'est une loi russe ?
- A qui je m'adresse ?
- C'est une loi pour la transparence, bâtard !
- Mais si vous êtes pour la transparence, dites-moi qui vous êtes !"

Il encaisse plus difficilement les appels reçus par sa femme, qui vient d'accoucher, ou par ses parents, "à 5 heures du matin". "Je suis inquiet parce que cela rend ma famille nerveuse. Mais je ne veux pas vivre dans une peur totale, autocensurer mes publications sur les réseaux sociaux et perdre, quelque part, mon identité."

Des tags et des affiches d'insultes

Revaz Topouria est l'animateur principal du Franklin Club, un groupe de réflexion politique qui s'adresse aux jeunes et qui a connu un certain succès l'an passé. Cela a valu au professeur d'être, bien malgré lui, repéré par le gouvernement. Le Premier ministre d'alors, Irakli Garibachvili, l'avait qualifié à la télévision de "sataniste", une terminologie également en vogue au Kremlin. A ce titre, il a fait partie des opposants et militants ciblés par des campagnes d'affichage public, qui ont débuté dans la nuit du 8 au 9 mai, et se sont poursuivies pendant trois jours.

L'enseignant a découvert ces visuels par hasard, alors qu'il promenait son chien et allait jeter les poubelles. Son portrait, orné de cornes de diable, apparaissait sur des d'affiches collées à la hâte. "Regardez tout au bout", sourit cet enseignant de l'Université privée de Géorgie. "Ils sont tellement bêtes qu'ils avaient commencé par coller des affiches avec le nom d'un homonyme, qui vit dans un autre quartier, avant de se rendre compte de leur erreur." Le professeur, d'abord, n'a rien touché, estimant que la tâche revenait aux équipes municipales. Des voisins ont finalement arraché ces collages réalisés en toute impunité, à deux pas d'un chantier équipé d'une caméra de surveillance.

Revaz Topouria devant les affiches collées pour l'intimider, et depuis arrachées, le 20 mai 2024 à Tbilissi (Géorgie). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Franceinfo a également pu constater la présence de tags insultants et d'affiches dans la cage d'escalier de Baia Pataraia, militante féministe et responsable de l'ONG Sapari. Des dizaines d'autres exemples ont été recensés. "Auparavant, le parti au pouvoir blâmait le gouvernement précédent, mais cela fait douze ans qu'il est au pouvoir, glisse Revaz Topouria. Ils ont donc besoin d'un grand ennemi, qu'ils nomment 'parti mondial de la guerre', sans préciser ce qu'ils entendent par là."

Tous les opposants ciblés par des agressions et des menaces accusent plus ou moins directement le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, d'orchestrer la vague de répression. Les responsables de cette formation, plutôt discrets alors que les manifestations de leurs opposants ne faiblissent pas, n'ont pas daigné répondre aux accusations, tout occupés à fustiger ce "parti mondial de la guerre", dont ils n'ont pas encore livré la définition.

Alors que la situation s'enlise, une autre militante, Nata Feradze, a choisi de quitter le pays pour échapper, dit-elle, à une convocation du procureur. "Je suis actuellement dans une ville européenne", déclare-t-elle à franceinfo, dans un message audio. "Mes avocats m'ont conseillé de ne pas dire laquelle, car on pourrait me retrouver et me faire du chantage, précise-t-elle encore. Je rentrerai en Géorgie uniquement quand je me sentirai en sécurité. En attendant, je ne veux pas perdre espoir et je vais continuer le combat."

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