Roumanie, Géorgie, Moldavie, Autriche… Comment expliquer la progression du vote "prorusse" en Europe ?
L'ombre de la Russie plane sur l'Europe de l'Est. Depuis fin novembre, la Géorgie est secouée par une série de manifestations, réprimées avec violence par les forces de l'ordre. A l'origine de la colère populaire : le report des discussions sur l'intégration du pays à l'UE, décidé par Rêve géorgien, la formation au pouvoir accusée de dérive autoritaire prorusse. Les autorités s'attendent à de nouveaux troubles, samedi 14 décembre, alors que les députés doivent choisir le successeur de la présidente en exercice, Salomé Zourabichvili, pro-européenne en rupture avec le gouvernement.
Rêve géorgien a été reconduit à la tête du pays fin octobre, sur fond d'accusations de fraude. Malgré les irrégularités constatées par les observateurs européens, le scrutin n'a pas été annulé, contrairement à celui qui s'est tenu en Roumanie fin novembre. Le premier tour de la présidentielle, qui a vu triompher à la surprise générale Calin Georgescu, a été rendu caduc, alors que le candidat aux positions pro-Kremlin est soupçonné d'avoir bénéficié d'une opération de manipulation sur le réseau social TikTok. En Moldavie aussi, Moscou s'est invitée dans la campagne via un système d'achat de voix, piloté depuis la Russie, contre la présidente pro-européenne Maia Sandu, réélue de peu face à son rival acquis à Moscou.
Mais au-delà de ces irrégularités manifestes, il existe un électorat séduit par ces partis et personnalités affichant des positions pro-Kremlin. En Autriche, l'extrême droite, opposée aux sanctions contre la Russie, s'est par exemple imposée aux législatives de septembre pour la première fois depuis 1945, sans fraude notable. Pour ce qui est de la Roumanie, des partisans de Calin Georgescu sont montés au créneau après l'annulation de la présidentielle.
Un vote associé à une opposition aux élites
Dans ces pays, "on assiste à un bras de fer entre la partie pro-Occident et la Russie de Poutine", estime Lukas Macek, qui dirige le centre Grande Europe de l'institut Jacques-Delors. Néanmoins, "quand on qualifie des candidats de 'prorusses', il faut mettre des guillemets", nuance David Teurtrie, maître de conférences à l'Institut catholique de Vendée et directeur de l'Observatoire français des Brics. "Dans les pays où le pouvoir est qualifié de pro-européen, il peut y avoir des candidats alternatifs qui, pour se démarquer, vont tenir un discours populiste sur tous les domaines, dont la Russie".
En Roumanie, par exemple, Calin Georgescu évoque Vladimir Poutine comme "un homme qui aime son pays", admire les liens entre la Russie et la Hongrie et ne cache pas son hostilité à l'Union européenne. Comme le président russe, ce candidat indépendant d'extrême droite aime se mettre en scène comme le maître du Kremlin, à cheval, sur une piste d'athlétisme ou sur un tatami, dans ses vidéos sur TikTok. Mais il se présente aussi comme le candidat "des opprimés et des humiliés", galvanisant ainsi "un électorat anti-élite, anti-establishment, mobilisé contre les gagnants des changements de ces trente dernières années", analyse Lukas Macek.
Car ces élections se sont tenues dans un contexte d'inflation généralisée au sein de l'Union européenne, "mais qui touche davantage les populations des pays d'Europe centrale, dont le niveau de vie est nettement inférieur à la moyenne européenne", pointe David Teurtrie. En Roumanie, elle atteignait 5% sur un an en octobre, le plus fort taux des Vingt-Sept, d'après les données d'Eurostat. En Autriche, l'inflation était encore à 4,1% en mars, et n'est repassée sous la moyenne de l'UE qu'en septembre, au moment des élections. En Moldavie et en Géorgie, ce sont aussi "des priorités internes, comme le coût de la vie, qui ressortent des enquêtes sur les motivations de vote", rappelle le spécialiste.
"Il y a une surinterprétation de la place accordée à la politique extérieure dans le vote."
David Teurtriespécialiste de la géopolitique de la Russie
Reste qu'un rapprochement avec la Russie peut séduire les populations moins aisées. "Le conflit a un impact fort sur ces pays, peut-être encore plus que sur l'Europe en général, car ils dépendent davantage de l'approvisionnement en gaz et en pétrole russe", souligne David Teurtrie. Herbert Kickl, le patron du parti d'extrême droite vainqueur des législatives en Autriche, a par exemple fait campagne sur l'arrêt de l'aide apportée à l'Ukraine et son opposition aux sanctions européennes infligées à la Russie. "La Russie n'est plus le premier pays pour les exportations de ces Etats, mais reste un marché important. Les sanctions ont réduit leurs relations commerciales dans la plupart des cas", ajoute David Teurtrie.
La Hongrie, "à mi-chemin entre Moscou et Bruxelles"
Pour l'électorat de ces pays, la Hongrie peut faire figure d'exemple séduisant. Le Premier ministre hongrois, Viktor Orban, n'a pas coupé les ponts avec Vladimir Poutine, contrairement aux autres dirigeants de l'UE. Et malgré l'embargo voté par les Vingt-Sept, son pays continue de se fournir en pétrole russe. "Le cas de la Hongrie montre qu'il est possible d’être à la fois membre de l'UE et à mi-chemin entre Bruxelles et Moscou", souligne David Teurtrie, même si cette position est source de fortes tensions entre Budapest et ses partenaires européens.
En Moldavie et en Géorgie, la perspective de devoir rompre avec la Russie en cas d'adhésion à l'UE a pu refroidir une partie de l'électorat, selon Laure Delcour, maîtresse de conférences à l'université Sorbonne-Nouvelle. "Moscou n'exige aucune réforme et ouvre son marché à des pays qui lui sont proches politiquement, là où l'UE demande des changements, donc des coûts", avant de profiter des bénéfices économiques d'une intégration, explique-t-elle. Lors d'un référendum sur l'inscription dans la Constitution de l'objectif d'entrée de la Moldavie dans l'UE, parallèle à l'élection présidentielle, le "oui" ne l'a emporté que de justesse.
Un discours conservateur et une part de nostalgie
Selon les observateurs, il y a aussi une véritable adhésion d'une part de la population au discours prorusse, dans les ex-républiques soviétiques que sont la Moldavie et la Géorgie, mais aussi au-delà. "Les Etats occupés par l'Armée rouge à la fin de la Seconde Guerre mondiale [comme la Roumanie] comptent parmi eux des citoyens qui ont des souvenirs – idéalisés ou réels – de l'hégémonie soviétique", exposait l'Institut Robert Schuman en juin avant des élections en Bulgarie, un autre pays où les sympathisants de la Russie se sont renforcés dans les urnes.
En Slovaquie, qui a vu triompher le Premier ministre proche du Kremlin Robert Fico en 2023, puis son allié Peter Pellegrini à l'élection présidentielle en avril, "il y a une tradition slavophile, qui regarde la Russie comme la nation sœur", avance également Lukas Macek. "On entend souvent en Slovaquie que la guerre en Ukraine est une tragédie, car ce sont des Slaves qui tuent des Slaves : au lieu de créer un bloc commun, ils se divisent à cause de puissances qui mettent de l'huile sur le feu, c'est-à-dire les Occidentaux."
Une partie de l'électorat de ces pays est également sensible "au discours ultraconservateur et à la récupération des valeurs chrétiennes" par ces partis et candidats prorusses, affirme Lukas Macek. Du côté de Tbilissi, le parti au pouvoir Rêve géorgien a d'ailleurs adopté une loi restreignant les droits des personnes LGBT+ en octobre. Il peut compter sur le soutien de l'Eglise orthodoxe, qui "tient un discours homophobe très assumé, utilisé pour mobiliser une partie de la population, avec l'idée que les Occidentaux veulent les entraîner sur le chemin de la 'décadence'", soutient le spécialiste. En face, "c'est la Russie qui se présente comme un rempart culturel", conclut Laure Delcour.
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