Brexit : le départ du Royaume-Uni remet-il en question l'avenir de l'Union européenne ?
En 2016, les observateurs se demandaient si le vote surprise des Britanniques pourrait ouvrir la porte aux eurosceptiques d'autres pays membres, et entraîner le démantèlement de la construction européenne. Trois ans plus tard, c'est le contraire qui est arrivé : les 27 autres Etats membres se sont ressoudés dans l'adversité.
C'était la réunion de la dernière chance. Un accord sur le Brexit a été annoncé in extremis, jeudi 17 octobre, par le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, et le Premier ministre britannique, Boris Johnson, juste avant un sommet européen et à l'issue de longues journées de tractations épineuses. Cet accord devra encore être ratifié par les parlements britannique et européen. Au Royaume-Uni, il devra notamment recevoir le soutien du petit parti nord-irlandais DUP, qui a rejeté jeudi le compromis sur l'accord de divorce.
Quels que soient les rebondissements que l'avenir nous réserve encore, il semble acquis que ces trois ans de tergiversations n'auront pas fait du bien à l'image du Royaume-Uni. Ni à sa classe politique, plus divisée que jamais.
Mais quid de l'Union européenne ? Comment se remettra-t-elle de ce qui apparaissait, en 2016, comme un cataclysme, et des discussions ardues qui ont suivi ? L'idée d'Europe a-t-elle pris un coup dans la bataille ? Franceinfo a posé la question au politologue Thierry Chopin, conseiller spécial à l'Institut Jacques Delors, un think tank pro-européen, et par ailleurs professeur de sciences politiques à l'université catholique de Lille (Espol).
Franceinfo : Dans quelques semaines, le Royaume-Uni pourrait sortir de l'Union européenne. L'arrivée de cette conclusion maintes fois retardée est-elle une bonne nouvelle pour les autres Etats membres ?
Thierry Chopin : Non, le Brexit est une mauvaise nouvelle. Pour l'UE, le départ du Royaume-Uni est une amputation. Elle perd un grand pays membre, qui a certes freiné voire empêché certains développements, mais qui a apporté une contribution au projet européen sur le plan économique, avec l'approfondissement du marché unique, et qui a été un soutien de l'élargissement. Financièrement, c'est un pays qui était un contributeur important au budget commun. Et d'un point de vue stratégique, le Royaume-Uni a des attributs de puissance, comme l'arme nucléaire ou son siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l'ONU, qui sont importants dans un contexte où l'Union européenne cherche à peser sur la scène internationale.
Pour toutes ces raisons, non, ce n'est pas une bonne nouvelle. Mais ce n'est plus la question : je ne vois pas comment on pourrait y échapper.
Thierry Chopinà franceinfo
Dans leurs négociations avec Londres, avez-vous le sentiment que les 27 autres Etats membres se sont montrés unis ?
Sans aucun doute. On ne peut que constater leur cohésion au niveau gouvernemental. Ils se sont mis d'accord à l'unanimité sur le mandat donné au négociateur en chef, Michel Barnier, ce qui n'était pas du tout évident à l'avance – certains Etats traditionnellement proches du Royaume-Uni auraient pu exprimer des positions divergentes. Le Royaume-Uni est ainsi le troisième partenaire économique le plus important de l'Irlande pour les exportations, le troisième pour les Pays-Bas, le deuxième pour la Pologne...
Londres a aussi une forme de proximité idéologique avec les Pays-Bas ou les pays scandinaves sur ce que doit être l'Union européenne en termes de marché intérieur, de libre-échange... Et les Britanniques ont parfois été perçus comme exerçant une fonction d'équilibrage entre le couple franco-allemand et des pays moins favorables au projet d'intégration fédérale de l'UE (comme ceux d'Europe centrale, la Suède ou le Danemark). Pourtant, ces pays proches du Royaume-Uni n'ont pas accepté de concessions dans les négociations, et ont au contraire contribué à maintenir les lignes rouges.
Le Brexit a contribué à rapprocher ces pays des autres Etats membres ?
A mon avis, il y a eu une prise de conscience que leur intérêt premier était de préserver l'intégrité du marché intérieur et les quatre libertés qui sont indissociables [circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes]. D'ailleurs, la cohésion des 27 s'explique aussi par le fait que le rapport de force leur est favorable. Le contexte de négociations leur a rappelé que l'union fait leur force, que leur poids économique et commercial commun leur donne un atout dans les discussions aussi bien avec le Royaume-Uni qu'avec les puissances extérieures.
Le contraste entre cette unité et la désunion intérieure au Royaume-Uni est frappant.
Thierry Chopinà franceinfo
S'y ajoute sans doute, pour certains Etats, un argument politique : la volonté de ne pas laisser penser que la stratégie des brexiters peut être gagnante, en donnant au Royaume-Uni un statut finalement aussi avantageux que celui d'un Etat membre. Cela peut expliquer, par exemple, la position ferme des Pays-Bas, où certains partis populistes voire extrémistes ont cherché à capitaliser sur le discours europhobe.
Nous vous avions interrogé en 2016, juste après le vote des Britanniques. A l'époque, vous évoquiez, sans en être convaincu vous-même, la possibilité que le succès du référendum britannique ait "brisé un tabou" et que les europhobes puissent en tirer profit dans d'autres pays. Il semble que cela ne se soit pas vérifié : pourquoi ?
Quand on regarde les enquêtes d'opinion au niveau européen, on constate un effet très intéressant du Brexit : sur le moyen-long terme, l'opinion publique est devenue plus favorable à l'Union européenne. Il y a trois ans, 52% des personnes interrogées pensaient que l'appartenance de leur pays à l'UE était une bonne chose [selon l'Eurobaromètre du Parlement européen] ; en septembre 2018, elles étaient 62%. Quand on demande aux Européens comment ils voteraient si un référendum était organisé chez eux, dans aucun pays membre il n'y a une majorité absolue en faveur de la sortie, pas même dans les pays gouvernés par des forces politiques eurosceptiques. Le discours eurosceptique reste fort, mais conduit-il à vouloir sortir de l'UE ? Non.
Comment expliquez-vous cette évolution de l'opinion ?
On constate que le discours des partis eurosceptiques a changé. En 2017, le FN, par exemple, tenait vraiment un discours inspiré de celui de Nigel Farage [alors leader du parti europhobe Ukip] au Royaume-Uni, en parlant de rendre à la France la maîtrise de son destin, et sa souveraineté monétaire, législative, territoriale ou encore économique. Le succès des brexiters confortait l'idée que le processus d'intégration européenne n'était pas irréversible, et le contexte de crises multiples mettait en évidence des faiblesses de l'UE, face à la crise migratoire notamment, que les eurosceptiques s'efforçaient alors d'exploiter.
Mais les partis eurosceptiques ont abandonné la référence à une stratégie de sortie à mesure que les négociations avec le Royaume-Uni se sont compliquées et qu'ils ont constaté que cela n'était pas payant électoralement. Plusieurs éléments expliquent que le Brexit ne soit pas un thème mobilisateur dans l'électorat. D'abord, l'incertitude politique et économique qu'il produit. Les négociations entre Bruxelles et Londres montrent que sortir de l'UE n'est pas si facile et peut avoir un coût important sur ces deux registres.
La crise politique interne au Royaume-Uni semble aussi servir de contre-modèle : la politique britannique, c'est la meilleure (ou la pire) série du moment.
Thierry Chopinà franceinfo
En outre, un thème central dans la campagne pro-Brexit au Royaume-Uni était l'immigration, un des sujets qui produisent le plus d'euroscepticisme. Mais les études d'opinion montrent qu'une majorité considère que la régulation des flux migratoires doit passer plutôt par des solutions au niveau européen, même si c'est moins le cas dans les pays du centre et de l'est de l'Europe. Les partis qui ont renoncé à la stratégie de s'inspirer du Brexit semblent effectuer un retour à ces questions.
Reste qu'un des pays les plus puissants de l'Union européenne fait tout pour la quitter. Cela ne porte-t-il pas atteinte à l'image de la construction européenne ?
Le cas du Royaume-Uni a toujours été spécifique. L'euroscepticisme britannique s'ancre dans une longue tradition. L'opposition à la participation du Royaume-Uni à l’UE était déjà élevée dans les années 1970 si on la compare à celle des autres Etats membres. Les données de l'Eurobaromètre montrent qu’une majorité des Britanniques a considéré, de façon quasi constante depuis plus de trente ans, que leur pays ne bénéficiait pas de sa participation à l’UE. Dans une perspective plus identitaire, ils ne se considèrent que très peu européens, par comparaison à la moyenne européenne. Je ne pense pas que leur volonté de sortir de l'Union européenne soit révélatrice de la faiblesse de celle-ci. C'est plutôt le résultat d'une particularité nationale.
Le projet européen semblait tout de même reposer sur une idée que son bien-fondé allait de soi, et qu'il était naturel d'aller vers toujours plus d'élargissement et d'intégration. N'est-ce pas mis à mal par le Brexit ?
Je ne suis pas du tout sûr que le questionnement sur le projet européen soit lié uniquement au Brexit. La vocation à s'élargir est remise en question depuis le milieu des années 2000. Quand la France et les Pays-Bas ont rejeté le traité constitutionnel en 2005, le refus de l'élargissement était un des arguments en faveur du "non". De la même manière, l'idée d'une intégration plus étroite, voire d'une Europe fédérale, n'est pas partagée par la majorité des Etats – il y a des doutes assez forts depuis les années 1990 – et, là aussi, la question semble avoir été tranchée par les référendums de 2005. C'est un projet sur lequel on est visiblement déjà revenu.
Le Brexit change-t-il quelque chose à la vision de l'avenir de l'Union européenne ? Peut-elle continuer comme avant ?
Je vois trois scénarios. Le choix des Britanniques, cumulé aux dix ans de crises politiques, de "chocs de souveraineté" qui ont frappé l'UE – crise de la zone euro, Ukraine, menace terroriste, crise migratoire –, aurait pu conduire à une fragmentation voire une implosion de l'Union. Mais c'est le contraire qui s'est produit.
On a constaté une résilience qui a permis de surmonter ces crises et de rapprocher les Etats membres.
Thierry Chopinà franceinfo
Un autre scénario, plus ambitieux politiquement, serait de faire émerger de ces chocs un pouvoir politique plus fort, et de repenser l'exercice en commun de certaines compétences régaliennes, dans le domaine de la régulation des flux migratoires, de la diplomatie et de la défense, ou encore de la fiscalité. Mais cela touche à la souveraineté des Etats, et il faut leur accord à l'unanimité. Il est difficile d'agir en ce sens autrement qu'en instaurant différents niveaux d'intégration.
Le dernier scénario est celui d'un statu quo, d'une Union peut-être un peu consolidée, mais pas plus. Il me semble être le plus réaliste, car c'est celui qui demande le moins de volonté politique, et donc le plus tentant pour beaucoup de responsables politiques. Mais personnellement, je trouve cette option risquée : le régime politique européen a montré qu'il fonctionne bien par temps calme, mais qu'il n'est pas adapté aux crises. Bien sûr, sous la pression des événements et de la nécessité, des décisions sont prises, mais avec quelle lenteur ! Cela produit beaucoup d'incertitude. Ce management de crise par les gouvernements des Etats membres pose des problèmes importants d'efficacité et de légitimité politique. Or, l'UE est confrontée à des chocs de plus en plus fréquents. Jusqu'à quand peut-elle tenir comme cela ?
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