Écossais, Nord-Irlandais, Gallois, Anglais... Quatre Britanniques disent au revoir à l'Union européenne
Vendredi 31 janvier, le Royaume-Uni sort officiellement de l'Union européenne, après 47 ans d'une relation tumultueuse. Nous sommes allés à la rencontre de Britanniques dans les quatres nations qui forment le Royaume-Uni. Pro ou anti-Brexit, ils disent au revoir à l'Europe, chacun à sa manière. Gordon Gibb, 71 ans, est presque une anomalie en Ecosse. Il est conservateur et pro-Brexit. Quand 60% des Ecossais ont voté pour rester au sein de l’Union européenne, lui affirme son amour de l’Europe… et son aversion pour Bruxelles. Ensuite, direction l'Irlande du Nord. Jane Morrice est une militante de l’Union européenne dans son pays. Et à 65 ans, cette ancienne journaliste veut poursuivre la lutte… malgré le Brexit. Au pays de Galles, William Davies a voté pour le "leave", comme une majorité de Gallois. Non pas pour fuir l’Europe, mais parce que l’Union l’exaspère. Enfin, à Liverpool, Carla Burns, 41 ans, vit près des docks dans un quartier populaire. Comme de nombreux habitants de cette ville ouvrière du Nord de l'Angleterre, elle est "dévastée" par le Brexit.
Gordon Gibb, Écossais : "Je ne dis pas au revoir, je dis que nous allons avoir une relation différente"
Gordon Gibb aime cuisiner. Il n’y a qu’à dîner à sa table pour le constater. Déjà, en entrant chez lui, à Stirling, entre Glasgow et Edimbourg, on devine que la cuisine tient une place à part dans sa vie : la pièce est spacieuse et surtout parfaitement équipée. Des casseroles de toutes les tailles et de toutes les formes semblent joliment tomber du plafond, alors qu’une vingtaine de couteaux aimantés au-dessus d’un plan de travail, ordonné comme un jardin à la française, finissent de vous convaincre de sa dextérité autant que de son sens du rangement. "J’ai préparé du haggis, le plat traditionnel écossais, mais avant, nous allons aller boire une bière. Ce sera mieux pour discuter."
Et lorsque Gordon boit une bière à Stirling, ce n’est pas n’importe où. C’est chez Douglas, une vieille connaissance, qui tient un pub pas vraiment comme les autres : celui qui passerait devant sans le connaître ou qui n'y aurait pas été invité par un habitué, ne peut pas imaginer son existence. L’endroit se trouve dans une impasse, loin des lampadaires de la rue principale. Pas d'enseigne ni de néon tapageur, juste un écriteau pour vous indiquer que seriez bien inspiré de faire attention aux marches, sous peine de vous retrouver les quatre fers en l’air. Mais une fois entré, la chaleur distillée par le poêle contraste agréablement avec la première impression.
Et puis il y a Douglas, qui passe d’une table à l’autre avant de s’attarder à la nôtre. En apprenant que Gordon lui a amené un journaliste français qui voudrait parler du Brexit, ce colosse barbu esquisse un sourire : "C’est bien, vous allez pouvoir m’expliquer cette histoire de Brexit, parce que moi, je n’y comprends rien. Tout ce que je sais, c’est que maintenant que c’est fait, ce serait bien qu’on passe à autre chose. Tout le monde en a marre du Brexit ! Faisons-le… et n’en parlons plus. Ce n’est plus un sujet. J’espère juste que nous resterons amis". Étant donnée la qualité de la bière brassée dans l’arrière-salle de son pub, il n’y a aucune raison de se fâcher avec Douglas. En plus, l’Union européenne, Douglas, il n’est ni pour, ni contre… bien au contraire !
Je crois que l’Union européenne n’est absolument pas démocratique.
L’avis de Gordon est beaucoup plus tranché. Lui n’a pas une micro-brasserie à faire tourner : il est retraité de la marine marchande et il est pro-Brexit. "Je sais bien qu’en Écosse, ma position n’est pas la plus répandue. Avec ces idées-là, je suis largement minoritaire, mais je ne comprends pas qu’on nous dise ce que l’on doit faire, dire, ou penser. En fait, je crois que l’Union européenne n’est absolument pas démocratique. Il faudrait d’abord que le président et les membres de la Commission européenne soit élus et pas nommés".
Gordon n’est pas véhément, loin de là même, mais il est lancé et la conversation peut se poursuivre chez lui, devant son haggis "revisité", qui ressemble définitivement plus à un ragoûtant parmentier de canard qu’à de la panse de brebis farcie. Au goût, l’impression est encore meilleure et Gordon se réjouit qu’un Français puisse apprécier un plat écossais. "L’un de mes grands souvenirs d’Europe date de 1953 et il est justement lié à la cuisine. Nous étions partis en voiture en France avec mes parents, ma sœur, mes grands parents et je me souviens encore du steak que j’avais eu le droit de manger en arrivant. Au Royaume-Uni, dans l’immédiat après-guerre, nous ne mangions pas beaucoup de viande et certainement pas de de bœuf. En France, j’avais découvert ce plaisir et en dessert, j’avais eu droit à des fraises. Un délice !"
Gordon, le dit et le répète : il aime profondément l’Europe… mais ne supporte pas la bureaucratie liée à l’Union européenne. C’est la raison pratiquement unique de son vote en faveur du Brexit. "Imaginez qu’il y a seulement quelques années, existait une directive européenne sur la taille et la courbure des bananes ! Cela en dit beaucoup sur les caractéristiques profondes de cette union. Les 'ordres' nous viennent de gens qui ne savent pas où ni comment nous vivons, et qui ont visiblement d’autres préoccupations."
L’année dernière, Gordon est venu huit fois en France, chez des amis, en région parisienne. Une famille qu’il a rencontrée lorsqu’elle habitait en Écosse, à côté de chez lui, et qui est finalement devenue sa famille française. Avec le Brexit qui se met en place, il espère simplement qu’il pourra continuer à les voir. "Il n’y a pas de raison pour que les choses changent. L’Europe a autant besoin de nous que nous avons besoin d’elle. Moi, le Brexit, je ne vois pas cela comme une porte fermée, mais comme une porte ouverte sur le monde tout entier et j’espère que cette porte restera ouverte."
Une chose est sûre : le Brexit ne changera pas Gordon. Lui se sent d’abord Écossais, puis Britannique, et enfin Européen. "Vous, en France, par exemple, vous pouvez ressentir une appartenance géographique à l’Europe. Pour nous, c’est un peu différent : nous habitons sur une île. Quoiqu’on puisse penser ou dire, il y aura toujours une mer entre nous. C’est symbolique, mais cela justifie aussi que nous ayons toujours eu du mal à nous considérer comme faisant partie de l’Europe."
Après le haggis, Gordon propose de passer au fromage et ramène un camembert coulant à souhait, une belle part de comté et débouche une bouteille de vin d’Alsace pour accompagner ces fromages français qu’il aime tant. La conversation est toujours aussi agréable et mon hôte toujours aussi mesuré. Sans doute parce que contrairement à nombre de ses compatriotes, qu’ils soient Écossais, Gallois, Anglais ou Nord-Irlandais, Gordon a dépassé le stade viscéral de ce vote. "Les gens ont voté sur la foi de ce qu’on leur disait. Boris Johnson a sans doute menti, mais quel politicien n’a jamais menti ? Et puis grâce à ce vote, nous allons sortir de ce qui ressemble quand même très fort à un régime dictatorial. Nous allons enfin pouvoir décider par nous-même. De la manière dont nous allons dépenser notre argent, de la façon dont vont être utilisés les impôts. Ce n’est pas un retour en arrière, c’est une avancée."
La grand-mère maternelle de Gordon était française. Elle a suivi son grand père en Écosse après la Première Guerre mondiale. Sa mère parlait français et lui le comprend très bien à défaut de le parler. Mais s’il reconnaît une connexion avec la France, il revendique aussi très souvent son côté îlien. "Culturellement, nous sommes différents. Les Romains, les Grecs, les Austro-Hongrois ne sont jamais venus en Écosse. Vous, vous êtes le résultat d’un melting-pot culturel. Nous ne sommes pas comme vous : nous sommes seulement Écossais !"
Gordon aime le raffinement de la cuisine française, mais lorsqu’il s’agit de parler Brexit, il force le trait. Volontiers. Durant cette soirée, il n’aura finalement exprimé qu’une crainte et un regret : celui de ne pas avoir de dessert à proposer et la crainte que les Européens délaissés ne fassent payer le Brexit aux Britanniques : "Je pense que nous allons au-devant de problèmes majeurs. C’est certain, les deux ou trois prochaines années vont être très compliquées. Dans un premier temps, cela va être un choc. Nous le savons… mais je pense que sur le long terme, le Brexit sera une bonne chose pour le Royaume-Uni. Nous allons récupérer notre indépendance et peut-être ainsi enfin devenir une nation."
Direction maintenant l'Irlande du Nord, du côté de Belfast, où Jane Morrice nous attend. Cette militante de l'Union européenne dans son pays veut poursuivre la lutte malgré le Brexit.
Jane Morrice, Nord-Irlandaise : "Je ne vois pas le Brexit comme un divorce, mais comme une pause"
Si Belfast est une ville intéressante, mais relativement sombre et triste, Bangor est beaucoup plus gaie et touristique. Située en bord de mer, à une vingtaine de kilomètres au nord de la capitale, la troisième ville d'Irlande du Nord est une cité balnéaire très prisée. Assez bizarrement, la baie et la plage de Ballyholme, juste à côté de Bangor, ont échappé à l’assaut des touristes. "C’est parfait comme ça", explique Jane Morrice. Il faut croire que les gens ne sont pas très curieux. Cette baie est un petit paradis. Ballyholme, c’est une certaine idée de l’Irlande du Nord, très loin des conflits religieux qui agitent éternellement le pays, ou du Brexit. Un endroit au charme joliment désuet qui n’a sans doute pas vraiment changé depuis la fin du XIXe siècle. Jane confirme : "Ma maison a été construite en 1898 et depuis cette époque, je pense que la rue a sensiblement le même visage. La route et les maisons n’ont pas bougé d’un centimètre… et la mer non plus !"
Finalement, Ballyholme ressemble à Jane Morrice. Parce qu’elle non plus n’a pas changé. "Je suis définitivement et profondément européenne. C’est un fait. Rien ne pourra altérer mes convictions. Surtout pas le Brexit ! Quelque chose en moi, très profondément ancré dans mon cœur, me dit que je serai toujours européenne". Et le parcours de Jane va dans ce sens : née à Belfast dans une famille protestante, elle est partie à la découverte du continent dès qu’elle l’a pu.
En 1976, Erasmus n’existait pas encore, mais grâce à l’ancêtre de ce programme d’échange universitaire international, Jane s’est retrouvée étudiante en France, à Nice. Pas une révélation, mais une confirmation de ses aspirations, de sa volonté d’ouverture au monde. L’année suivante, d’ailleurs, elle franchit un pas supplémentaire et rejoint les États-Unis. New York est sans doute la ville la plus irlandaise du monde et là-bas, elle trouve facilement du travail comme serveuse dans des bars… irlandais.
Je garde des souvenirs incroyables de ces 15 années, notamment ma rencontre avec Jacques Delors qui restera mon héros politique. C’est lui qui a imaginé le programme de paix en Irlande du Nord.
L’expérience américaine est utile, mais puisqu’elle ne se voit pas abreuver les New-Yorkais en Guiness ou en Bushmills toute sa vie, Jane rentre à Belfast. "Pendant toute ma vie professionnelle, j’ai essayé d’agir pour que la paix arrive en Irlande du Nord. Lorsque j’étais journaliste de presse écrite à Bruxelles, ou lors de mon passage à la télévision, à la BBC à Belfast, je suis toujours restée persuadée que l’Europe pourrait aider à installer une paix durable dans mon pays. J’ai poursuivi cette idée en travaillant au sein du Comité économique et social européen. L’aventure s’est arrêtée avec le Brexit, mais je garde des souvenirs incroyables de ces 15 années, notamment ma rencontre avec Jacques Delors qui restera mon héros politique. C’est lui qui a imaginé le programme de paix en Irlande du Nord. Tout le monde a oublié cela, mais le rôle de l’Europe aura été fondamental dans ce processus. C’est dommage ! Il y avait du savoir-faire au sein de l’Union européenne. Ils aurait dû faire savoir..."
Même involontairement, c’est également Jacques Delors qui a donné à Jane l’idée de s’engager en politique. Alors que républicains et nationalistes protestants s’opposaient toujours aux loyalistes et unionistes catholiques dans ce qui ressemblait sauvagement à une guerre civile, Jane Morrice participe, en 1996, à la création d'un des premiers partis féminins au monde, la Northern Irland Women’s Coalition.
C’est avec ce parti qu’elle est élue au sein de la première Assemblée d’Irlande du Nord en 1998, juste après l’accord du Vendredi saint ("The Good Friday Agreement", signé le 10 avril 1998 par les principales forces politiques d’Irlande du Nord acceptant une solution politique pour mettre fin à près de 30 ans de "Troubles" qui firent 3 480 morts entre 1969 et 1998). "Ce jour des accords de paix pour l’Irlande du Nord aura été le plus beau jour de ma vie professionnelle et politique !" C’était il y a plus de 20 ans, mais Jane parle encore de ce moment avec une grande émotion. Les larmes ne sont pas loin. "À l’inverse, mon pire souvenir européen, c’est évidemment l’annonce des résultats du vote en faveur du Brexit. J’étais anéantie." Et cette fois, Jane ne parvient plus à retenir une larme.
Malgré tout, la militante nord-irlandaise ne veut pas s’avouer vaincue. Son combat continuera. "Je suis absolument convaincue qu’un jour, le Royaume-Uni va réintégrer l’Europe. Les jeunes générations vont fatalement réaliser la portée de l’erreur de leurs aînés et ramener le Royaume-Uni à bon port. Cela ne peut pas se passer autrement. Il n’y a absolument rien de bon dans le Brexit ! C’est vraiment une énorme bêtise..."
Chez Jane, les souvenirs s’empilent dans toutes les pièces. Des photos, des tableaux, des livres jusque dans les couloirs. L’entretien est un peu décousu et les souvenirs se bousculent : "Petite, j’ai eu la chance d’avoir un père un peu aventurier, qui nous a mis dans une voiture, en 1968, pour un voyage inoubliable en Bretagne. C’est à ce moment-là qu’est née ma fascination pour l’étranger. Et c’est un mot merveilleux pour moi, 'étranger'. C’est synonyme de découverte, de couleur, de créativité. C’est ça, l’Europe ! Ce que j’ai aussi aimé dans l’identité européenne, c’est qu’elle était inclusive. Et pour une gamine née tout là-haut, en Irlande du Nord, ce n’était pas rien. En fait, je ne suis ni nord-irlandaise, ni britannique, ni européenne. Je suis les trois à la fois. Je peux bien être une femme, une épouse, une mère et même… une cycliste, donc je peux être tout à la fois."
Les yeux de Jane sont beaucoup plus bleus que les eaux de la baie de Ballyholme et ses mots beaucoup plus doux que le vent qui souffle dehors. Rien ne semble pouvoir entamer son calme. Même l’évocation de Boris Johnson, le Premier ministre qui a finalisé le Brexit, ne parvient pas à l’énerver. "Je ne vais pas bêtement critiquer Boris Johnson. Parce que le vote a été régulier. Il a gagné, c’est un fait ! C’est la démocratie. Mais un de ces jours, pourquoi n’y aurait-il pas un nouveau référendum pour faire revenir le Royaume-Uni au sein de l’Europe ? Ça aussi, c’est la démocratie."
Jane a le regard qui frise. Elle est satisfaite de son bon mot, heureuse de son petit effet. Elle ne lâche rien. "Moi, j’essaie de convaincre les gens chaque jour. Ce qu’on doit dire à l’Europe, c’est 'au revoir' et non 'adieu'. Quand j’étais membre de l’Assemblée d'Irlande du Nord, certains de mes adversaires m’appelaient Miss Europe. Dans leur bouche, ce n’était pas forcement positif, mais moi, j’ai toujours pris ça comme un compliment."
Après ces deux jours passés à Belfast, direction Prestatyn, au pays de Galles, où William Davies, Brexiter, nous attend.
William Davies, Gallois : "Ce n'est pas un grand au revoir, c'est juste qu'on sera heureux de reprendre le contrôle"
William Davies a vécu pendant 20 ans très loin du pays de Galles. Et puis il y a une dizaine d’années, il a décidé de rentrer au pays. Sans doute pas pour la variété des paysages ou la beauté de la campagne. Plutôt pour retrouver un sentiment d’appartenance qu’il avait perdu à Londres.
William est Gallois. C’est même ce qui le caractérise le mieux. William est de Prestatyn et c’est ici qu’il se sent le mieux, au nord du pays de Galles, au bord de la mer, avec sa femme et ses deux enfants, très loin des banques où il a travaillé pendant toutes ces années passées loin de sa terre. Parce que l’histoire de William, c’est l’histoire d’une rupture, d’un ras-le-bol total de cette société consumériste qu’il a pourtant participé à entretenir en Angleterre. "Je gagnais vraiment beaucoup d’argent. Je travaillais dans de grandes banques et un jour, on m’a proposé de partir aux Etats-Unis, pour gagner encore plus d’argent. Là, j’ai dit stop !"
En famille, William Davies décide alors d’un changement de vie radical. Il ne quitte pas seulement Londres, il quitte également la banque. L’univers de la finance et de la spéculation l’oppresse. Il a besoin de produire, de créer. Certains deviennent potier ou se mettent à élever des moutons, lui décide de monter son entreprise de production télé. Aujourd’hui, il fournit essentiellement des images de drones à la télévision ou au cinéma. "Evidemment, ce n’est 'que' du divertissement, mais je produis, je fais quelque chose. Le soir, au moment de me coucher, je sais pourquoi je suis fatigué, j’ai des choses à raconter. J’ai beaucoup moins d’argent, mais je vis quelque chose d’épanouissant. Dans mon ancienne vie, je partais de chez moi à 7 heures le matin, je revenais à 8 heures le soir sans voir mes enfants, sans avoir grand-chose à échanger avec ma femme. Aujourd’hui, j’ai de belles satisfactions professionnelles… et familiales."
Situation paradoxale, William vit donc désormais heureux, au sein d’une famille unie, mais dans un pays totalement divisé. Le Brexit est passé par là, avec son lot de mensonges, de rancœurs, de non-dits et de guerres des clans. Assis dans le salon avec une tasse de thé agrémentée d’un petit nuage de lait, William Davies regrette cet état de fait. Cela gâche un peu son plaisir. D’autant que dans son nouveau milieu professionnel, il ne s’est pas senti très à l’aise au moment de la compagne du Brexit. "Dans le monde de la télé ou du cinéma, je dirais qu’au moins 99, 9 % des gens étaient contre le Brexit. C’était compliqué pour moi. D’un côté, j’avais envie de donner mon avis, de leur dire que tout le monde ne pensait pas comme eux et puis d’un autre, je préférais me taire. Si certains de mes clients avaient su que j’étais pro-Brexit, cela aurait pu me jouer de vilains tours !"
William n’est plus un gamin. Il a 46 ans et sait dans quel monde il vit. Il a vu des familles britanniques se déchirer à propos du Brexit. Alors en public, il reste mesuré. En privé, il disserte plus volontiers et surtout plus longuement sur les raisons de son choix de s’éloigner de Bruxelles. "Moi je dis oui à l’Europe, mais non à l’Union européenne. Ce n’est pas pour ne plus être en Europe que j’ai voté oui au Brexit, c’est pour reprendre la main sur mon pays. Nous étions beaucoup trop loin de Bruxelles pour leur laisser éternellement les rênes du pays de Galles et du Royaume-Uni. Lorsque vous êtes de Prestatyn, vous savez ce dont Prestatyn a besoin. Lorsque vous êtes en Belgique, vous n’en avez strictement aucune idée. C’est comme ça, c’est la loi de la proximité que l’Union européenne a si longtemps bafouée. Et puis pour Bruxelles, il était quasiment impossible de gérer tant d’Etats et de pays. Sans le Royaume-Uni, ce sera peut-être plus simple… "
<span>Je suis Gallois, mais pas prisonnier du pays de Galles. </span>
Pour autant, William Davies ne veut pas entendre parler d’un quelconque repli sur soi. "Dans le coin, il y a des gens qui sont nés ici, qui ont grandi et vécu ici et qui vont y mourir. Pas moi ! Je me considère comme un citoyen global. Pas comme un prisonnier. Je suis Gallois, mais pas prisonnier du pays de Galles." Le message est clair : William a déjà changé de vie une fois, il pourrait le faire encore, si l’occasion se présentait ou s’il venait à éprouver un nouveau ras-le-bol. "De toutes les façons, le seul truc qui m’a vraiment plu dans l’Union européenne, c’est la libre circulation. Ça, je garde !"
William est débordé de travail ces derniers temps, il doit notamment fournir au débotté des images pour une production asiatique. Mais pas une seule fois, il ne regarde sa montre, pas une seule fois il ne me fait sentir que l’entretien a assez duré. Il est tellement concerné par le sujet qu’il enchaîne. Le Brexit et ses conséquences, n’est pas le genre de discussion qu’on expédie. "On me dit beaucoup que les Français, les Allemands ne vont pas nous faire de cadeaux. Mais moi, je comprendrais qu’ils ne veuillent pas nous faire de cadeaux ! Le Royaume-Uni qui quitte l’Union européenne, c’est un peu comme un membre de la famille qui voudrait quitter la famille. Ça peut mettre en colère et générer de la rancœur. Les Européens sont en droit de nous en vouloir."
William Davies n’esquive rien. Il répond franchement à toutes les questions. Il répond même à celles qu’on ne lui a pas posées, à celles qu’il se pose : "Quand on me demande si je pense que la situation au Royaume-Uni va changer, j’explique que j’aimerais bien que rien ne change… tout en sachant bien qu’il va y avoir de sacrés changements dans les années qui viennent. Mais quand on me parle d’un nouveau référendum pour nous faire revenir au sein de l’Union européenne, là, je suis plus sceptique. Il faudrait que le temps passe, que des gens meurent pour que ce vote soit remis en cause, il faudrait que de l’eau coule sous les ponts. La situation est bloquée pour un moment. Après, lorsque ma fille de 15 ans sera adulte, pourquoi pas ? Aujourd’hui, elle ne comprend pas que nous puissions quitter l’Europe. La raison en est simple : elle n’a connu que l’Europe et ne voit pas de raison de changer. Personne n’aime le changement... "
Après avoir remercié William Davies, il est temps de se diriger vers notre dernière destination : Liverpool, en Angleterre. Là-bas, Carla Burns, une anti-Brexit, nous attend et elle en a gros sur le coeur.
Carla Burns, Anglaise : "Je suis dévastée de dire au revoir"
Carla parle parfaitement bien français. Dès les premiers mots échangés, on est même un peu surpris par son accent… auvergnat. Tout est normal : Carla parle en fait la même langue qu’Yves, son mari, qu’elle a rencontré à Clermont-Ferrand il y a 20 ans et qu’elle a ramené sur les bords de la Mersey. Mais pour répondre à des questions sur le Brexit, Carla abandonne le français et se remet à l’anglais, avec un léger accent "scouse", celui des dockers de Liverpool.
Le sujet est trop sérieux et elle veut être aussi précise que possible. En anglais, ses mots ne risquent pas de se perdre dans une traduction approximative. "Dès que le résultat du vote a été officiel, j’ai su qu’on allait être dans la merde. J’étais désespérée. Moi, je me suis toujours sentie Européenne et pour moi, le Brexit est un véritable drame". Carla Burns ne surjoue pas. Ce n’est pas son genre. Elle est véritablement et profondément marquée par le vote.
Assistante de direction au service des relations humaines dans un hôpital, elle possède une fibre sociale assez rare dans un pays comme l’Angleterre. En France, on dirait qu’elle est de gauche. En Angleterre, elle est travailliste. Enfin, elle l’était. Parce que juste après le vote, pour tenter de stopper le processus du Brexit, elle s’est engagée dans Renew Britain, un nouveau parti pro-européen.
Elle était même candidate sous cette bannière lors des élections générales en décembre dernier. "Je ne pouvais plus me contenter de parler : je devais agir, moi aussi. C’est la seule solution que j’ai trouvée pour ne pas rester assise dans mon canapé et râler toute la journée. Malgré mon travail, malgré Elise, ma fille de 6 ans, malgré l’emploi du temps chargé de mon mari qui est serveur, je me suis mise à faire du porte-à-porte tous les soirs et tous les jours de la semaine. Cela aura été un échec, mais aussi une belle expérience et je ne regrette pas d’avoir essayé."
Yves, le mari de Carla, passe de temps en temps une tête dans le salon. Pour voir si tout va bien, ou m’expliquer qu’il écoute les retransmissions de tous les matchs de rugby de Clermont sur France Bleu Pays d’Auvergne. Cela a au moins le mérite de détendre l’atmosphère et de faire sourire Carla qui en a bien besoin. Parce qu’elle sait que si la situation se dégrade encore avec le Brexit, c’est au stade Marcel-Michelin qu’Yves va devoir aller voir jouer les jaunards.
Parce que la famille va jusqu’à envisager un départ. Liverpool et le Royaume-Uni ne sont plus vraiment accueillants. "Avec la sortie de l’Union, mon mari doit postuler à un statut de résident pour pouvoir rester à Liverpool. J’ai bien dit 'postuler'. C’est-à-dire qu’il ne doit pas seulement s’enregistrer. Une réponse positive de l’administration britannique n’est pas du tout automatique ni évidente. Je ne voudrais pas comparer l’incomparable, mais cette situation n’est pas sans rappeler la situation en Allemagne dans les années 30. On blâme les immigrés. Comme d’habitude, on préfère croire un mensonge facile qu’une vérité compliquée." Carla Burns ne sait plus où elle a entendu ces mots, mais elle les reprend volontiers à son compte.
"À cause du Brexit, on commence vraiment à penser à un départ. Mon travail et ma famille sont ici, mais si le Brexit est dur, on partira. Même si cela doit briser le cœur de mes parents. Je me réserve le droit de m’échapper". Et de divorcer de ses compatriotes qu’elle soupçonne d’avoir voté avec leur cœur plutôt qu’avec leur cerveau. "Pour l’instant, les Brexiters ne voient pas forcément le lien entre leur vote et ses conséquences. Le jour où ils vont prendre conscience que le Brexit va avoir un effet sur leur vie de tous les jours, leur perception va changer, ça va bouger".
On ne sait pas exactement si Carla annonce un sursaut ou si elle le souhaite. Une chose est à peu près acquise : elle est absolument persuadée que le salut de son pays viendra de l’Europe. "Il y a 20 ans, Liverpool était une ville pauvre. Presque à l’abandon. Et Bruxelles a injecté des sommes folles pour la rénovation du centre-ville, pour la réhabilitation des docks. Aujourd’hui, la situation n’est pas parfaite. Comme partout, l’écart entre les classes populaires et les classes aisées se creuse encore, mais la ville va globalement mieux. Pendant toute la campagne, on a fait croire aux gens que tous les maux du Royaume-Uni venaient de l’Union européenne. C’est un mensonge grossier."
Et Carla craque. Elle fond en larmes, révoltée qu’on ait ainsi pu mentir à tout un peuple. Elle s’excuse. Yves lui tend un mouchoir, la réconforte. Elise lui offre un petit câlin. Il faudrait ne pas avoir de cœur pour ne pas être touché par la détresse de Carla. Les yeux dans le vague, elle poursuit et conclut : "Il faut aider les gens à comprendre que nous sommes tous sur le même bateau, que nous sommes tous pareils. Il faut absolument guérir de ce mal qui ronge notre société, sinon, je ne nous vois pas d’avenir. Il faut une réelle prise de conscience. Là, en ce moment, on devrait être en train de se préoccuper de l’état de notre planète. Au lieu de ça, on se bagarre entre nous."