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"C'est assez inédit" : en Russie, comment les opposants à la guerre en Ukraine réussissent à s'exprimer malgré l'étau des autorités

Article rédigé par franceinfo
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Un manifestant pour la paix dans le centre de Saint-Pétersbourg (Russie), le 24 février 2022. (SERGEI MIKHAILICHENKO / AFP)

Le mouvement d'opposition à l'invasion de l'Ukraine est assez marqué sur les réseaux sociaux en Russie. Toutefois, à ce stade, il est difficile de prédire les futures réactions des Russes à l'égard d'une guerre rebaptisée "opération de maintien de la paix" par le Kremlin.

Ce mouvement est-il l'expression d'une colère massivement partagée ou un phénomène marginal ? Difficile à dire. Toujours est-il que de nombreux Russes prennent la parole pour exprimer leur opposition à la guerre, derrière le slogan #нетвойне ("Non à la guerre"). Dans les grands centres urbains de Moscou et Saint-Pétersbourg notamment, certains n'hésitent pas à braver l'interdiction des autorités et à se rassembler dans les rues. Ces manifestations traduisent un "mouvement assez inédit car il concerne un spectre large d'individus", relève Julien Nocetti, chercheur associé à l'Institut français des relations internationales (Ifri). Même si les rassemblements sont encore modestes par leur ampleur.

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Mardi 1er mars, près de 6 500 personnes avaient été arrêtées dans 103 villes du pays, selon le décompte de l'ONG OVD-info*. Les participants risquent des amendes allant de 2 000 à 300 000 roubles (de 175 à 25 000 euros) et une peine de prison pouvant atteindre 30 jours. Au premier jour de l'offensive, le 24 février, les autorités avaient déjà menacé de poursuites les futurs participants à ces manifestations. Les forces de l'ordre, désormais, verrouillent les lieux de rassemblement éventuels, afin d'anticiper les regroupements prévus en soirée. Les protestations, même individuelles, sont interrompues au bout d'une poignée de minutes et les fourgons de police bondés partent tous les soirs au commissariat.

L'artiste et militant Artem Loskutov, de son côté, a bien relayé quelques tags aperçus dans les rues de Moscou : "La guerre, c'est une putain de honte !", "Non à la guerre – Elle ne sert à rien, ni pour toi, ni pour moi..." Mais l'expression physique, et visible de tous, de la contestation est encore limitée dans les villes de Russie.

L'artiste et militant russe Artem Loskutov a publié des images de tags dénonçant la guerre, vus dans les rues de Moscou. (ARTEM LOSKUTOV)

Autre mode d'expression : les pétitions. Plus de 20 000 employés du secteur informatique*, notamment, ont déjà signé une lettre ouverte réclamant l'arrêt de l'opération militaire. "La situation actuelle va affecter les gens normaux en Ukraine et en Russie" et non pas les élites, a expliqué l'un des signataires au Washington Post (en anglais), en référence aux sanctions encourues. Des pétitions ont également été signées par 4 750 scientifiques et journalistes scientifiques*, des milliers de médecins*, des membres du clergé orthodoxe*, 2 000 avocats* et 10 000 acteurs du monde de la culture*... Le site Meduza en recense une quarantaine*. Quinze cinéastes russes, dont Alex Andreï Zviaguintsev, ont dénoncé l'offensive dans une longue vidéo diffusée par le programme YouTube "Radio Dolin"*.

Appel à la paix et prises de parole à haut risque

"A notre souffrance s'ajoute la honte", a écrit Dmitri Mouratov, lauréat du prix Nobel de la Paix 2021 et rédacteur en chef du journal d'opposition Novaïa Gazeta. Sa lettre a été signée par une centaine de conseillers municipaux. Quelque 1 500 professeurs* ont également signé un appel à la paix – et risquent fort de perdre leur emploi. "Les fonctionnaires russes composent le socle électoral de Vladimir Poutine depuis deux décennies, et c'est donc très symbolique", relève Julien Nocetti, chercheur associé à l'Institut français des relations internationales. "Reste à en voir la portée dans la durée, mais il est déjà marquant que ces personnes se révoltent."

"Le mouvement semble assez inédit. Sur la dernière décennie, je ne vois pas d'équivalent."

Julien Nocetti, chercheur associé à l'Institut français des relations internationales

à franceinfo

"Cette mobilisation est assez surprenante car cela concerne des personnalités d'horizons variés qui prennent la parole à leurs risques et périls", reprend Julien Nocetti. Même si la tension est palpable, les critiques sont encore voilées dans le monde des affaires, à l'exception des prises de parole remarquées des hommes d'affaires Oleg Tinkov, Oleg Deripaska et Mikhail Fridman (natif de Lviv, en Ukraine). "Il faudra voir la façon dont il va s'ancrer ou non dans la société russe, et si en retour les autorités russes prendront des contre-mesures pour juguler ces prises de parole", poursuit toutefois Julien Nocetti.

La Douma d'Etat, en tout cas, élabore une proposition de loi prévoyant jusqu'à quinze ans de prison pour les auteurs de "fausses" informations sur les actions de l'armée russe. L'agence de contrôle des médias, le Roskomnadzor, fait bloquer des dizaines d'articles et de sites, selon la liste de l'ONG RosKomSvoboda*. En cause, notamment, le fait de mentionner une "guerre" en Ukraine plutôt qu'une "opération militaire spéciale" de "maintien de la paix", comme le réclame le Kremlin.

L'agence rappelle que "seules les sources officielles russes disposent d'informations actuelles et fiables" et brandit la menace d'un blocage et d'une amende faramineuse pour ceux qui ne s'y fieraient pas. Le bureau du procureur général, d'ailleurs, a demandé mardi de bloquer l'accès à la chaîne Dojd, selon ce média, ainsi que la radio Echo de Moscou – tous deux critiques des choix du Kremlin.

Une parole plus libérée sur les réseaux sociaux

Les réseaux sociaux – et notamment Instagram, très prisé en Russie – résistent toutefois aux injonctions avec de nombreux influenceurs, à l'image des blogueurs Iouri Doud (5 millions d'abonnés) et Nastya Ivleeva (19 millions d'abonnés). Comme beaucoup d'autres utilisateurs, Maxime Galkine (9 millions) et Ksenia Sobtchak (9 millions) ont partagé un écran noir accompagné d'un message – "La guerre a commencé", écrit cette dernière. "Pas sur nos terres, oui. Avec notre peuple, oui." Ecran noir également pour l'animateur Ivan Ourgant, sur Instagram puis à la télévision – son émission quotidienne sur la première chaîne (Pervi Kanal) a été déprogrammée deux jours plus tard.

La blogueuse Nastya Ivleeva, aux 19 millions d'abonnés, a exprimé son opposition à la guerre sur son compte Instagram. (AGENTGIRL / INSTAGRAM)

C'est bien sur YouTube, Telegram, Tik Tok et Instagram que la parole se libère. "Depuis huit ans, on a coutume de parler d'une Russie de la télévision – plutôt des ouvriers, employés et retraités – et d'une Russie de l'internet, plus jeune, explique Julien Nocetti. Ces deux Russies coexistent mais n'ont pas le même mode de vie et la même manière de consommer l'information." Le conflit ouvert pourrait creuser davantage ce fossé générationnel. Et si la mobilisation pacifiste "est encore à un stade embryonnaire, elle pourrait monter en gamme, surtout si les autorités mettent en œuvre leur internet russisé" à l'échelle nationale, souligne Julien Nocetti, évoquant d'éventuels futurs blocages.

"Ce conflit ouvert est un moment propice, pour le Kremlin, pour mettre en place ce projet. Il faut donc suivre ces enjeux informationnels avec attention", poursuit Julien Nocetti. En attendant, ces prises de position de blogueurs donnent lieu à des réactions virulentes chez les soutiens du président russe. Ekaterina Mizulina, fille d'une parlementaire et responsable de la "Ligue pour un internet sûr", a notamment réclamé que Iouri Doud soit ajouté à la liste des agents étrangers. Elle a également fait circuler une prétendue capture d'écran d'un anonyme proposant 50 000 roubles aux influenceurs appelant leurs abonnés à manifester.

La fille de l'oligarque russe Roman Abramovitch a publié un message dénonçant la politique de Vladimir Poutine en Ukraine sur son compte Instagram, le 25 février 2022. (SOFIA ABRAMOVITCH / INSTAGRAM)

Reste à savoir si cette expression est représentative de l'opinion russe, si difficile à sonder. Quelque 68% des Russes interrogés par le Centre panrusse d'étude de l'opinion publique (VTsIOM) soutiennent "une opération militaire en Ukraine", selon des résultats publiés lundi, contre 22% d'avis défavorables et 10% d'indécis. "Oui, 22%, c'est beaucoup, commente au passage l'institut sur sa chaîne Telegram, presque surpris, et nous devrions travailler tous ensemble pour leur expliquer que Moscou n'avait pas d'autre choix". Arnaud Dubien, directeur de l'Observatoire franco-russe, s'en est ému en sens inverse, lors d'un point à la CCI (Chambre de commerce et d'industrie) France Russie, soulignant notamment la formulation de la question, qui tait le mot "guerre""Pour une majorité, la claire conscience de ce qui se passe n'est pas encore là", relève-t-il encore, et l'explosion d'un missile sur l'administration régionale à Kharkiv, ainsi que les pertes russes, pourraient faire encore faire évoluer cette tendance.

Une évolution difficilement prévisible

Avant le début du conflit, le directeur du Centre Levada, Lev Goudkov, estimait sur France Inter qu'il "n'y avait pas d'attitudes négatives anti-ukrainiennes avant que Vladimir Poutine n'arrive au pouvoir ou dans les premières années de sa présidence". Des "vagues d'animosité ont été enregistrées avec la propagande du Kremlin", dit-il, "en réaction aux événements de Maïdan", en 2014. Mais "la dégradation du niveau de vie et les coupes dans la politique sociale" ont réduit ces velléités à l'égard du voisin, selon le sociologue. Pour Julien Nocetti, d'autres raisons plus culturelles entrent en jeu dans les représentations d'une intervention.

"Vous avez deux tiers des familles russes qui ont des liens plus ou moins anciens avec l'Ukraine, ce qui explique la dimension plus sentimentale. On ne parle pas de l'Afghanistan ou de la Syrie, mais bien d'un voisin qui partage en grande partie la même mémoire."

Julien Nocetti, chercheur associé à l'Institut français des relations internationales

à franceinfo

La question des sanctions pourrait également s'ajouter à cet aspect, avec une possible perte de pouvoir d'achat, accompagnée d'une très forte inflation. De quoi déclencher des mobilisations d'envergure ? "C'est un pays qui connaît déjà une misère économique et sociale très importante, il faudrait un immense choc pour que les Russes jugent la situation inacceptable", nuance Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiques interrogée par L'Obs. Prenant ses distances avec l'existence même d'une "opinion russe", au sens occidental, elle estime que les habitants vont sans doute "adopter des stratégies d'échappement ou de fuite, plutôt que de contestation".

* Tous les liens suivis d'un astérisque mènent vers des contenus en russe.

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