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Guerre en Ukraine : la défense antiaérienne, une urgence stratégique pour Kiev dans un conflit qui dure

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Des traînées laissées par des missiles dans le ciel de Kiev (Ukraine), le 29 décembre 2022. (SERGEI SUPINSKY / AFP)
L'Ukraine a progressivement musclé ses systèmes de défense antiaérienne, pour se prémunir des frappes massives de la Russie. Les armements occidentaux ont permis d'augmenter le taux d'interception, sans encore combler toutes les lacunes.

Une tragédie de plus à Kherson. Au moins cinq civils ont été tués et seize ont été blessés par une nouvelle frappe russe, mardi 21 février. Le chef de l'administration militaire régionale, Oleksandre Prokoudine, l'a attribuée à des lance-roquettes multiples Grad. La ville libérée mi-novembre par les forces ukrainiennes est l'un des points les plus régulièrement ciblés par les troupes russes. Près d'un an après le début de la guerre, l'Ukraine a toujours besoin de se prémunir des projectiles meurtriers venus du ciel. Le nombre de victimes de la guerre ne cesse d'enfler, jour après jour, et la résilience de la population est mise à rude épreuve. Pour Kiev, le renforcement de sa défense antiaérienne s'est imposé comme un enjeu stratégique dans ce conflit qui dure.

"La défense antiaérienne est le domaine qui a été le plus efficacement renforcé depuis le mois d'octobre" au sein des forces ukrainiennes, souligne d'emblée Nicolas Gosset, expert militaire à l'Institut royal supérieur de défense de Bruxelles. Kiev dispose essentiellement de systèmes de missiles sol-air S-300 et BuK M-1, de confection soviétique, mais peut désormais compter sur du matériel occidental. Les Stormer HVM britanniques, Crotale français, Aspide italiens de courte portée, IRIS-T allemands ou encore Nasams norvégiens de moyenne portée...

Ces équipements arrivent encore au compte-gouttes, mais leur grande variété représente déjà un défi pour le commandement militaire ukrainien. "La problématique est de coordonner cet assemblage de matériels qui n'ont pas le même type de fonctionnement et qui ne sont pas de la même génération", analyse Thibault Fouillet, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique. "Mais l'adaptation des forces ukrainiennes est assez phénoménale, avec un apprentissage sur le tas."

Des missiles mieux interceptés

Grâce à ces missiles, l'efficacité de l'armée ukrainienne a augmenté mois après mois. Le chercheur Thibault Fouillet évalue le taux d'interception ukrainien à 30% au début de la guerre, puis à 50% à l'été 2022, "avec les premières livraisons" d'armes occidentales, avant de s'établir à présent entre 70% et 90%. Le général Valeriy Zaloujniy, commandant en chef des forces armées ukrainiennes, a affirmé qu'il était de 76%, dans un entretien accordé mi-décembre à l'hebdomadaire The Economist (article en anglais). "Les Ukrainiens, sans doute, font un peu d'intox sur leurs résultats. Mais il est indéniable qu'ils ont considérablement augmenté leur capacité d'interception", acquiesce Nicolas Gosset.

"Il y a des trous dans la raquette, mais cette défense antiaérienne a été construite de bric et de broc depuis l'été. Ce qui a été réalisé est assez remarquable."

Nicolas Gosset, expert militaire à l'Institut royal supérieur de défense belge

à franceinfo

La défense antiaérienne ukrainienne souffre malgré tout encore de lacunes. "On est encore loin de l'ambition affichée de vouloir constituer un 'Dôme de fer' à l'israélienne, et la défense multi-couches [couvrant à la fois la courte, moyenne et longue portée] n'est pas intégrale", tempère Nicolas Gosset. Afin de répondre aux attaques venant de plus de 100 kilomètres de distance, les dirigeants placent désormais leurs espoirs dans le système américain Patriot. Washington, Berlin et Amsterdam ont promis de livrer ce matériel de pointe, capable notamment de neutraliser les missiles de croisière.

Un système Patriot durant un exercice militaire en Pologne, le 7 février 2023. (JANEK SKARZYNSKI / AFP)


L'Ukraine, comme souvent, doit s'armer de patience. Plusieurs mois de formation sont nécessaires avant de maîtriser la complexité du Patriot. Depuis mi-janvier, déjà, une centaine de soldats ukrainiens y consacrent leurs journées sur la base militaire américaine de Fort Sill, dans l'Oklahoma (Etats-Unis). Kiev devra également attendre l'été avant de recevoir le système SAMP/T Mamba, promis par la France et l'Italie. Cette alternative au système américain sera fournie avec plusieurs centaines de missiles Aster.

"Les systèmes à moyenne et longue portée permettront de combler les lacunes de nos capacités de défense aérienne à combattre les cibles balistiques."

Lieutenant-général Mykhaïlo Zabrodsky

dans une analyse publiée par l'agence d'Etat ukrainienne Ukrinform

Mais la hausse du taux d'interception n'est pas seulement due aux matériels obtenus par l'Ukraine. "En parallèle, on observe une diminution du stock russe de munitions guidées ou de précision, comme les Kalibr", souligne Nicolas Gosset, en s'appuyant sur les tableaux récapitulant la nature des roquettes tirées par les Russes. "Moscou envoie davantage de matériel soviétique et des missiles initialement conçus pour porter des ogives nucléaires."

Les stratèges ukrainiens ne parient cependant pas sur une pénurie. "La pire chose à faire serait d'attendre simplement que les frappes se terminent, en l'absence de munitions", commentait en décembre auprès de l'agence d'Etat ukrainienne Ukrinform (texte en ukrainien) le lieutenant-général Mykhaïlo Zabrodsky, membre de la commission parlementaire sur la sécurité. D'autant qu'une "défense sol-air n'est jamais infaillible et dépend de nombreux paramètres : nouvelle technologie, saturation de la frappe…", rappelle Thibault Fouillet.

Une guerre qui épuise les munitions

Les munitions antiaériennes et antimissiles, par ailleurs, ne sont pas illimitées côté ukrainien. Un point faible identifié par la Russie, qui a commencé à lancer des ballons traînant au bout d'une corde un réflecteur métallique et un radar. L'armée de l'air ukrainienne n'exclut pas de possibles opérations de renseignement, mais son porte-parole estime surtout que ces aéronefs ont pour but de contraindre les Ukrainiens à "gaspiller [leurs] ressources, y compris des missiles antiaériens, sur ces objets qui ne coûtent presque rien". Mercredi 15 février, une demi-douzaine de ballons ont ainsi été abattus au-dessus de Kiev.

"Cette stratégie low cost, commente Nicolas Gosset, mise sur un effet de surprise, dont l'effet sera limité dans le temps." Il n'en reste pas moins que les missiles antiaériens, le plus souvent, sont des matériels bien plus onéreux que leurs cibles. A titre d'exemple, un missile IRIS-T allemand coûte 430 000 dollars (environ 404 000 euros), contre 20 000 dollars (environ 18 800 euros) pour un drone Shahed-136 de confection iranienne. "Les Russes, qui suivent les débats médiatiques occidentaux, savent bien que les stocks des partenaires de Kiev sont limités, complète Nicolas Gosset. Ce qui peut motiver cette volonté d'intoxiquer et de saturer la défense antiaérienne."

L'Ukraine est donc confrontée à un enjeu de taille en matière de détection d'objets volants à détruire, et Washington n'a pas oublié de glisser quatre radars de surveillance aérienne dans son dernier lot d'aide militaire. Cela ne règle toutefois pas toujours le problème aux altitudes les plus basses. Kiev a notamment dû s'adapter, à sa manière, pour chasser les nuées de Shahed, identifiables à leur bruit de scooter. "La défense antiaérienne ukrainienne a connu des difficultés avec les drones, mais parvient de plus en plus à les déjouer, grâce notamment à une application mobile" permettant à la population de signaler des projectiles, poursuit Nicolas Gosset. A ce petit jeu, mitrailleuses et canons offrent la réponse la plus adaptée, à condition d'être rapidement mobilisés. "Auparavant, deux tiers des drones touchaient leur cible, alors que l'ordre de grandeur est davantage de 15-20% aujourd'hui", estime l'expert militaire. 

Des membres de la garde nationale ukrainienne autour d'un véhicule aménagé pour lutter contre les drones déployés par l'armée russe, le 9 novembre 2022 à Mykolaïv (Ukraine). (STR / NURPHOTO / AFP)

"Les grandes métropoles comme Kiev sont aujourd'hui bien défendues" à courte et moyenne portée, constate Nicolas Gosset. Mais les "infrastructures critiques sont disséminées sur le territoire. Il est compliqué d'avoir une batterie antiaérienne pour chacune d'elles. Ce qui a été réalisé est déjà remarquable."

Un enjeu au cœur des tractations diplomatiques

Le problème de l'Ukraine n'est pas tant technique que quantitatif pour inscrire cette défense dans la durée. "Malheureusement, il n'y a pas autant de moyens de défense aérienne qu'on le dit", a commenté dimanche auprès de l'agence RBC (en ukrainien) le porte-parole de l'armée de l'air. Un appel du pied aux alliés de Kiev, afin qu'ils engagent de nouvelles livraisons. Le profil défensif de ces équipements suscite d'ailleurs moins de débats chez ces partenaires, à la différence des lance-roquettes multiples, des chars de combat et des chasseurs.

La défense antiaérienne à l'action dans le ciel de Kiev (Ukraine), le 29 décembre 2022. (MUSTAFA CIFTCI / ANADOLU AGENCY)

Mi-octobre, le sixième sommet au format "Ramstein", avait d'ailleurs été consacré à la défense antiaérienne et antimissiles. Une priorité aux yeux des alliés de Kiev, avant même qu'il ne soit question de chars et de chasseurs. Quatre mois plus tard, la situation n'a guère évolué, a rappelé le ministre de la Défense allemand, Boris Pistorius, le 15 février à Bruxelles : "La question de la défense antiaérienne et la question du réapprovisionnement en munitions sont beaucoup plus importantes en ce moment que la discussion sur les avions de combat."

"La livraison de 30 ou 40 avions offrirait une capacité aux effets temporaires. La défense sol-air, active depuis le début du conflit, est une capacité inscrite dans la durée."

Thibault Fouillet, chercheur à la Fondation de recherche stratégique

à franceinfo

Berlin, justement, mène en parallèle le projet "Sky Shield" (en anglais), afin de développer à l'échelle européenne un bouclier antimissile intégré composé d'IRIS-T, de Patriot et de système israélien Arrow-3. Ce programme, marqué par l'absence de la France ou de la Pologne, vise notamment à faciliter l'acquisition d'équipements de défense. Après la signature d'une déclaration d'intention par quinze premiers participants, en octobre, l'Ukraine a aussitôt fait part de son vif intérêt. Le pays a sans doute de bons arguments pour défendre sa candidature, lui qui vient de passer toute une année à craindre le ciel.

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