: Reportage Dans la canonnerie de Bourges, convertie à l'économie de guerre, flotte "un fort parfum de Caesar" pour fournir l'Ukraine
C'est le genre d'endroit qui n'aime pas beaucoup les curieux. Il faut montrer patte blanche pour pénétrer sur le site de l'usine KNDS, installée à quelques pas des écoles militaires de Bourges (Cher). Des centaines de petites mains y bichonnent des tubes de 9 m de long, avec une précision de l'ordre du dixième de millimètre. Les tubes du fameux "camion équipé d'un système d'artillerie" (Caesar) prennent naissance à l'abri des regards, dans de vastes hangars qui ne payent pas de mine. Mais une fois passées les grilles, un officier reste présent durant toute la visite, pour contrôler qu'aucune information jugée sensible ne soit divulguée.
Quelques tubes encore mal dégrossis, des "ébauchés", patientent en plein air dans la cour. Ces pièces de trois tonnes, faites d'un alliage complexe, arrivent tout droit de l'usine Aubert & Duval de Firminy (Loire). Forage, tournage, alésage, rodage ou encore rayage... Elles s'apprêtent à subir une trentaine d'opérations et à perdre 1 200 kg, avant d'être transformées en pièces d'armements redoutables. Après l'assemblage sur un véhicule, les systèmes Caesar sont capables de faire mouche à une quarantaine de kilomètres de distance, avec la précision d'un demi-terrain de football.
Les tirs dégagent une puissance phénoménale, avec une poussée de recul de 90 tonnes. Il faut donc plusieurs instruments pour garantir le succès du tube. L'usine fabrique également des amortisseurs, des "liens", qui sont montés sur une structure, le "traîneau". Le recul est également absorbé par un "frein de bouche", placé sur l'embouchure, et le tout est enchâssé dans un manchon. Toutes ces pièces sont passées dans un four pour éviter de futurs pépins, dus aux contraintes mécaniques. "Secret industriel", précise Stéphane Ferrandon, responsable du département production d'armes.
Odeur de friture
Les pièces sont également contrôlées avec des rayons X, des ultrasons et un champ magnétique, afin de repérer la présence de particules indésirables dans le métal. Les tubes des canons Caesar conçus par l'entreprise Nexter, filiale de KNDS, sont rayés à l'intérieur afin d'imprimer un effet gyroscopique aux projectiles. Cela leur permet d'aller plus loin et d'être plus précis. Là encore, ces stries sont un secret bien gardé. Une odeur de friture flotte près de certains ateliers, quand de l'huile entière est utilisée comme refroidissant et lubrifiant.
Stéphane Ferrandon n'y prête plus attention. Pour lui, c'est surtout "un fort parfum de Caesar" qui emplit ces hangars, sur une douzaine d'hectares. La production de ces pièces d'artillerie représente désormais deux tiers de l'activité de la canonnerie, contre 40% avant le début de la guerre en Ukraine. Pendant ce temps, l'usine doit continuer de produire les canons des chars Leclerc, des blindés légers AMX10 et Jaguar, des avions Rafale et des hélicoptères Tigre, ainsi que des tourelles Narwhal pour la marine.
Alors que les carnets de commandes sont remplis, le cycle de fabrication d'un tube a été réduit à six mois, contre neuf auparavant. "Aujourd'hui, on tient la cadence", affirme Stéphane Ferrandon, alors qu'une centaine d'unités ont déjà été produites l'an passé. Le site a notamment réorganisé ses plages horaires. La ligne dédiée aux tubes est passée aux trois-huit et ne s'endort jamais.
"Les moyens engagés répondent aujourd'hui à la demande, et il reste encore un peu de réserve, mais si la demande devait doubler ou tripler, des questions se poseraient sans doute."
Stéphane Ferrandon, responsable du département production d'armesà franceinfo
Le partenaire Aubert & Duval ne leur a signalé à ce jour aucune tension sur les matières premières.
"Nous ne sommes pas les seuls dans cette économie de guerre", détaille Sylvain R., chef par intérim de cette canonnerie bâtie au XIXe siècle en plein cœur du pays, loin des frontières alors menaçantes. "Nous avons avec nous toute la base industrielle et technologique de défense et 90% de nos 2 000 fournisseurs sont français, dans nos bassins d'emploi ou ailleurs." Au total, depuis le début de la guerre, le groupe KDNS a investi 300 millions d'euros sur fonds propres à Bourges, afin d'accompagner sa montée en puissance en acquérant de nouvelles machines, comme un centre d'usinage de grande dimension.
Gerbes de feu
Les effectifs étaient déjà en cours de renouvellement depuis 2015, mais le carnet de commandes a fait bondir les recrutements. Les sites de Bourges emploient 1 100 personnes (sur les 4 900 employés en France) et leurs effectifs devraient grossir de 10% cette année, explique le chef d'établissement. KNDS mise sur les CDI, l'intérim, l'apprentissage et même les reconversions professionnelles, dont un ancien banquier. "Au bout de six mois de compagnonnage, on peut laisser les gens en autonomie sur une machine, explique Stéphane Ferrandon. Mais il faut un an et demi pour être autonome sur plusieurs opérations."
L'usine Nexter ne fonctionne plus comme les arsenaux du début du XXe siècle, quand 20 000 personnes travaillaient sur ce site. Aucune ligne n'est dédiée spécifiquement au Caesar, et celui-ci n'est pas produit en série. Le rythme, pour autant, s'est accéléré. Le nombre de CDI a été doublé sur la ligne consacrée aux soudures, la plus sollicitée de l'usine. Des opérateurs s'activent d'ailleurs dans de petits espaces protégés par un rideau rouge, qui laissent échapper quelques notes du Billie Jean de Michael Jackson. Des gerbes de feu éclaboussent le sol.
"C'est comme une fourmilière et il y a pas mal de nouveaux collègues", sourit Olivier, un salarié chargé de l'assemblage, posté sur la dernière des trois lignes. Il travaille dans cette usine depuis huit ans. "Il y a de plus en plus de monde dans les allées, raconte-t-il. Des camions entrent et sortent du matériel..." Non sans une certaine fierté. Quand un système Caesar complet, assemblé au camion, est passé sur le site en exposition, Olivier a pris la pose pour une photo souvenir. Il a scotché le cliché sur son poste de travail.
"Si on a des contrats, avec l'Ukraine ou d'autres pays, c'est que ce produit est au point."
Olivier, salarié de Nexterà franceinfo
Mais avant qu'elles soient opérationnelles, ces pièces doivent être testées. "Frein à recetter à la DGA", affiche d'ailleurs un morceau de papier scotché sur une pièce. Que ce soit pendant ou à la fin de la production, des essais sont réalisés en conditions réelles, avec de vraies munitions. Ils se déroulent sur le site voisin de la Direction générale de l'armement (DGA), qui dispose d'un vaste champ de tir.
"Clairement, les habitants de Bourges savent quand il y a des essais de tir. Faut vivre avec quand vous habitez la ville."
Stéphane Ferrandon, responsable du département production d'armesà franceinfo
Les systèmes Caesar, eux, sont appréciés à Kiev pour leur précision et leur rapidité, qui les met à l'abri des tirs de contre-batterie. Ils permettent également des frappes en profondeur, à plusieurs dizaines de kilomètres. L'Ukraine a donc déjà déployé 49 Caesar, dont 30 fournis par la France et 19 par le Danemark. Nexter, durant la visite, a toutefois refusé de dire combien de pièces avaient été perdues au combat. Six autres seront livrés "dans les prochaines semaines", selon le ministère des Armées, et la France s'est dite prête à produire 78 canons Caesar en 2024 et début 2025 pour l'Ukraine. Encore faut-il des commandes fermes : la France, à la tête d'une coalition "artillerie", souhaite que ces armements soient financés par les alliés de Kiev.
Tubes alignés
En septembre dernier, Sébastien Lecornu, le ministre des Armées, avait annoncé qu'il fallait "brancher directement" les industriels français à l'armée ukrainienne, pour passer d'une logique de dons à une logique de commandes. Ce qui concerne également le remplacement de matériels. Si les "liens" – les amortisseurs – sont des pièces pérennes, avec une espérance de vie de vingt ans, les tubes sont en revanche considérés comme des "consommables". L'armée française considère qu'ils doivent être renouvelés tous les 1 000 ou 1 500 tirs, mais ces armements sont poussés dans leurs ultimes retranchements en Ukraine.
"Il faut désormais être en capacité de les réparer sur place", jugeait donc le ministre, il y a déjà cinq mois. Pourtant, aucun employé de Nexter n'est déployé dans le pays, explique le groupe à franceinfo. Du moins "pas encore". L'affaire est toujours à l'étude, et des personnels, toutefois, restent "au plus près du front", avec notamment le site de soutien des matériels installé en Slovaquie. Loin de ces discussions, Olivier s'affaire autour de plusieurs tubes, alignés sans plus de cérémonie. Ils seront bientôt expédiés sur le site de Roanne (Loire) pour être montés sur des camions produits par l'entreprise Arquus (ex-Renault Trucks Defense).
Quelques kilomètres plus loin, sur le site KNDS de La Chapelle-Saint-Ursin, près de 500 employés fabriquent notamment des obus pour le Caesar. "Bourges est un instrument important de la souveraineté française en matière d'armement", fait valoir le chef de l'établissement visité, car il regroupe à la fois les munitions et les armes. "Peu d'industriels au monde maîtrisent ce couple. C'est ce qui fait notre force." D'ici décembre, la capacité de production de projectiles de 155 mm pourrait être doublée et atteindre 100 000 unités par an. Mais cela ne représente après tout que dix à vingt jours de combat pour l'armée ukrainienne.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.