RECIT FRANCEINFO. "Et les Français, on les aide ?" Comment l'accueil des migrants de Calais a divisé un village du Vaucluse
En cet après-midi de février, Joël Richaud attaque sa quatrième rangée de vigne de la journée. Les branches claquent entre les lames du sécateur. "Il fait doux aujourd'hui, savoure le viticulteur de 58 ans. Quand il fait trop froid, le bois s'écrase et ne casse pas, impossible de tailler les pieds !" L'hiver a décidé d'être clément avec Joël Richaud. Son champ de blé, où les jeunes pousses, fièrement alignées, étincellent malgré la grisaille, a même été épargné par les attaques de sangliers. "Et puis, cela s'est bien passé avec les migrants."
Les migrants ? Le 3 novembre, l'agriculteur et sa famille ont vu s'installer à côté de chez eux, dans le centre de vacances mitoyen, 50 jeunes Erythréens évacués de la "jungle" de Calais. Une arrivée soudaine, annoncée par l'Etat quelques heures plus tôt, alors que la colonie PTT de Grambois devait rester fermée jusqu'au printemps. Dans le village et ses alentours, cette arrivée a suscité des inquiétudes, réveillé des peurs, mais aussi fait naître un vaste élan de solidarité. Par leur simple présence, les migrants ont, jusqu'à leur départ du Vaucluse, mercredi 1er mars, révélé les angoisses et les espoirs de cette partie de la France, à une quarantaine de kilomètres au nord d'Aix-en-Provence. En cette année électorale, franceinfo vous raconte les quatre mois qui ont "secoué" le village de Grambois.
"Le FN a servi de cristalliseur"
Dans la région, les premières secousses ont été ressenties dès octobre. Dix jours avant l'arrivée des Erythréens, alors que le projet n'était encore qu'à l'étude, la députée Front national du Vaucluse, Marion Maréchal-Le Pen, a pris la tête d'un "rassemblement anti-migrants". Sur une petite estrade installée sur la place principale de La Tour-d'Aigues, à trois kilomètres de Grambois, l'élue a mis en garde contre la présence de "terroristes potentiels parmi les migrants". Elle a surtout expliqué son refus de voir ces "clandestins" être logés et nourris dans le Vaucluse.
Quand avons-nous vu autant d’énergie et d’argent déployés pour le retraité et sa pension de misère, l’agriculteur en redressement ou la mère de famille seule, qui cumule les petits boulots ?
Ce dimanche-là, malgré une centaine de partisans, Marion Maréchal-Le Pen n'a pas eu droit qu'à des applaudissements. Son discours a été couvert par les huées de contre-manifestants révoltés, trois ou quatre fois plus nombreux, qui avaient prévu leur coup depuis plusieurs jours. "Le mardi, après avoir appris qu'il y aurait une manifestation du FN, on a diffusé un tract à la sortie de l'école, avec plusieurs parents, pour proposer une réunion le jeudi, raconte Jérémie Chambon, un habitant de 43 ans. On pensait qu'on serait une vingtaine, mais on était près de 150, dans une salle pleine à craquer !" L'idée d'un contre-rassemblement est lancée et un collectif pro-migrants, baptisé Bienvenue Sud Luberon, voit le jour.
"La manifestation du FN a provoqué, chez nous, une réaction épidermique, estime Marc Strub, 44 ans, membre du collectif. On nous décrit souvent une société individualiste, refermée sur elle-même, mais cet épisode nous a montré que les gens ont besoin de se mobiliser et de se rassurer. Au final, le FN a servi de cristalliseur et l'ampleur de la réponse nous a dépassés."
Une solidarité débordante
Les propositions d'aide aux migrants ont afflué, obligeant le collectif à s'organiser en commissions thématiques. En lien avec la mairie, des médecins et des infirmières ont participé, bénévolement, à la prise en charge sanitaire des jeunes. D'autres habitants se sont proposés pour servir les repas, donner des cours, organiser des activités ou collecter des vêtements, en plus du dispositif d'accueil officiel. Des sorties ont eu lieu au théâtre, à la médiathèque, dans des villages ou encore à Aix-en-Provence et à Marseille.
"On a aussi animé un loto, avec des dons de commerçants, de restaurateurs et de patrons de caves, indique Patrice Cartier, un habitant de la ville voisine de Pertuis. Plus de 200 personnes sont venues jouer et les bénéfices ont permis d'acheter des sacs et des téléphones à ceux qui n'en avaient pas."
Craignant d'être débordée par cette vague de solidarité, l'association chargée par l'Etat de gérer le centre a vite verrouillé les accès au site. Impossible d'y entrer sans montrer patte blanche. "Les relations avec le collectif se sont bien passées dans 95% des cas, mais il était important de canaliser ce flux, explique le directeur général délégué de l'Entraide Pierre Valdo, Sid-Ali Zaïr. De temps à autre, il y a eu des difficultés avec certains bénévoles, frustrés de ne pas pouvoir 'venir voir les réfugiés'."
Un centre d'accueil et d'orientation pour mineurs isolés n'est pas un cirque. Les jeunes n'ont pas envie de se sentir scrutés, observés. Ils ont droit à une intimité, avec des moments de repli sur soi et d'introspection.
Lorsqu'ils prennent part à leur premier entraînement de foot avec les moins de 17 ans de l'US Touraine, à La Tour-d'Aigues, les Erythréens sont forcément scrutés. "Ils sont rapides, parfois même durs à suivre", admire le gardien de but, Lucas Empis, 15 ans. "Il y en a qui sortent du lot", reconnaît l'entraîneur, Mohamed El Bahhar. Mais l'idée n'est pas de recruter de nouveaux talents.
"Ils sont passés au stade un jour et j'ai vu le plaisir qu'ils prenaient à regarder, raconte le président du club, Alain Astier. On les a invités dans un but de partage, pour leur donner un peu de joie, à défaut de pouvoir faire des miracles pour eux. Cela a aussi fait du bien à nos jeunes, ravis de les accueillir." Les joueurs se sont mobilisés pour offrir des shorts, des maillots et des chaussures à crampons. Chaque mardi, une petite dizaine de migrants a complété l'équipe. "Et le dimanche, ils venaient voir nos matchs et crier avec nous dans les vestiaires quand on gagnait", sourit Lucas Empis.
"Ils nous demandaient 'Where is UK ?'"
A Grambois, nombreux sont les habitants à n'avoir jamais aperçu les Erythréens au cours de ces quatre mois. Le 3 novembre, l'arrivée du car s'est faite en toute discrétion, avant le lever du soleil, à 5h30, dans cette colonie isolée à trois kilomètres du bourg. Un petit comité s'est chargé de souhaiter la bienvenue aux arrivants, de leur offrir un petit-déjeuner et de les orienter vers leurs chambres ou l'équipe médicale. "Les jeunes étaient perdus, il a fallu que j'aille chercher une carte de la France pour leur montrer où ils se trouvaient", raconte l'une des médecins, Ariane Junca. "Ils nous demandaient : 'Where is UK?' Je devais bien leur répondre que le Royaume-Uni n'était pas tout à fait à côté", glisse, avec une mine désolée, Jean-Pierre Cendron, un conseiller municipal.
Avant de quitter Calais pour rejoindre l'un des 73 centres d'accueil et d'orientation pour mineurs isolés, "on nous avait promis qu'on irait bientôt en Angleterre", affirme Zeraiy*, un migrant de 17 ans. "C'est mon but, car j'y ai mon oncle, ma seule famille en Europe, qui pourrait me loger et me scolariser, explique-t-il. J'avais entamé des démarches à Calais, il a fallu tout refaire ici. Finalement, le Royaume-Uni m'a refusé et n'a pas tenu sa promesse de nous accueillir. Je ne comprends pas pourquoi, je suis bouleversé."
Sur les 50 jeunes accueillis à Grambois, seuls 10 ont vu leur dossier être accepté, en décembre, à l'issue des entretiens menés dans le centre par des fonctionnaires britanniques. Les heureux élus vivent désormais outre-Manche. Pour les 40 autres, l'eldorado s'est éloigné. Des recours ont été déposés, restant à ce jour sans réponse. Un nouveau coup dur sur le chemin de l'exil de l'Erythrée, cette dictature où le service militaire peut durer vingt ans, selon Amnesty International. "J'ai fui par l'Ethiopie, le Soudan et la Libye, confie Wedimariam*, 17 ans. Cela m'a pris plusieurs années. En route, j'étais seul, sans protection, j'ai connu la torture, la prison."
En Europe, je sais que je ne risque pas ma vie.
Refusant de renoncer à leur rêve, une vingtaine de jeunes ont "fugué" de manière prématurée, par petits groupes. Certains ont rejoint Calais par leurs propres moyens. Selon la direction, plusieurs sont finalement revenus à Grambois, faute d'avoir pu retrouver leurs repères dans le Pas-de-Calais. Parmi les restants, 15 pensionnaires ont reconnu être majeurs et ont été conduits dans des centres d'accueil et d'orientation pour adultes. Le reste du groupe, une demi-douzaine de mineurs, a été pris en charge par les services départementaux d'aide à l'enfance.
De novembre à mars, le temps passé dans le centre de vacances a été mis à profit pour se ressourcer et envisager l'avenir. "Ces jeunes sortent d'un parcours traumatique et doivent se préparer à un après incertain, angoissant, résume la médecin à la tête de l'équipe de soins, Isabelle Chanus. Ils sont souvent venus dialoguer avec les infirmières lors des permanences du soir, parfois à plusieurs, car ils s'y sentaient à l'aise. C'est bien qu'on ait pu les préserver de l'agitation des anti et des pro-migrants."
* Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.
"Une présence indolore"
Eviter toute agitation et tout débordement a été la priorité de la mairie, soucieuse d'apaiser les inquiétudes initiales des administrés. "Les gens avaient peur des épidémies, des violences, des incendies ou même de l'impact en termes de fréquentation touristique, décrit le maire divers gauche, Alain Feretti. J'avais à cœur de montrer que l'expérience allait réussir et d'y contribuer." La suite lui a donné raison.
Libres de leurs mouvements, les pensionnaires du centre ont parfois été aperçus à l'extérieur, désœuvrés, marchant le long des routes. Certains habitants ont peut-être retenu leur souffle en les voyant passer devant leur propriété. Il ne s'agissait souvent que de trouver un commerce ou un peu d'animation. Une exception : le 21 décembre, tous les jeunes sont sortis de la colonie, en colère. Un soulèvement ? Non, une manifestation pacifique jusqu'à Pertuis, avec une banderole pour demander à être accueillis au Royaume-Uni.
"C'est triste, mais il n'y a rien à signaler, sourit Sid-Ali Zaïr, le responsable associatif, à l'heure du bilan. Les jeunes n'ont causé aucun problème d'ordre public. Leur présence a été complètement indolore, si ce n'est invisible. Ce ne sont pas des délinquants, mais des adolescents pleins de projets, soucieux de donner une bonne image d'eux-mêmes."
Son projet, par exemple, Abdul l'a défini pendant son séjour dans la colonie. Faisant le deuil du Royaume-Uni, au moins temporairement, et malgré l'éloignement des siens, cet adolescent souhaite bénéficier d'une formation de cuisinier en France. "A Grambois, j'ai fait à manger tous les jours, notamment de la cuisine érythréenne, très épicée, et la cantinière m'a initié aux recettes françaises, raconte-t-il, avec un sourire dont il se départit peu. Je rêve maintenant de travailler dans un restaurant." Ce mercredi, il a été confié aux services de l'aide sociale à l'enfance du Vaucluse.
"Vengeance" dans les urnes ?
Que sont devenus les villageois opposés à la venue des migrants ? Certains continuent de se montrer virulents, notamment sur les réseaux sociaux, mais la plupart font profil bas. Tous forment pourtant une "majorité silencieuse", selon le conseiller municipal Jean-Pierre Cendron.
J'ai observé des manifestations d'hostilité par abstention : des gens qu'on avait l'habitude de voir à toutes les fêtes du village ne sont pas venus aux événements avec les migrants.
Le maire, Alain Feretti, reconnaît que cette parenthèse hivernale a "secoué" Grambois. "Je me suis bien gardé de parler des migrants avec beaucoup d'amis, car je sais que cela ne passe pas pour eux", glisse-t-il.
"Ça va être compliqué pour vous de savoir ce que les gens pensent vraiment", avertit Priscille Dol, la patronne du Café Dol, installé depuis quatre générations sur la place du village. "On est en démocratie, mais on ne peut pas dire ce que l'on pense sans être taxé de racisme ou autre", déplore-t-elle, refusant d'en dire plus.
Non loin de là, dans ce village provençal qui a servi de lieu de tournage au film La Gloire de mon père en 1990, la boulangère, Christine Martin, se montre plus prolixe. "Ces migrants, je n'en voulais pas, affirme-t-elle. C'étaient pour moi des gens à problèmes qu'on voyait à la télé. On avait peur pour notre sécurité et qu'ils foutent la pagaille dans le village." Les craintes ont disparu petit à petit, notamment en découvrant que ces Erythréens étaient "chrétiens, comme nous". La commerçante, qui s'est retrouvée à livrer le pain dans le centre, a fini par "arrondir les angles" auprès de ses clients les plus remontés.
Sa vendeuse, Josiane Cavaillès, 58 ans, reste campée sur ses positions initiales. "Je connais un agriculteur qui avait une très petite retraite, dans un village à côté, et qui s'est suicidé d'une balle dans la tête en janvier", lâche-t-elle à travers le portail de sa maison, située à mi-chemin entre le bourg et le centre de vacances.
Alors, qu'on commence par aider nos Français en difficulté. S'il reste du temps et de l'argent après les Français, qu'on aide les autres, OK !
Sympathisante frontiste de longue date, Josiane Cavaillès a glissé un bulletin Marion Maréchal-Le Pen au second tour des élections régionales en 2015, comme près de la moitié des 607 votants du village. "La venue des migrants risque de consolider le FN, redoute l'élu Jean-Pierre Cendron. Les opposants se sont faits discrets depuis novembre, mais ils risquent de se venger dans les urnes, avec le bulletin FN comme moyen d'expression."
Une population "abandonnée"
Stéphane Richebois, lui, n'a jamais voté. Ni pour le FN, ni pour aucun autre parti. Cinq soirs par semaine, cet amateur de mécanique vend des pizzas dans une petite caravane garée devant la cave coopérative de Grambois. Les pizzas sont généreuses, presque trop grandes pour entrer dans leur boîte. "Ritchou", lui aussi, est généreux. Mi-janvier, il a préparé 400 mini-pizzas pour un apéro-rencontre avec les Erythréens et les villageois, qu'il a pris l'initiative d'organiser dans la salle polyvalente. "C'était un bon moment, ils étaient très sympas, certains ont même drôlement bien chanté", se remémore-t-il, en préparant sa pâte avec minutie.
Ouvert à l'égard des migrants, le pizzaiolo de 30 ans n'en reste pas moins sceptique sur leur accueil. Il ne peut s'empêcher de comparer leur situation à celle de son père, travailleur handicapé, ou de son beau-père, agriculteur à la retraite, "qui touche une misère".
Ce que je me demande, c'est si on va aider les Français maintenant qu'on a aidé les migrants
"Des sous, la France en a, puisqu'elle en a dépensé pour eux, ajoute-t-il. Ils pouvaient même retirer de l'argent tous les jours [un pécule maximum de 10 euros par semaine et par jeune]."
Les Français jaloux des migrants ? Jean-Pierre Cendron y voit plutôt un appel à l'aide, l'expression d'un sentiment d'"abandon" de certains habitants. "Ici, loin des pôles économiques, les villages vivotent, les téléphones portables captent mal, les routes sont mal entretenues, il y a peu de transports en commun, explique-t-il. A l'échelle municipale, on a peu de leviers, même si on a réussi à sauver l'agence postale et à faire construire des logements pour garder nos jeunes."
Dans les rangs du collectif Bienvenue Sud Luberon, on s'inquiète de l'après-migrants. "On redoute de voir une peur de l'invasion s'exprimer dans les urnes", confie Jérémie Chambon. A côté de lui, Sylvette Germain, 67 ans, préfère retenir le positif. "Moi qui avais tendance à rester en recul face à la montée du FN dans le coin, cette fois je me suis levée, dit-elle. Et j'ai senti une émotion particulière à chaque action que j'ai pu faire avec les migrants. C'était très réconfortant sur l'humanité."
Dans un mois, en toute innocence, les enfants de postiers feront leur retour dans la colonie PTT. Avec le printemps, les feuilles pousseront à nouveau sur les vignes de Joël Richaud, en même temps que les épis de blé. Ce n'est sans doute que le 23 avril, jour du premier tour de l'élection présidentielle, que Grambois saura ce que cette parenthèse de quatre mois a laissé comme trace dans le village.