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Reportage Au Liban, la crise économique plonge les femmes dans la précarité menstruelle : "Certaines utilisent des couches pour bébé"

Article rédigé par Elise Lambert - Envoyée spéciale au Liban
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Firial et Latifa fabriquent des serviettes hygiéniques en tissu dans un atelier à Akkar, au Liban, le 1er novembre 2021. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Un paquet de serviettes hygiéniques coûte environ 20 euros au taux officiel. Un luxe pour de nombreuses Libanaises, obligées de se rationner ou de recourir au système D durant leurs règles.

Reine Choueiri a compté. Pour ses règles ce mois-ci, il lui reste 13 serviettes hygiéniques d'un paquet déjà ouvert plus deux boîtes qui ne sont pas encore entamées. "Je fais très attention à combien j'en utilise. Je n'en mets plus partout dans mes sacs ou vêtements au cas où, car je ne veux pas les oublier ou les abîmer", raconte la Libanaise de 24 ans.

Debout devant le rayon de protections périodiques d'un supermarché du quartier d'Achrafieh, à Beyrouth, capitale de ce pays en crise, Reine compare les prix avec dépit. "Avant la crise, un paquet de serviettes classiques coûtait 3 000 livres libanaises (environ 2 euros), aujourd'hui le même coûte dix fois plus", explique-t-elle, en pointant l'étiquette d'un paquet aux couleurs criardes.

"Encore une décision prise par des hommes"

Le prix des serviettes hygiéniques a augmenté de 320% en un an, selon une étude de l'ONG libanaise Fe-Male, citée par le média en ligne Daraj (en anglais). Au début de la crise, l'Etat a subventionné 300 produits de base importés, sans y inclure ces serviettes. Selon le gouvernement, une partie de leurs matières premières pouvait être produite au Liban, contrairement aux rasoirs pour hommes. "Encore une décision prise par des hommes, qui ne comprennent pas à quel point cette question est primordiale pour toutes les femmes", balaye Reine, agacée.

Dans son immense appartement situé dans une tour en verre du quartier cossu Sioufi Heights, à l'est de la capitale, Line Tabet accueille ses visiteurs avec de l'eau, des biscuits et beaucoup d'énergie. La cofondatrice de l'ONG Dawrati ("Cycle menstruel" en arabe libanais) a donné rendez-vous à une heure précise, entre deux coupures d'électricité qui paralysent l'ascenseur et obligent les invités à grimper 16 étages à pied. Volubile, elle raconte la genèse de son engagement contre la précarité menstruelle. "J'ai eu le déclic en voyant qu'aucune protection périodique n'était distribuée dans les colis d'aide, alors que de nombreuses femmes en avaient besoin", dépeint-elle dans un mélange d'anglais et de français.

"La précarité menstruelle existe lorsque les femmes n'ont pas accès aux produits dont elles ont besoin, pas d'endroit pour se changer, pas d'accès à l'information sur leur cycle, ni d'espace où en parler en sécurité."

Line Tabet, cofondatrice de l'ONG Dawrati

à franceinfo

Selon l'étude de Fe-Male, à cause de la crise, 76% des filles et femmes interrogées ont des difficultés d'accès aux protections périodiques et 42% ont modifié leur usage des serviettes. "Il y a des filles qui ratent l'école parce qu'elles n'ont pas de serviettes, certaines qui utilisent des restes de couches pour bébé ou des vieux vêtements. Elles superposent leurs culottes pour éviter les fuites", illustre Line Tabet.

"Un sujet de stress et d'anxiété"

Dans les rayons des supermarchés, de nouvelles marques de serviettes bas de gamme sont apparues, destinées à cette clientèle appauvrie. Mais la matière n'absorbe pas bien le sang et les fuites sont fréquentes. Surtout, leur effet sur le corps des femmes est désastreux. "Elles provoquent des odeurs, des démangeaisons, des allergies", dénonce Liliane Jalbout, gynécologue à Beyrouth, qui voit de plus en plus de patientes affectées.

Reine Choueiri dans le rayon de protections périodiques d'un supermarché de Beyrouth, le 28 octobre 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

En plus de ces effets physiques, la précarité provoquée par la crise se ressent sur la santé des femmes. Nombre d'entre elles voient par exemple leur cycle déréglé. "Elles ont des règles plus abondantes ou au contraire des aménorrhées [absence de menstruations]. Parfois, les règles arrivent très tard et elles angoissent d'être enceintes, car elles n'ont pas d'argent pour élever un bébé", décrit la soignante.

"Les règles sont devenues un sujet de stress et d'anxiété pour les femmes. Cela a un impact direct sur leur santé mentale."

Liliane Jalbout, gynécologue

à franceinfo

Face à ce constat, Line Tabet a lancé en mai 2020 un appel aux dons sur les réseaux sociaux. Très vite, elle reçoit des quantités de paquets. "Mon salon était rempli de cartons ! Il y en avait partout. Le premier mois, on a distribué 1 050 paquets" de protections périodiques, explique-t-elle.

"Maintenant, j'ai des employées de banque qui me contactent. Leur salaire est passé de 2 000 dollars à 150 dollars et elles doivent choisir entre payer l'électricité ou s'acheter des serviettes."

Line Tabet

à franceinfo

Line répartit les dons en plusieurs kits : un kit élémentaire, pour un mois, avec des serviettes, des protège-slips et du gel intime, un kit pour les femmes enceintes avec des serviettes plus épaisses, et un kit pour les adolescentes qui auront bientôt leurs premières règles. "Dans celui-ci, on va bientôt ajouter un petit livret fait par un gynécologue pour comprendre son cycle et un vernis à ongle", afin de rendre le paquet plus "girly" et le sujet plus attrayant, selon la Libanaise.

Une "urgence sanitaire"

Car au Liban, comme dans de nombreux pays, les règles sont taboues. "Vous n'imaginez pas le nombre de métaphores qu'on utilise pour les désigner : Tante rose est venue, Bloody Mary, mes coquelicots…" énumère Line en faisant défiler sur son téléphone les expressions fleuries envoyées par les internautes sur le compte Instagram de Dawrati. "Les femmes disent toujours 'ana sakhne', ce qui veut dire 'je suis malade', pour sous-entendre qu'elles ont leurs règles."

"On ne parle pas des règles, surtout en présence d'un homme. Certains pères refusent d'aller chercher les serviettes pour leurs filles. Dans les supérettes, on peut te donner un sac noir pour les cacher quand tu les achètes."

Line Tabet

à franceinfo

En lien avec ce même tabou, les tampons sont très peu utilisés. "Il y a tout un mythe selon lequel ils feraient perdre la virginité des femmes", étaye Line, qui garde chez elle un stock de 1 000 tampons qui ne trouve aucune preneuse. Pour ne pas gêner d'éventuelles bénéficiaires, Line distribue ses kits dans des sacs neutres en papier blanc. "Je prends en compte la culture. Mon but n'est pas de choquer, je ne fais pas de photos de culottes avec du sang par exemple. L'urgence est d'abord économique et sanitaire", énonce-t-elle.

Quand on l'interroge sur la pollution que représentent ces tonnes de serviettes jetées chaque année, elle se défend : "Après tout ce qu'elles ont vécu, les Libanaises n'ont pas la force de s'ajouter une charge. On ne vit pas au Danemark, où on peut tester la cup un jour puis la culotte menstruelle le lendemain. Nous n'avons pas ce luxe ni ce temps."

Des serviettes fabriquées par des réfugiées

Dans le nord du pays, dans le gouvernorat de l'Akkar, Latifa n'a pas attendu la crise pour se soucier de la santé des femmes. Dans cette région très pauvre, limitrophe de la Syrie au Nord et bordée à l'Ouest par la Méditerranée, les camps de réfugiés se sont étendus au fil des guerres. Les femmes originaires de Syrie ou de Palestine sont les premières touchées par la précarité menstruelle. Depuis sept ans, Latifa travaille à leurs côtés au sein de l'ONG Days for girls.

Latifa et Mil Vat fabriquent des serviettes en tissu dans leur atelier au Liban, le 1er novembre 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Dans son atelier de couture, le message "L'hygiène menstruelle est un droit humain" est affiché et Latifa apprend aux femmes à fabriquer des protections périodiques réutilisables en tissu. Ce jour-là, elle est accompagnée de Firial et Mil Vat, deux couturières chevronnées. Assise derrière une machine à coudre Singer, Mil Vat s'applique à assembler des couches de tissu en cadence. Pour elle, ce travail est une source d'émancipation. "Je suis la seule à rapporter de l'argent dans ma famille, donc ça me donne du pouvoir", se réjouit la couturière syrienne.

Les serviettes sont ensuite vendues à des ONG pour 20 dollars les 8, et les fonds perçus sont reversés aux couturières. "Au début, beaucoup étaient dégoûtées par leur sang et ne voulaient pas laver leurs culottes avec leurs autres vêtements", se souvient Latifa. "Mais on a écouté leurs retours et on s'est adapté. Depuis qu'on a commencé, il y a eu au moins 13 versions de serviettes." Les derniers modèles sont livrés avec un sac de lavage et un savon. Le coton blanc a été remplacé par des tissus colorés fabriqués en Jordanie ou en Syrie. "Les femmes étaient gênées quand elles étendaient leurs serviettes blanches dehors et qu'il y avait des taches", explique Latifa.

Des serviettes en tissu fabriquées par l'ONG Day for Girls à Akkar au Liban, le 1er novembre 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Avec la crise, les demandes affluent. Depuis le début de l'année, 5 000 kits ont déjà été vendus. La prochaine étape de l'organisation est de renforcer les ateliers d'information sur le cycle menstruel auprès des adolescentes qui "ont une vie de règles devant elle", glisse Latifa. Elle résume : "Saigner ne devrait plus être un privilège."

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