Crise économique au Liban : le quotidien bouleversé de la famille Shemaly, qui vit "aujourd'hui avec 250 euros par mois pour cinq"
La dépréciation de la livre libanaise et l'explosion du prix des produits de base ont anéanti le pouvoir d'achat de la classe moyenne. Franceinfo a rencontré une famille de la plaine de la Bekaa.
Compter, économiser, puis recompter. Depuis un an, la vie de la famille Shemaly ne se résume plus qu'à cette obsession. "Pas plus tard que ce matin, j'étais déjà en train de me demander comment j'allais remplir la bonbonne de gaz pour cuisiner", soupire Haddla, 62 ans. Assise sur une chaise en plastique à l'ombre du chataîgnier qui s'élance au milieu du jardin, cette mère de neuf enfants, qui a consacré sa vie à s'en occuper seule, a les traits fatigués. Quand on l'interroge sur leur âge, elle hésite, amusée, puis assure : "Je crois que c'est de 23 à 43 ans".
Comme de nombreuses familles de la plaine de la Bekaa, les Shemaly ont longtemps gagné leur vie en cultivant la terre. Couvrant 4 000 km2, cette vallée est entourée par les montagnes du mont Liban et de l'Anti-Liban. Malgré l'aridité du climat, le passage des fleuves Litani et Oronte lui ont longtemps valu le surnom de "grenier agricole". "Mon mari était agriculteur. Dans notre champ de 2 km2, on plantait toutes sortes de légumes qu'on vendait ou qu'on mangeait", raconte Haddla.
Dans ces champs fertiles, les Shemaly produisaient différents blés, des oignons, du basilic, de la coriandre, des concombres, des tomates... "On gagnait environ 1 million de livres libanaises, ce qui faisait peut-être 1 000 dollars au taux d'avant la crise." Aujourd'hui, avec la crise, le champ ne suffit plus. Les enfants restés au Liban ont tous perdu leur travail et sont revenus, bon gré mal gré, au domicile familial. "Maintenant, on vit avec 250 euros par mois pour cinq personnes minimum", se lamente-t-elle.
Une facture d'électricité en hausse
Dès le lever du jour et jusqu'à la tombée de la nuit, le quotidien des Shemaly est une succession de renoncements. "Par où voulez-vous que je commence ?", demande Haddla, dépitée, en apportant un plateau de tasses de kahwé, le café libanais traditionnel. Elle commence par l'électricité, cette préoccupation quotidienne pour nombre de Libanais. "A cause du rationnement, on a des coupures tous les jours. Environ 5 heures la nuit et 2 heures pendant la journée", explique Haddla.
Il y a bien un générateur privé, que les habitants du quartier se partagent. Mais avec la hausse du prix du fioul, la facture a explosé, passant de 200 000 livres à plus d'un million par mois (de 10 euros à environ 50 euros au taux du marché noir*).
"Avant, dès que je me levais, j'allumais la télévision et elle restait allumée toute la journée. Pareil pour la radio, on écoutait tout le temps de la musique. Maintenant, tout est éteint pour économiser l'électricité."
Haddla Shemalyà franceinfo
En cette fin octobre, la température à El Marj, la ville des Shemaly, avoisine les 25 degrés, mais habituellement, "il fait frais et on allume le chauffage". Cette année, Haddla compte attendre "le dernier moment" pour s'en servir.
Le manque d'électricité est si conséquent que la matriarche se voit faire des contrôles qu'elle n'aurait jamais pensé faire de sa vie. "Je vérifie tout le temps que les ampoules sont éteintes. J'attends que la machine à laver soit pleine pour la lancer. Avant, je pouvais en faire une avec deux tee-shirts", illustre-t-elle, en enchaînant les cigarettes Cedars, célèbre marque libanaise. Sur ce point, elle confie en plaisantant : "J'aimerais bien arrêter, pour ma santé et pour économiser, mais je n'y arrive pas ! J'aime trop fumer !"
"On prépare des conserves pour tout l'hiver"
Autre angoisse au quotidien : l'alimentation. Avant la crise, les Shemaly avaient l'habitude d'aller au supermarché pour compléter leur récolte de légumes. Aujourd'hui, tout est devenu inaccessible. "Un kilo de pommes de terre, c'est 10 000 livres [environ 50 centimes d'euro au taux actuel*]. Avant, c'était 200 livres ! Et c'est pourtant un aliment de base", s'indigne Haddla. Le dimanche, jour de retrouvailles pour toute la famille, fini la table chargée de viande pour le barbecue ou le fromage halloumi qu'on fait fondre sur la braise.
Avant, mes enfants mangeaient de la viande quand ils voulaient. Maintenant, c'est quinze fois plus cher, on ne peut plus se le permettre. Et pourtant, c'est si bon !"
Haddla Shemalyà franceinfo
Ces privations sont vécues comme des humiliations, notamment quand il s'agit de changer ses habitudes. De passer des marques "de bonne qualité" à celles bas de gamme, réservées jusqu'ici aux plus modestes. "Le Picon [du fromage frais en portions], j'en achetais tout le temps. Mais comme c'est un produit importé, c'est devenu très cher. Je ne le regarde même plus dans les rayons", se désole Haddla. Même chose pour le lait en poudre Nido ou la boîte de Nescafé Gold. "Heureusement, mon fils qui vit en Arabie saoudite nous en rapporte, parce qu'il est trop bon ce café !", glisse-t-elle malicieuse.
Affairé à ses côtés à chasser les poules qui tentent de picorer les cerneaux de noix posés sur la table, son fils Rabeh ajoute : "Je ne bois plus de Red Bull, mais du Dark Blue, une sous-marque", dit-il, désabusé. Faire ses provisions est aussi devenu une norme. "Maintenant, avec les légumes de l'été, on prépare des conserves pour tout l'hiver", reprend Haddla, en décrivant les pots de pickles et de confiture qu'elle garde dans un placard.
Une de ses filles, Hanin, qui passe avec son fils dans les bras, glisse attristée : "Il ne faut pas oublier les anniversaires des enfants. On ne les fête plus. Et si les enfants insistent, on fait le gâteau nous-mêmes, alors qu'avant, on aimait bien l'acheter."
La fin des sorties à Beyrouth
La chute a été particulièrement brutale pour Rabeh. A 23 ans, le cadet de la famille avait monté sa propre affaire dans l'électricité après le lycée. Mais la pénurie de chantiers l'a peu à peu contraint à fermer boutique et à congédier ses deux salariés. "Je gagnais 1 000 dollars par mois, maintenant j'ai à peine de quoi charger mon téléphone", raconte-t-il, amer. En 2019, excédé, il a rejoint la Thawra, le mouvement révolutionnaire contre le gouvernement. Mais la mobilisation a vite été affaiblie par l'épidémie de Covid-19.
La moto qu'il aimait tant ? Rabeh l'a vendue et remplacée par un scooter moins onéreux. Les repas qu'il faisait sans compter dans les restaurants chics de Zahlé, la plus grande ville de la Bekaa ? Terminé depuis plusieurs mois.
"Avant, je n'économisais pas. Je passais mes week-ends à la mer, dans les bars à Beyrouth. Maintenant, je suis obligé de demander de l'argent à ma mère pour vivre."
Rabeh Shemalyà franceinfo
Rabeh a bien pensé à rejoindre la capitale pour trouver du travail, El Marj n'étant qu'à une heure de route en voiture, mais il n'y a pas de besoins là-bas non plus. "Avec la hausse du prix du carburant, le transport me coûterait trop cher de toute façon", rappelle-t-il.
"L'argent a pris une place démesurée dans leur vie"
Les Shemaly ne comptent plus que sur le soutien financier des deux aînés partis travailler dans les pays du Golfe. En doudoune kaki et claquettes-chaussettes, Hadi Omar est justement de passage. Les yeux clairs comme tous les membres de la famille, il s'assied à l'écart et murmure en plaisantant : "Il ne faut pas que ma mère m'entende – heureusement, elle ne comprend pas l'anglais – mais je déteste revenir ici !"
Depuis cinq ans, Hadi Omar gère un restaurant au Koweït. Une opportunité dénichée après avoir gravi les marches de la même enseigne au Liban, en passant de la plonge à la direction. "Je gagne environ 150 dinars (environ 430 euros) par mois. En fonction de ce que je dépense, j'arrive à envoyer une bonne partie de ma paie à ma famille", compte-t-il. Là-bas, Hadi Omar mène une vie loin des tiraillements quotidiens de ses proches. Il ne s'épanchera pas davantage sur le sujet. "J'écris, j'aimerais publier mon livre", confie-t-il tout de même en citant Agatha Christie et le poète libanais Gibran Khalil Gibran. "J'écris sur ce que je ressens, sur la religion ou sur mon rapport aux autres."
Au Koweït, j'ai du temps et de l'espace mental pour écrire, réfléchir. Au Liban, tu ne penses qu'au jour le jour, à survivre au quotidien."
Hadi Omar Shemalyà franceinfo
Même loin, Hadi Omar ressent une pression, celle de devoir assurer pour sa famille. "J'aimerais bien qu'ils aillent vivre dans un autre pays, mais ma mère est trop âgée", explique-t-il. Quand il rentre, il a toujours ce sentiment peu avouable de vouloir tout de suite repartir. "Je suis content, parce qu'ils sont contents de me revoir. Mais je vois bien qu'ils ne sont pas heureux, qu'ils sont fatigués, qu'ils font bonne figure. L'argent a pris une place démesurée dans leur vie", regrette-t-il.
"On a peur pour l'avenir de nos enfants"
Eparpillés autour de la maison, jouant dans l'arbre ou sur la balançoire, les enfants observent d'un regard curieux les conversations des adultes. Au gré de ses différents mariages, Haddla a 30 petits-enfants et Omar Hadi 40 neveux et nièces. "Ils sont petits mais ils comprennent très bien la situation. Un de mes fils m'a demandé l'autre jour s'il devait casser sa tirelire pour me donner les quelques livres qu'il avait", raconte Fatima, une belle-fille.
La grand-mère acquiesce. "Je suis très inquiète pour mes petits-enfants. Il commence même à manquer d'enseignants à l'école à cause de la baisse des salaires. On est en train de faire une génération perdue", dit-elle. Parfois, elle se souvient de la guerre civile et se rassure en se disant que c'était pire, que les gens avaient fini par s'y faire. Rabeh la coupe, fataliste : "Non, on ne s'adapte pas. On ne s'adaptera jamais."
* Le taux de change officiel est de 1 500 livres libanaises pour 1 dollar américain. Au marché noir, le taux est de 20 800 livres pour 1 dollar. C'est ce taux qui est utilisé au quotidien et qui a flambé avec la crise.
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