A Fallouja, les années de calvaire des civils
En douze ans, la ville irakienne a connu un siège américain destructeur en 2004 puis la prise de pouvoir, sur les cendres fumantes d'Al-Qaïda, du groupe Etat islamique, qui imposait la charia depuis 2014.
Dans l'histoire récente, peu de villes ont vécu l'enfer comme Fallouja. La cité irakienne, rebelle aux Américains, berceau de la conquête de l'Etat islamique et officiellement reprise par l'armée irakienne dimanche 26 juin, cristallise les tensions de l'interminable guerre civile dans le pays. Pour les civils, y vivre est synonyme de souffrances, colère et désespoir.
Vivre à Fallouja n'a pourtant pas toujours été synonyme de guerre. Sunnite, Fallouja est célèbre pour ses 200 édifices religieux qui lui valent le surnom de "ville aux mosquées". Sous Saddam Hussein, elle est un bastion du parti Baas. De nombreux dignitaires viennent de Fallouja.
Située à 70 km de Bagdad, sur la route de la Jordanie, la ville compte 300 000 habitants. Il y a des usines automobiles. On fabrique aussi des armes chimiques. Les habitants de Fallouja sont plutôt privilégiés et la ville prospère. Même si elle n'est pas épargnée par l'invasion américaine de 1991, lorsqu'un "dommage collatéral", une bombe tombée sur un marché, se solde par la mort de 1 360 civils.
Un "émirat" dès 2003
Est-ce le souvenir du Tornado britannique qui a largué sa bombe sur Falouja pendant la première guerre du Golfe ? La tradition rebelle d'une ville qui avait tenu tête aux Britanniques ? Ou plus prosaïquement, celui d'une ville acquise à l'ancien régime et excédée par les bavures de l'armée américaine pendant l'invasion ? A Fallouja, le ressentiment contre les Américains est immense et une rébellion sunnite est en gestation. "Dès la fin 2003, une partie des combattants ayant pris le contrôle de Fallouja y avait établi un régime islamiste, connu alors comme 'l'émirat de Fallouja'", observe la chercheuse Myriam Benraad.
Ce ressentiment éclate au grand jour le 31 mars 2004. Quatre employés de Blackwater, société privée américaine qui fournit des mercenaires, tombent dans une embuscade, sont brûlés vifs dans leur véhicule et traînés à travers la ville. Une foule en liesse hurle : "Vive les moudjahidins !", "Longue vie à la résistance !" Deux corps sont pendus à un pont qui surplombe l'Euphrate.
Tout est filmé. Ces images rappellent aux Américains celles des 18 soldats massacrés à Mogadiscio (Somalie) en 1993. L'armée américaine ne tarde pas à venir "pacifier" la ville.
La ville pulvérisée par plus de 300 bombes
Fallouja est assiégée une première fois en avril 2004. En octobre, un groupe jihadiste conduit par Abou Moussab Al-Zarqaoui fait allégeance à Al-Qaïda. En novembre, une deuxième opération américaine est conduite sur la ville pour les en déloger. "Les journalistes américains embarqués avec les unités de Marines ont rapporté la terrible traque menée contre les insurgés : louvoyant dans des ruelles sombres avec des explosifs et des snipers, sautant de toits en toits, faisant voler en éclat les portes et les fenêtres et écrasant la ville sous les tirs d'artillerie", se souvient une journaliste de CNN.
Une "destruction apocalyptique", rapporte-t-elle. "Fallouja a été pulvérisée par plus de 300 bombes et 6 000 tirs d'artillerie pendant une bataille de six semaines." La ville s'est vidée, les destructions sont colossales. Plus de la moitié des maisons ont été touchées, un quart sont détruites ou invivables. Il n'y a pas d'électricité, peu d'eau.
Mais la pire des séquelles est peut-être cachée. Fallouja est empoisonnée. Les années passent et de plus en plus de femmes accouchent de "bébés monstres", des enfants malformés. D'autres bébés ont des cancers, des trisomies, selon la maternité de la ville et les enquêtes de journalistes. L'armée américaine est pointée du doigt. A-t-elle utilisée des armes polluantes ? Il est question d'uranium appauvri. D'après les témoignages recueillis par la presse, la ville a été bombardée au phosphore blanc. L'armée américaine aurait aussi eu recours à du napalm, comme pendant la guerre du Vietnam.
L'Etat islamique prend Fallouja et impose la charia
Mais Al-Qaïda en Irak n'est pas annihilé. L'organisation bénéficie du martyr de ses combattants et de la marginalisation des sunnites, explique la chercheuse Myriam Benraad. "Ce n'est pas que les habitants de Fallouja ont accepté Al-Qaïda ou maintenant l'Etat islamique. Les extrémistes ont trouvé leur puissance dans leur mécontentement", ajoute la reporter de CNN.
Il faudra l'intervention de tribus sunnites et une longue campagne de contre-insurrection pour affaiblir le mouvement. Quand les Américains se retirent d'Irak, en 2011, ils pensent en avoir fini avec Al-Qaïda. Mais l'organisation se nourrit des errements du président chiite Nouri Al-Maliki, qui marginalise les sunnites, et de l'incurie de l'Etat. La colère gronde. En 2013, on manifeste à nouveau à Fallouja.
Al-Qaïda donne naissance à l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). Début 2014, Fallouja est la première ville à être prise dans l'offensive fulgurante des jihadistes qui conduit à la prise de la deuxième ville d'Irak : Mossoul. La population de Fallouja accueille plutôt favorablement l'Etat islamique. Que s'y passe-t-il ? La charia est instaurée.
Alerte de Human Rights Watch
Une source à Fallouja explique ainsi à France 24 que l'organisation "a mis en place une administration, une justice, les rues sont nettoyées tous les jours…" L'Etat islamique fournirait "des denrées de première nécessité aux commerçants [comme la farine ou le riz] pour les vendre à des prix cassés" et aurait "mis en place un système pour payer les propriétaires de générateurs électriques assurant le courant dans les quartiers de la ville qui en sont privés". Mais la population n'a pas son mot à dire. Le groupe jihadiste impose surtout la tyrannie, les conditions humanitaires se dégradent.
Début 2016, les forces gouvernementales coupent les voies d'approvisionnement. L'ONG Human Rights Watch alerte, le 7 avril 2016, sur le "risque de famine" et le manque de médicaments. A l'AFP, un habitante dit que son fils de cinq ans lui "a demandé de le tuer, parce qu'il avait tellement faim qu'il n'en pouvait plus". Les habitants qui tentent de fuir sont exécutés et leurs corps exposés à la vue de tous. Les civils sont pris entre deux feux.
Une ville martyre
Quand l'assaut est lancé fin mai, l'ONU estime qu'il reste 50 000 civils dans la ville pour plusieurs centaines combattants jihadistes (entre 500 et 700). La population est lasse du joug de l'Etat islamique mais redoute aussi les forces gouvernementales irakiennes soutenues par des milices chiites. Un mois plus tard, la ville est définitivement reprise au groupe terroriste. Mais contrairement à ce qui avait été promis par les autorités, les miliciens sont autorisés à entrer dans la ville.
Pourtant, dès le 9 juin, Human Rights Watch alerte sur les exations de ces milices contre les civils sunnites dans les faubourgs de Fallouja. L'ONG parle de tortures, d'exécutions sommaires, de passages à tabac... Selon les autorités de la province, 50 personnes ont été exécutées et 700 ont disparu. 605 autres ont été victimes de violences. Dans Le Monde, un homme raconte ainsi comment des miliciens ont exécuté 16 hommes désarmés qui fuyaient Daech, comme lui. A nouveau, les civils sont des cibles.
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