Cinq questions qui se posent après la défaite annoncée de l'Etat islamique en Syrie
Les jihadistes du groupe Etat islamique retranchés dans l'est de la Syrie n'ont d'autre choix que la capitulation, a averti lundi l'alliance arabo-kurde soutenue par Washington.
Un territoire réduit à moins d'un demi-kilomètre carré dans le village de Baghouz. C'est ce qui reste, en Syrie, du "califat" du groupe Etat islamique, qui devrait bientôt rendre son dernier souffle. Les jihadistes sont pris au piège dans une poche située dans l'est de la Syrie, non loin de la frontière irakienne.
Mais l'offensive de l'alliance arabo-kurde, soutenue par la coalition internationale, piétine. En attendant, les ministres des Affaires étrangères européens ont discuté de la Syrie, lundi 18 février, au lendemain de l'appel du président américain Donald Trump à rapatrier leurs jihadistes. Une situation complexe qui pose plusieurs questions.
1Cela signifie-t-il la fin de l'Etat islamique ?
La réponse est non. Cette perte territoriale ne sonne pas le glas de l'EI, car sa propagande est toujours vivace, explique à franceinfo Amélie M. Chelly, docteure en sociologie religieuse et politique, spécialiste des phénomènes de politisation de l'islam. "Ce n'est pas parce qu'on peut entrevoir la disparition territoriale de Daech qu'il y aura une disparition des attentats", analyse-t-elle.
"L'EI reste en capacité de frapper là où il le souhaite", estime ainsi Wassim Nasr, journaliste spécialiste des groupes jihadistes, dans une interview à France 24. Selon lui, l'EI "a renoué avec un mode opératoire insurrectionnel, en vigueur entre 2007 et 2013 en Irak". Les opérations menées par les jihadistes visent à "harceler (…) pour maintenir l'adversaire sous pression". Un "choix tactique" planifié, qui permet aux jihadistes de "constituer une menace permanente", estime le journaliste. Il rappelle à franceinfo que l'EI est "dans une logique d'expansion en Afrique et en Asie du Sud, qui sont les nouveaux épicentres de son activité".
"A partir du moment où Daech est vaincu sur le plan militaire, ce groupe idéologiquement fanatique mute. On va avoir affaire ces prochaines années à une guérilla, comme c'était le cas avant l'établissement de l'Etat califal", prévient, sur RTL, Frédéric Encel, maître de conférences à Sciences Po. "Les chefs et les principaux militants savent très bien se dissimuler au sein de la population civile, en Irak et en Syrie pour l'essentiel", détaille-t-il, d'autant plus qu'ils sont "protégés par une bonne partie de la population".
2Que vont devenir les jihadistes étrangers en Syrie ?
Cet épineux dossier n'est toujours pas tranché. Que faire des personnes qui revendiquent leur appartenance à l'EI, souvent accompagnées de leurs enfants, interpellées au fur et à mesure que l'espace territorial du "califat" se rétrécit ? Actuellement, les hommes sont en prison, les femmes et les enfants dans des camps de déplacés. Ils sont retenus par l'administration semi-autonome kurde. Celle-ci refuse de juger les étrangers et veut les renvoyer vers leur pays d'origine. Mais, en France comme dans d'autres pays européens, cette question du retour des jihadistes détenus en Syrie fait débat. Les puissances occidentales se montrent réticentes à l'organiser, face à l'hostilité d'une partie de leur opinion publique.
Sur Twitter, Donald Trump s'est lancé dans une diatribe contre les Etats européens qui tergiversent. "Les Etats-Unis demandent à la Grande-Bretagne, à la France, à l'Allemagne et aux autres alliés européens de reprendre plus de 800 combattants de l'EI que nous avons capturés en Syrie afin de les traduire en justice", a-t-il martelé, dans la nuit de samedi à dimanche. "Il n'y a pas d'alternative car nous serions forcés de les libérer. Les Etats-Unis ne veulent pas que ces combattants de l'EI se répandent en Europe", a-t-il prévenu.
The United States is asking Britain, France, Germany and other European allies to take back over 800 ISIS fighters that we captured in Syria and put them on trial. The Caliphate is ready to fall. The alternative is not a good one in that we will be forced to release them........
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) 17 février 2019
....The U.S. does not want to watch as these ISIS fighters permeate Europe, which is where they are expected to go. We do so much, and spend so much - Time for others to step up and do the job that they are so capable of doing. We are pulling back after 100% Caliphate victory!
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) 17 février 2019
"Ce sont les Kurdes qui les détiennent et nous avons toute confiance dans leur capacité à les maintenir" en détention, a répliqué Laurent Nuñez, le secrétaire d'Etat à l'Intérieur, sur BFMTV. "Quoi qu'il en soit, si ces individus reviennent sur le territoire national, ils seront tous judiciarisés et incarcérés", a-t-il ajouté. "A ce stade, la France ne répond pas à ces injonctions et garde sa politique au cas par cas. Pour le moment, nous ne changeons pas de politique", a souligné la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, lundi, sur France 2.
En Belgique, le ministre de la Justice, Koen Geens, a réclamé une "solution européenne". De son côté, l'Allemagne a affirmé vouloir s'assurer du jugement de ses ressortissants jihadistes encore en Syrie, même si leur rapatriement tel que réclamé par Donald Trump s'annonce "extrêmement difficile". Le Royaume-Uni, lui, a purement et simplement rejeté l'appel du président américain. "Les combattants étrangers devraient être traduits en justice conformément à la procédure légale adéquate dans la juridiction la plus appropriée", a estimé un porte-parole de la Première ministre Theresa May.
3Comment peut évoluer le rôle joué par les Kurdes ?
C'est la milice kurde des Unités de protection du peuple (YPG) qui domine l'alliance arabo-kurde des Forces démocratiques syriennes (FDS). Celle-là même qui s'apprête à proclamer la victoire sur l'Etat islamique. Mais avec le retrait des troupes américaines annoncé par Donald Trump, elle apparaît plus fragile que jamais, face aux menaces d'intervention de la Turquie. Car Ankara considère les YPG comme la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui livre une sanglante guérilla à l'Etat turc depuis 1984.
Pour se protéger, les Kurdes ont amorcé un rapprochement avec le régime de Bachar Al-Assad, le président syrien. Ils tentent de négocier une solution politique pour préserver leur semi-autonomie. Les négociateurs du Conseil démocratique syrien, branche politique des FDS, sont pourtant allés à Damas "sans poser de conditions préalables", expliquait Le Monde diplomatique, fin décembre 2018. "Nous n’utilisons pas de grands slogans comme : 'Nous voulons la chute de Bachar Al-Assad.' Ce n’est pas le point-clé. Ce qui importe, c'est de modifier la Constitution et de changer la base du système politique de la Syrie", expliquait au mensuel une membre de la délégation. Mais les pourparlers piétinent.
Les Kurdes syriens exhortent donc les Européens à ne pas les abandonner une fois le groupe Etat islamique vaincu. Dans un entretien à l'AFP, dimanche soir, un de leurs hauts responsables appelle ces pays à ne pas "lâcher" leurs alliés. Il demande en particulier à la France, membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, d'œuvrer en faveur du déploiement d'une force internationale après le retrait des troupes américaines de Syrie. L'avenir des Kurdes en Syrie est donc incertain.
4Les Etats-Unis vont-ils totalement retirer leurs troupes de Syrie ?
Difficile d'avoir une réponse claire à cette question. Depuis l'annonce, en décembre 2018, du retrait des 2 000 militaires américains déployés en Syrie, un sentiment de confusion règne chez les alliés européens. Donald Trump se montre inflexible dans ses déclarations, mais chez les hauts responsables diplomatiques ou militaires, le ton n'est pas le même.
Ainsi, le vice-président américain, Mike Pence, a promis que les Etats-Unis maintiendraient "une présence militaire dans la région, qu'ils continuer[aient] à travailler avec leurs alliés pour lutter contre les jihadistes et empêcher qu'ils ne redressent la tête", écrit Le Figaro. "Nous changeons de tactique mais pas de stratégie au Moyen-Orient", a-t-il assuré vendredi. Peut-on, alors, y voir un effet d'annonce de la part du président américain ? Considérer que c'est la fin de l'EI "est un tour de passe-passe politique de Donald Trump pour justifier le retrait des troupes américaines", analyse Amélie M. Chelly.
De fait, la date exacte du retrait des troupes n'est pas connue. Le général Joseph Votel, patron du Commandement central américain, a averti qu'elle dépendrait de la situation dans le pays. "Le califat a encore des chefs, des ressources ; il faut donc continuer à mettre la pression sur leurs réseaux", a-t-il déclaré vendredi sur CNN (en anglais). Pour lui, le retrait américain est prématuré. Lundi, Joseph Votel a effectué une brève visite en Syrie, où il a rencontré des responsables kurdes.
5Comment les rapports de force peuvent-ils évoluer en Syrie ?
La bataille menée contre l'EI représente aujourd'hui le principal front de la guerre en Syrie, qui a fait plus de 360 000 morts et des millions de déplacés et réfugiés depuis 2011. Si elle se termine, peut-on espérer voir la paix s'installer ? Pas si sûr. "Le nouvel envoyé spécial de l'ONU dans le pays, Geir O. Pedersen, voudrait croire que la nouvelle réalité sur le terrain permettra la réconciliation de toutes les parties, relève Le Figaro. Mais entre les Turcs qui ne veulent pas quitter la Syrie, la Russie qui peine à imposer une solution politique, l'Iran qui pousse les murs du Levant, le régime de Damas qui croit toujours à la force, le sort de Bachar Al-Assad qui continue à opposer les acteurs, le ministre de la Défense libanais, Elias Bou Saab, préfère parler d'une 'bombe à retardement' pour la région."
Ce désengagement, et la menace d'une offensive turque contre les forces kurdes, font craindre un chaos sécuritaire dont bénéficierait l'EI. Car sans tenir de territoires, des jihadistes sont aussi dispersés dans le vaste désert syrien, qui s'étend sur 90 000 km2. Et ils revendiquent des attaques menées par des "cellules dormantes" dans les régions contrôlées par les FDS.
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