ENQUETE FRANCEINFO. De l'aéroport à l'école, l’épineux retour en France des enfants de jihadistes
"Ces gamins ont vécu dans des conditions qui ne sont pas normales, avec des valeurs différentes de celles de nos sociétés occidentales. Certains ont assisté à des décapitations, voyaient des armes à la maison, avec des valeurs antidémocratiques, anti-tout." Ces "gamins", dont parle François Molins, ce mardi 23 janvier, ont vécu leurs premières années sur les terres régies par l’organisation Etat islamique, en lieu et place de la République française.
Un petit nombre d’entre eux a regagné le pays de leurs parents jihadistes ces derniers mois. Ces "petits revenants", comme on les surnomme, font peur ; même s’ils n’ont pas tous assisté à des décapitations. Sont-ils des "bombes à retardement", comme le craint le procureur de la République de Paris ? Si oui, comment les désamorcer ? "Ce sera l’un des gros enjeux des années à venir", estime le magistrat.
Depuis le mois de mars 2017, une circulaire dicte la conduite à tenir avec ces enfants de l’ombre, de leur arrivée à l’aéroport jusqu'au retour à l’école. Elle prévoit notamment un placement provisoire immédiat et une évaluation médico-psychologique systématique. Mais entre les lignes des textes ministériels, se glissent des histoires bien particulières. Nous vous racontons ici le sinueux parcours des mineurs de retour de Syrie et d’Irak.
Un placement immédiat quasi systématique
Stéphanie* s’en souviendra toute sa vie. L’avion qui la ramène de Turquie avec son petit garçon vient de se poser à Roissy (Seine-Saint-Denis). En guise de comité d’accueil, sa mère, des agents de la DGSI et des éducateurs de la protection de l’enfance. "J’avais dit à mon fils qu’il allait partir chez sa mamie, mais le juge a changé d’avis", raconte la jeune femme, qui s’est convertie à l’islam par amour et a suivi son mari en Syrie il y a trois ans. Mehdi*, trois ans et demi, comprend qu’il va être séparé de sa mère, éclate en sanglots et s’accroche de toutes ses forces à sa djellaba noire. La phrase de l’assistante sociale résonne encore en elle aujourd’hui : "On ne va pas y passer la nuit, il faut faire au plus vite."
Ces scènes douloureuses se sont multipliées ces derniers mois sur le tarmac de l’aéroport francilien, où atterrissent la plupart des "petits revenants" de zone irako-syrienne. Un éducateur de Seine-Saint-Denis se souvient de cette mère, revenue dans le courant de l’année 2016 avec deux enfants en bas âge.
Elle pensait qu’elle allait les garder donc elle ne les avait pas préparés au placement.
La femme a finalement été incarcérée. Son petit dernier, encore allaité, a dû être sevré en urgence.
Sur les 450 mineurs, environ, qui se trouveraient là-bas, une soixantaine sont rentrés pour l’instant, parfois seuls. Un nombre relativement faible car le gouvernement français applique une politique du "cas par cas" en matière de rapatriement et les violents combats font craindre un nombre élevé de victimes parmi eux. Chez ceux qui ont pris le chemin du retour, les adolescents poursuivis par la justice sont rares. En décembre 2017, ils étaient huit. Les autres ne sont pas considérés comme des enfants soldats mais comme des mineurs en danger, qui nécessitent une protection, judiciaire et administrative. La majorité est très jeune puisque beaucoup ont poussé leur premier cri sur place, à Raqqa, Mossoul ou d’autres villes de la région. Sur les 44 enfants accueillis en Seine-Saint-Denis, 33 ne sont pas nés en France.
Quand ces retours sont organisés par les autorités françaises, la séparation de la mère est immédiate, au moins le temps de la garde à vue dans les locaux des services de renseignement. L’interrogatoire peut être prolongé jusqu’à six jours. Celui de Stéphanie a duré 96 heures. La jeune femme est ressortie sans être poursuivie par le parquet antiterroriste. Un cas de figure exceptionnel, la mise en examen des revenantes pour "association de malfaiteurs terroristes" étant devenue systématique dans le courant de l’année 2016. Le regard sur les "returnees au féminin" a changé. En cause, les photos de certaines, posant avec une kalachnikov sur les réseaux sociaux. Et l’appel au jihad armé de l’Etat islamique adressé y compris aux femmes et aux enfants à la fin de l’été 2017.
"On le sait, des femmes ont porté des armes pour Daech, ce n’était pas que des ventres, c’était aussi des cerveaux", confirme Hélène Franco, ancienne juge des enfants à Bobigny. Le passage par la case détention provisoire s’est lui aussi systématisé. Sur les 32 femmes revenues de Syrie ou d’Irak et mises en examen, 11 ont été placées sous contrôle judiciaire, 15 en détention provisoire et six ont déjà été condamnées.
Laurence* est restée en prison un mois et demi, après avoir suivi des connaissances en Syrie. Cette femme de 34 ans, y a passé quelques semaines, avec son fils de 4 ans, en 2015. Poursuivie pour soustraction de mineur – et non pour association de malfaiteur terroriste –, elle n’a pas vu son enfant, confié à son mari, pendant cette période. "J’avais besoin de ce temps-là pour digérer, j’avais perdu 10 kilos, j’avais la rage, envie de me venger. Je me disais 'comment j’ai pu tomber là-dedans'", témoigne-t-elle aujourd’hui. Les retrouvailles ont eu lieu à sa sortie. Si certaines mères ont eu la chance de pouvoir compter sur un proche pour s’occuper de leur(s) enfant(s) au retour du Syrie, le parquet local préconise désormais un placement provisoire automatique. Bien souvent, ce placement en foyer ou en famille d’accueil est prolongé par le juge des enfants. La question est vite réglée quand les parents sont en détention. Elle est plus délicate quand ils sont sous contrôle judiciaire ou quand des grands-parents, oncles et tantes se manifestent pour obtenir la garde.
Dans ce cas, une mesure judiciaire d’investigation éducative (MJIE), confiée exceptionnellement à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), est ordonnée pour évaluer l’état de l’enfant et son cercle familial. Parmi les questions qui se posent : est-il toujours exposé à un risque de radicalisation ? Problème, cette MJIE, qui dure six mois, est longue à se mettre en place, faute de personnel disponible. "En Seine-Saint-Denis, il faut deux, trois ou quatre mois avant que la MJIE commence", souligne Hélène Franco.
Des visites avec un médiateur peuvent toutefois se mettre en place dans le cadre de cet intervalle. L’avocat Martin Pradel cite le cas de cette cliente rentrée en novembre 2017, dans le sud de la France, et placée sous contrôle judiciaire. Pendant trois semaines, elle n’a pas vu son enfant, placé et examiné par des pédopsychiatres et des éducateurs. Des visites ont ensuite été organisées.
Le comportement de cette mère était tout à fait adapté, les choses se passaient bien, les rencontres ont pu être intensifiées.
C’est l’une des clés pour faciliter ces retours : une prise en charge psychologique rapide et adéquate.
*Tous les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat et la sécurité des personnes concernées.
Des troubles psychiques difficiles à évaluer
Les premières semaines ont été très difficiles pour Salim* et Nora*, âgés respectivement de 3 ans et 10 mois. Séparés de leur maman fin 2016, ils ont été placés en famille d’accueil du département. "Salim hurlait, jouait avec ses excréments et en mettait partout sur les murs. Il avait peur des bruits d’aspirateurs et d’avions", rapporte un travailleur social du département en charge de son suivi.
La plus petite était aussi très agitée et ne dormait pas la nuit. Elle pleurait dès que la famille d’accueil quittait la pièce.
Les éducateurs ont dû trouver eux-mêmes une consultation dans un service psychiatrique d’un hôpital de Seine-Saint-Denis, quelques mois plus tard. Aujourd’hui, la prise en charge médicale et psychologique est immédiate pour les enfants de retour de Syrie et d’Irak.
Dès leur arrivée à l’aéroport, un médecin peut les examiner en cas d’urgence. Ils sont ensuite hospitalisés pendant une journée pour effectuer un bilan : pesée, vaccination, détection d’éventuels parasites… Un contact est pris avec un psychiatre de l’un des trois établissements référents en Ile-de-France.
Commencent alors des consultations, sur une période de deux à trois mois, à domicile ou à l’hôpital. "L’objectif est d’essayer de comprendre quels sont les impacts du vécu de l’enfant sur son développement et comment on peut l’aider", explique Thierry Baubet, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, qui a contribué à la mise en place de ce protocole d’évaluation et de soins.
Les troubles de l’enfant varient beaucoup selon l’âge, la période à laquelle il a vécu dans ces pays et le comportement de ses parents. "Ceux qui sont rentrés récemment ont vécu des événements très violents, avec des bombardements intenses, des pères morts brutalement, une incarcération sur zone ou en Turquie dans des camps…", relève le psychiatre.
Le deuil d’un parent est ce qui peut arriver de plus dur à un jeune enfant.
En décembre 2017, un garçon de 11 ans a été rapatrié seul à Roissy, toute sa famille ayant été tuée dans des bombardements. Placé en foyer, "il a craqué tout de suite et a menacé d’égorger une éducatrice", reconnaît un membre de la protection de l’enfance de Seine-Saint-Denis. Un incident isolé, selon le département, la majorité des enfants ayant moins de 5 ans. "Dans la plupart des cas, les parents ont essayé de les protéger", confirme Thierry Baubet.
C’est le cas de Laurence, qui a tenté de "préserver" son fils de ce qu’il pouvait voir sur place, à commencer par le port quotidien du niqab. "Ça l’a frappé. J’ai tourné ça en dérision, en disant 'maman est comme batman', vu qu’il était dans sa phase Marvel." Mère et fils restent la plupart du temps cloîtrés dans un appartement à Raqqa. "J’avais quelques livres, comptines, dessins animés que je lui montrais en cachette. On dessinait, on s’occupait des oiseaux en cage sur notre balcon."
"Les clientes que j’ai eu l’occasion de défendre ont tout fait pour protéger leurs enfants de la guerre", observe l’avocat Jérémie Boccara. "Elles les éduquent à la française, leur font regarder Dora l’exploratrice et Peppa Pig et pas des images de décapitation. Même si des bombardements résonnent au loin, les enfants ne sont ni traumatisés ni embrigadés à leur retour", assure-t-il, dénonçant les fantasmes autour de leur état psychique.
Les situations sont toutefois très variables. Parfois, les bombardements sont tout près. "J’ai entendu au moins huit explosions d’affilée. J’ai ouvert les yeux et j’ai hurlé", se souvient Stéphanie. Un tapis de bombes vient de s’abattre sur un bâtiment voisin. "Mon fils criait 'vite, vite, vite'. Nous avons descendu les étages en courant pour nous réfugier au rez-de-chaussée." En 2015, déjà, les raids aériens sont nombreux. Fadila*, qui a passé moins d’un an en Syrie avec sa fille de 5 ans cette année-là, évoque jusqu’à "38 frappes par jour".
Aujourd’hui, les sirènes du mercredi angoissent la petite.
Les conditions de départ occasionnent aussi beaucoup de stress. Salim, Nora et leurs parents ont été arrêtés par des soldats de l'Etat islamique lors d’une première tentative de fuite. "Ils ont été séparés de leur mère plusieurs jours. Ils vivaient tout le temps dans la peur, ils changeaient d’endroit sans arrêt, ils étaient hyper stressés", raconte un des éducateurs qui les suit. Stéphanie, elle, a mis deux mois pour quitter la Syrie, cachée avec son fils chez des familles syriennes. Evasion en voiture, puis en moto, passage par l’Irak, où ils séjournent pendant cinq jours dans une cellule, avant de s'envoler pour Paris… le périple a été éprouvant.
La liste des troubles que ces enfants peuvent présenter donne le vertige : "Troubles post-traumatiques, troubles du sommeil, troubles de l’attachement, problèmes psychomoteurs, dépression, difficultés cognitives, psychisme envahi par des flash back", énumère le professeur Thierry Baubet. Dans sa salle de consultation, peu de dessins et peu de mots.
Ces enfants ont du mal à parler. Ils ont peur de trahir des secrets, de manquer de loyauté envers leurs parents. Raconter la vie là-bas, c’est difficile.
Mehdi, le fils de Stéphanie, ne voulait pas parler de son papa, tué dans un combat contre les Kurdes. "Si on lui posait une question, il disait 'laisse-moi tranquille'", raconte sa mère. Il fait partie des enfants qui n’ont pas bénéficié d’une prise en charge psychologique immédiate. "Les démarches ont été longues. Il a fallu un an pour avoir une place au centre médico-psychologique", témoigne la mère de Stéphanie, qui a entrepris toutes les démarches elle-même. Les séances, à raison d’une fois par semaine, lui ont fait du bien. "Il y a peu de temps, il m’a dit que son père lui manquait, c’était la première fois."
Et au-delà des éventuels traumatismes vécus en Syrie, la rupture des liens provoquée par le retour est une épreuve supplémentaire. "C’est pour ça qu’on étale le bilan sur trois mois, explique le psychiatre. La détresse chez l’enfant liée à la séparation brouille les cartes. Sa symptomatologie change beaucoup si les contacts avec la mère ont repris, même au parloir."
Parloir, famille d'accueil... Un quotidien difficile
Salim est en colère quand il revoit sa mère pour la première fois, en prison. Il ne veut pas s’approcher d’elle, fait des allers-retours dans le parloir. Il crie, dit "non". La petite Nora, elle, reste collée aux éducateurs. "Pour eux, leur mère avait disparu", commentent ces derniers. Cette première visite en prison a eu lieu six mois après leur retour en France. Un délai plutôt rapide. "J’ai des clients qui n’ont pas pu voir leurs enfants pendant un an", déplore Martin Pradel. Selon l’avocat, les juges des enfants ont beau autoriser ces visites, les personnels de la protection de l’enfance mettent du temps à les effectuer, faute de moyens et de formation.
Ces services sociaux sont déjà complètement débordés par la soixantaine d’enfants rentrés. Ils se font une montagne d’avoir affaire à des enfants de jihadistes.
Son confrère, Jérémie Boccara abonde : "L’ASE (Aide sociale à l’enfance) n’est pas du tout armée. Ils sont toujours à vouloir séparer les enfants des parents. On va ostraciser ces mômes. Plus on les sépare de leurs parents, plus on les met dans des conditions de vie anormales."
Du côté de l’ASE et de la PJJ, dont les éducateurs assurent aussi ces visites au parloir, on invoque les délais incompressibles qu'impliquent de telles demandes. "Il faut demander un permis de visite au juge, ça prend quelques semaines. Et puis, emmener l’enfant, ça prend une demi-journée, c’est très lourd à gérer."
Mais les professionnels l'admettent : la peur de ce nouveau public crée des réticences. En cause, un manque criant de préparation et d’informations, qui touche jusqu’aux familles d’accueil. En témoigne celle qui attend Salim et Nora à l’aéroport et qui pense s’occuper de petits réfugiés syriens. Quand elle apprend qu’il s’agit de "revenants", elle panique et appelle ses référents à l’ASE tous les jours. "Le stress de la famille d’accueil avait un impact sur les enfants", note un éducateur.
Les services sociaux ont l’habitude de travailler avec des mineurs isolés étrangers, provenant de pays en guerre. Mais ces derniers sont plus grands et ne sont pas associés à la vague d’attentats qui a frappé la France depuis 2015. "Le contexte dans lequel ont grandi les enfants de l’Etat islamique a effet sur les professionnels de la protection de l’enfance, éducateurs comme famille d’accueil, concède Thierry Baubet. On passe beaucoup de temps à les soutenir, via des groupes de parole."
Les lieux d’accueil des enfants et les noms des personnes qui les suivent au quotidien sont tenus secrets et ne figurent même pas dans les dossiers de la protection de l’enfance. Malgré cette anonymisation, un sentiment d’insécurité domine chez ces travailleurs sociaux, qui ont peur d’être retrouvés par les proches de ces enfants.
L’avocat de la mère d’un enfant était très insistant et est allé jusqu’à appeler directement nos éducateurs pour savoir où était la famille d’accueil.
Le département, en première ligne pour gérer ces situations, le reconnaît : aucune formation n’est dispensée aux travailleurs sociaux en contact avec ces mineurs. Du coup, c’est le système D. Un éducateur nous confie avoir lu Les Revenants, de David Thompson, et avoir regardé la série The State, sur l'Etat islamique, diffusée sur Canal +, pour en savoir un peu plus. Son collègue s’est inscrit à une formation dispensée au ministère de l’Intérieur. Un projet d’analyse de pratiques est envisagé, pour mutualiser les connaissances.
Les choses se mettent ainsi en place, bon an mal an. Après avoir pu consulter un psychiatre spécialisé, la famille d’accueil de Salim et Nora a arrêté d’appeler tous les jours. Les deux enfants vont un peu mieux, même si Salim a "toujours des angoisses de séparation. Il prend un jouet avec lui où qu’il aille". Les visites au parloir, à raison d’une fois par mois, se passent bien.
Ce semblant de stabilité, quelques mois après le retour, reste toutefois précaire. Le placement n’a pas nécessairement vocation à durer, surtout si la famille élargie est jugée apte à s’occuper des enfants. "Salim va moins bien depuis qu’il a rencontré son oncle et sa tante. Il a compris que ces gens, qu’il ne connaît pas, vont sans doute le récupérer", explique son éducateur. Une nouvelle rupture en perspective.
Ce déchirement des familles, c’est un 'suraccident' de la vie.
Alia, la petite fille de Fadila, semble quant à elle avoir été plus perturbée par l’interpellation musclée de sa mère, quelques mois après leur retour clandestin en France, que par son séjour en Syrie. L’enfant est placé dans un foyer pendant une dizaine de jours. Mère et fille se retrouvent au tribunal pour enfants. "Je ne l’ai pas reconnue, elle était de dos, j’avais l’impression qu’elle avait maigri. On a beaucoup pleuré, elle ne voulait pas me lâcher", raconte Fadila, les larmes aux yeux. Alia retourne chez elle le lendemain. Deux semaines après, la petite fille explose en pleurs au dîner. "Elle m’a dit : 'Maman je m’en veux, je t’ai même pas fait de câlin le jour où la police est venue. Je pensais que j’allais te revoir le soir.' Ca lui est resté sur le cœur.'" Alia a fait beaucoup de dessins très noirs après cette interpellation.
Mehdi s’est lui aussi inquiété quand les policiers sont venus faire une perquisition administrative chez sa maman à 6 heures du matin, un an et demi après son retour. "Plusieurs jours après, il m’a demandé si la police allait revenir", raconte Stéphanie. Après son placement trois semaines en famille d’accueil, Mehdi était tout le temps collé à sa mère. "Dès que je sortais faire des courses, il hurlait, il pensait que j’allais le laisser. Depuis, il a repris confiance." Le retour à l’école et au centre aéré l’a beaucoup aidé.
Un retour à l’école essentiel mais parfois compliqué
Le jour de sa rentrée en petite section, Salim est très content. Mais depuis, "il ne tient pas en place, n’écoute rien, est dans la provocation", constate son éducateur. Selon ce dernier, personne n’est au courant de la situation particulière du garçon au sein de l’établissement scolaire, une précaution qui vise à le préserver. Le rectorat a-t-il été informé ? Depuis la coordination mise en place dans le cadre de la circulaire de mars 2017, il est censé l’être. "Le retour à l’école se fait après décision du médecin missionné par l’Agence régionale de santé et l’information circule au sein d’une chaîne qui va du préfet au directeur de l’établissement, en passant par l’inspecteur d’académie et le référent prévention-radicalisation de chaque département", explique-t-on au ministère de l’Education.
"Jusqu’à présent, on a quelques dizaines de remontées et ça se passe plutôt bien", précise-t-on rue de Grenelle. Claire Silvestre-Toussaint, psychologue en charge du dossier "radicalisation" pour la Fédération française des psychologues et de psychologie, souligne la nécessité de ce retour en classe.
Il est très important que l’enfant se fasse des copains.
Les enfants de retour de Syrie ou d’Irak ne sont pas tous en âge d’être scolarisés. Parmi les 21 pris en charge en Seine-Saint-Denis, sept enfants sont scolarisés en milieu ordinaire, cinq ne sont pas en âge de l’être et les autres sont dans une phase de transition. "Ils ont été séparés brutalement, traumatisés, ils ont besoin de se poser un peu. L’arrivée dans la vie collective, très structurée, avec des rituels et des routines, n’est pas forcément simple", explique-t-on à la Protection judiciaire de la jeunesse, qui gère parfois ces retours à l’école, dans le cadre d’une action éducative en milieu ouvert (Aemo).
Mehdi était un peu perdu quand il est arrivé. On lui faisait découvrir ce qu’est un jouet, un dessin animé, des sorties...
"Le jour de la rentrée, il n’a pas pleuré. Il retenait ses larmes." Stéphanie a préféré prévenir elle-même la directrice et la maîtresse de l’école maternelle. "Il a un peu de retard donc c’est mieux." Mis à part ça, "il ne montre rien, à part quelques peurs. Une fois, il a sursauté quand des jouets sont tombés". Laurence a aussi prévenu l’école quand son fils est retourné en moyenne section. "Sa maîtresse était attentive, présente, tout en le laissant faire sa vie à l’école. Il ne parlait pas de ce qu’il avait vécu à l’extérieur, seulement à moi, son papa et sa tante."
Pour Alia, l’école en Syrie se résumait à apprendre "l’alphabet, compter, faire la prière", selon sa mère. Elle emportait un petit voile dans son cartable. Pour la maintenir à niveau après leur départ, Fadila lui donnait des cours de français. "Je me suis procuré des livres, comme La Petite Fourmi. Elle l’a toujours avec elle." Alia n’a pas pu ramener, en revanche, son livre de Cendrillon. Un membre de sa famille lui a demandé de le déchirer. "Elle n’a pas compris pourquoi."
De retour en France, Alia a pour consigne de ne pas évoquer son séjour en Syrie dans la cour de l’école, l’établissement n’étant pas informé. Tout se passe bien jusqu’à ce que sa situation s’ébruite après l’interpellation de sa mère. "Les regards ont changé, c’est plus difficile pour elle maintenant", regrette Fadila.
Dans l’école de Mehdi, tout le monde est au courant de son histoire. "Tout se sait, ça parle beaucoup, il y a des commérages", souligne sa grand-mère. Pour l’instant, rien de grave car l’enfant est petit. Mais sa mamie a peur que la situation se corse au fil des années.
Ce qui m'inquiète, c’est que Mehdi soit un jour catalogué. Ca va nous poursuivre un long moment.
Une étiquette collée à vie ?
François Molins est dans le studio de RTL ce mardi 23 janvier 2018. Le débat fait rage sur le rapatriement des femmes jihadistes et de leurs enfants. Avec le calme qui le caractérise, le procureur de la République de Paris insiste sur "la nécessité" d’une "prise en charge" "spécifique" et au "long cours" pour "ces petits, qui sont peut-être un peu des bombes à retardement". Le mot est lâché. Il fait bondir certains professionnels, comme Carine Teepe, une psychologue qui participe à un groupe de réflexion sur les problématiques des mineurs de retour de zone.
Si vous les regardez comme des bombes à retardement, vous en faites des bombes à retardement.
L’expression de François Molins est "malheureuse", reconnaît une source judiciaire au sein d’un parquet francilien, estimant qu’il faut distinguer "la situation de ceux qui ont assisté ou participé à des exécutions et les autres".
Ce risque de stigmatisation, Fadila l’a violemment ressenti lors d’une audience devant le juge des enfants. Elle se souvient avoir entendu le psychologue chargé d’expertiser sa fille Alia parler d’un "enfant paranoïaque ou quelque chose comme ça". "Il la décrivait comme un mur, sans expression." Des qualificatifs qui ne correspondent pas à "la petite fille joyeuse qu’elle est". "Pour eux, c’est une future enfant de Daech. Ils lui ont collé une étiquette", renchérit Fadila.
"Ces enfants sont perçus comme des lionceaux du califat. Il faut que leur statut d’enfant reprenne le pas sur cette représentation", appuie-t-on à la Protection judiciaire de la jeunesse. Reste que "tout discours qui ne va pas dans le sens d’une ultra-répression dans ce domaine est inaudible", regrette l’avocat Jérémie Boccara.
Quand bien même certains de ces enfants présentent des troubles importants, "des bombes à retardement, ça se désamorce", estime de son côté Martin Pradel. A condition d’une prise en charge à long terme et d’un rattrapage pour ceux qui sont arrivés avant 2017 et la mise en place du protocole d’accueil.
François Molins l’a lui même préconisé : "Il faut innover et inventer des dispositifs de prise en charge qui soit pluriels et qui se traduisent par un vrai partage de l’information."
Sur ce point, les avis sont unanimes : la vague d’attentats qui a frappé la France a contraint les différentes autorités judiciaires, policières, sanitaires… à coopérer, à l’échelon national et local. Les réunions interministérielles sont régulières et, au niveau préfectoral, les cellules de suivi veillent au grain. "Attention à ne pas mélanger coopération et confusion", met toutefois en garde le professeur Thierry Baubet, qui a milité pour que la prise en charge médico-psychologique des enfants de retour de zone soit faite "dans le respect du secret médical. C’est à ce prix-là que les familles pourront investir les soins", estime le pédopsychiatre.
Il y aura d’autant moins de risques pour les enfants qu’on arrivera à travailler de concert avec les familles.
Sous quelle forme cette collaboration peut-elle se mettre en place ? Le psychiatre suggère un bilan annuel avec les familles. "Pour ces enfants qui ont vécu des traumatismes précoces, des difficultés peuvent surgir à chaque étape-clé, comme la rentrée en CP ou la crise d’adolescence", explique-t-il.
Selon le médecin, l’une des dimensions oubliées du dispositif est la prise en charge des familles et des mères, notamment celles qui ont été laissées en liberté. "Ce sont majoritairement de toutes jeunes femmes ayant vécu avec beaucoup de difficultés tout ce qui s’est passé. Elles ont souvent besoin de soins ou d’aide", constate-t-il. Comme leurs enfants, ces femmes souffrent souvent d’un stress post-traumatique.
Dans les semaines qui ont suivi son retour, Laurence avait peur dans les transports. Elle paniquait dès qu’elle voyait un homme qui lui rappelait ceux qu’elle a suivis en Syrie et qui l’empêchaient de repartir. Malgré son contrôle judiciaire pour soustraction d’enfant, elle n’a bénéficié d’aucune prise en charge sur le plan psychologique. "Ils estimaient que j’étais une personne dangereuse pour mon fils et, pourtant, ils n’ont rien proposé", s’interroge-t-elle. Elle fait la démarche d’aller consulter. "Mais ça n’a pas collé avec le thérapeute."
Idem du côté de Stéphanie, qui a mis du temps à obtenir un rendez-vous chez un psychologue après son retour de Syrie. Après avoir été éconduite par un praticien en libéral, qui ne s’estimait pas compétent, elle a attendu plusieurs mois avant d’être reçue dans un centre médico-psychologique. Mais après quelques rendez-vous, elle a arrêté. "Pour moi, ce n’était pas une bonne psychologue. Elle ne parlait pas." Aujourd’hui encore, Stéphanie a "besoin de comprendre pourquoi" elle est "partie, et comment gérer l’après".
Je fais encore des cauchemars, j’ai des flashs, la nuit, je parle, je crie. J’ai peur de me faire tuer, je me sens en danger.
"Elle n’est pas passée à autre chose", confirme sa mère. "Je souffre encore de la mort du père de mon enfant", reconnaît Stéphanie. "Une des meilleures manières de bien s’occuper des enfants est d’imaginer avec eux un avenir positif et d’aider les familles", reprend Thierry Baubet.
Le nouveau plan de prévention de la radicalisation répondra-t-il à cet enjeu ? Selon nos informations, il doit être présenté courant février. En attendant, Stéphanie a retrouvé un travail et cherche un appartement. Ce sont les deux conditions fixées par la juge des enfants pour retrouver la garde de son fils, confié à sa mère. Le prochain rendez-vous est fixé en mars.