Irak : qui est responsable de la progression éclair des jihadistes ?
Les rebelles, hostiles au pouvoir en place, ont conquis en quelques jours des villes clés au nord du pays et fondent désormais sur la capitale.
"Journée à peine croyable en Irak. Il ne faut pas sous-estimer les événements de ce jour. Le gouvernement de Maliki [le Premier ministre irakien] perd totalement le contrôle". Le chercheur au Brooking Doha Center, Charles Lister, s'est alarmé sur Twitter, mercredi 11 juin, de la gravité des événements en cours en Irak. Pour lui, les jihadistes de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), une scission d'Al-Qaïda ou Daech (acronyme péjoratif pour désigner ce mouvement radical) sont à deux doigts de créer un "djihadistan" à cheval sur la Syrie et l'Irak.
Militarily, territorially, financially & practically-speaking, ISIS’ Islamic State is very much nearing genuine realisation. #Iraq #Syria
— Charles Lister (@Charles_Lister) 10 Juin 2014
Face à quelques milliers de combattants essentiellement irakiens et syriens, l'armée irakienne s'est débinée. Résultat, les jihadistes de l'EILL s'emparent du nord du pays et fondent sur Bagdad. Un vrai cauchemar. Mais, à qui la faute ? Accrochez-vous, toute la région est un imbroglio stratégique. Essayons de faire simple.
La faute aux donateurs du Golfe
Si les jihadistes de l'EIIL sont puissants, c'est qu'ils ont de l'argent. Ils paient bien leurs hommes, disposent d'armes anti-aériennes, d'artillerie lourde, de véhicules et d'uniformes pour tromper l'ennemi. L'argent vient de rackets, d'activités criminelles, des rançons d'otages et de la revente de pétrole – probablement au Kurdistan au marché noir ou au régime de Bachar Al-Assad par des intermédiaires – issu des zones qu'ils occupent (lire la carte).
Afficher Zone d'influence de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) sur une carte plus grande
Mais ils bénéficient aussi de fonds de richissimes donateurs du Golfe. Le Premier ministre irakien, Nouri Al-Maliki a accusé à plusieurs reprises le Qatar et l'Arabie Saoudite de soutenir directement les jihadistes. "Ce qui, si les faits sont avérés, permettrait aux jihadistes d’acheter, par exemple, du matériel militaire de qualité", relève Karim Pakzad, de l'Institut des relations internationales et stratégique (Iris), interrogé par France 24.
La faute à l'armée irakienne
L'armée irakienne compte 350 000 hommes auxquels il faut ajouter 600 000 policiers, selon Libération. En face, l'EIIL s'appuie sur environ 10 000 hommes en Irak et un peu moins en Syrie. Selon Gilles Chenève, expert du monde arabe, interrogé par La Croix, le contingent de l'EIIL qui s'est emparé de Mossoul comptait 1 000 à 3 000 combattants. Moins, selon The Guardian (en anglais) : dans la deuxième ville d'Irak, 800 hommes ont suffit pour mettre en déroute deux divisions de l'armée régulière, soit 30 000 hommes.
En fait, soulignent plusieurs observateurs interrogés sur le site foreignpolicy (en anglais), les troupes irakiennes ont rapidement déserté en abandonnant derrière eux leurs matériels, comme le montrent ce tweet et cette vidéo, qui aurait été tournée lors de la prise de Mossoul.
Iraqi soldiers stripped off their uniforms as they fled Mosul. Pretty humiliating. pic.twitter.com/CW8TqRPsEn (via @LizSly)
— Tom Gara (@tomgara) 10 Juin 2014
Selon la correspondante de France 24 en Irak, "des militaires accusent leur hiérarchie d'avoir jeté l'éponge, d'avoir abandonné la zone de combat, une heure ou deux avant que l'Etat islamique en Irak et au Levant ne s'empare du centre de commandement (dans la province de Ninive). Du coup, sans ordre, les officiers ont à leur tour quitté la ville [de Mossoul] telle une armée en débandade".
La faute au Premier ministre irakien
Premier grief contre le gouvernement de Nouri Al-Maliki : la corruption. Le pays se classe 171e sur 177 selon l'indice de perception de la corruption de Transparency International, derrière la Syrie ou le Yémen. A cela s'ajoute une violence endémique. En 2013, l'Irak a subi le plus grand nombre d'attaques terroristes au monde – 2 495, selon le département d'Etat américain–, soit plus du double qu'en Afghanistan (1 144).
Mais surtout, après huit ans au pouvoir, le Premier ministre irakien, qui est un chiite, comme les Iraniens, est accusé de dérive autoritaire. De nombreux sunnites, une autre branche de l'islam qui représentent environ un tiers de la population, dénoncent la répression dont ils font l'objet. Un terreau idéal pour les sunnites de l'EIIL.
Lors d'une intervention en avril au Brookings Doha Center, le professeur Abdulrazzaq Jedi, de l'université de Bagdad (en anglais), dénonçait une poussée de violence dans une province irakienne à la frontière syrienne. Prétextant lutter contre les jihadistes dans cette région, l'armée visait en réalité les civils sunnites avant des élections législatives. "Quand [les sunnites] sentiront que leurs droits sont promus, encouragés et renforcés, et ne se sentiront plus opprimés, alors l'EIIL n'existera plus, expliquait le professeur. Ils ne seront plus un incubateur pour un tel groupe d'extrémistes."
Selon le site spécialisé OrientXXI, les jihadistes ont certainement pu s'appuyer sur des tribus sunnites écoeurées par la politique du régime, mais ont dû aussi bénéficier de la complicité d'anciens officiers baasistes du régime de Saddam Hussein. Pour Libération, "au-delà du phénomène jihadiste, c'est bien un front sunnite qui s'est constitué". Il se trouverait renforcé par la prise de matériel militaire, notamment américain.
Sh. Umar Al-Shishani in #Syria inspects the Islamic State hummers captured in #Iraq. The Islamic State is expanding: pic.twitter.com/Sfwb9ECKrU
— Abu Umar (@AbuUmar8246) 10 Juin 2014
La faute à Bachar Al-Assad
Ce basculement en Irak est intimement lié à la guerre en Syrie, comme le montre bien cette carte tweetée par un chercheur américain.
For those who say ISIS doesn’t have a strategy. #blackgold pic.twitter.com/ILeEko1W0L
— Aaron Y. Zelin (@azelin) 11 Juin 2014
Riche en pétrole, le territoire où évolue l'EIIL est à cheval sur la Syrie et l'Irak, ce qui lui permet de se réfugier d'un côté ou de l'autre de la frontière. La Syrie fait aussi office de marché aux armes. Plutôt que de se battre contre le régime de Damas, l'EIIL n'a pas hésité à affronter parfois d'autres rebelles syriens pour les déloger de zones qu'ils avaient pourtant arrachées aux forces d'Al-Assad. A tel point qu'Al-Qaïda a désavoué l'EIIL.
Quelle stratégie adopte Bachar Al-Assad ? Le Monde remarque que "l'armée de Bachar Al-Assad épargne l'EIIL. Des proches du régime de Damas vont jusqu'à racheter du pétrole vendu par les jihadistes". Diviser pour mieux régner ?
La faute aux Américains
L'offensive actuelle montre l'étendue de l'échec de la "guerre contre la terreur" menée par les Américains. Ils y ont pourtant investi des centaines de milliards de dollars et perdus près de 4 500 soldats.
Après une vague de guerres civiles sanglantes au milieu des années 2000, les Etats-Unis pensaient avoir vaincu Al-Qaïda en Irak (AQI). Malgré la mort de son chef, Abou Moussab Al-Zarqaoui, l'organisation a su renaître en profitant du départ des Etats-Unis et de la guerre en Syrie.
Finalement, Bagdad réclame aujourd'hui à Washington des frappes aériennes, alors que les troupes américaines sont parties il y a seulement trois ans. Les Etats-Unis ne sont pas parvenus à former une armée irakienne qui puisse maintenir l'ordre dans le pays. "L'Amérique consternée paie ici son manque de vision stratégique et sa frilosité grandissante après une longue décennie de guerre", souligne Le Figaro.
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