Pourquoi le "Jihadistan" est encore loin de devenir un califat
Les combattants sunnites de l'EIIL ont proclamé, dimanche, le rétablissement du califat. Un régime aboli en 1924 avec la disparition de l'Empire ottoman.
"Le rêve de tout musulman" et "le souhait de tout jihadiste". En annonçant, dimanche 29 juin, le rétablissement du califat, les islamistes de l'Etat islamique en Irak et au Levant, rebaptisé "Etat islamique" au passage, ont averti les musulmans : "Vous n'avez aucune excuse religieuse pour ne pas soutenir cet Etat (...) Personne ne peut refuser de prêter allégeance au califat."
Régime hérité du temps du prophète Mahomet et abandonné depuis près d'un siècle, le califat est le territoire d'influence du calife, successeur du prophète pour diriger la nation et faire appliquer la loi en terre d'islam. Sans frontière à proprement parler, le califat a notamment pour mission de répandre la religion en s'appuyant sur des ministres pour gérer les affaires de l'empire et des walis, ou gouverneurs, à la tête de chacune des différentes provinces. Une organisation et des institutions dont les islamistes n'ont pas encore les moyens. Décryptage.
Parce que sa base territoriale n'est pas solide
Les jihadistes de l'Etat islamique en Irak et au Levant contrôlent un vaste territoire, à cheval sur l'Irak et la Syrie, et se rapprochent de Bagdad. "Ils existent provisoirement sur une continuité territoriale qui va de quelques villes en Syrie à Mossoul et Falloujah [en Irak], mais un califat, cela va de l'Indonésie jusqu'à Nouakchott [Mauritanie]", nuance Hasni Abidi, directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen, à Genève (Suisse), contacté par francetv info.
Et même sur ce territoire, leur emprise est remise en cause. "Bagdad contrôle encore les airs et les frontières maritimes", rappelle le chercheur, qui martèle : "L'EIIL reste circonscrit à la Syrie, en proie à une guerre civile depuis plus de trois ans, et à l'Irak, grâce à l'absence complète de l'Etat et à une marginalisation très forte des sunnites, qui ont créé un contexte favorable."
"La réalisation du califat est limitée au fait d'avoir la stabilité à l'intérieur de cet espace géographique. Or ce sont surtout les anciens officiers de Sadam Hussein qui en ont la maîtrise", abonde Antoine Basbous, fondateur de l'Observatoire des pays arabes, qui estime que les moustachus de Saddam vont finir par lâcher les barbus de l'EIIL.
Parce que l'EIIL se fait de nouveaux ennemis
Déjà en lutte avec Al-Qaïda et son chef Ayman Al-Zaouahiri, l'EIIL a ouvert de nouveaux fronts en proclamant le califat. "Le communiqué de l'EIIL est très clair pour les autres groupes jihadistes : soit ils prêtent allégeance, soit ils sont considérés comme apostats, donc cela ouvre la voie à de nouveaux combats fratricides", pointe Hasni Abidi.
"En se présentant comme l'unique chef des croyants musulmans de par le monde, Abou Bakr Al-Baghdadi va aussi irriter la famille Saoud [d'Arabie saoudite, leader des sunnites jusque-là] ainsi que de nombreux chefs religieux de par le monde", ajoute Alain Rodier, directeur du Centre français de recherche sur le renseignement. Selon lui, les quelques familles saoudiennes qui finançaient encore l'EIIL devraient lui couper les vivres.
En outre, cette affirmation d'une étape nouvelle dans les plans de l'EIIL risque d'alarmer encore un peu plus la communauté chiite, majoritaire en Irak et dans l'Iran voisin.
Parce qu'il n'a pas le soutien des musulmans
"Les autres Etats musulmans n'adhèrent pas du tout, le califat n'a aucune chance d'aboutir sans l'adhésion des musulmans qui rejettent en bloc, dans leur immense majorité, ce califat", assène Hasni Abidi. Lequel rappelle que même des groupes islamistes comme les Frères musulmans, arrivés jusqu'au pouvoir central en Egypte et qui ont le califat comme utopie, n'ont "jamais osé tenter de le proclamer".
"A l'heure actuelle, ils donnent à leur califat une identité religieuse à contre-emploi de la colonne vertébrale de leur mouvement, composé de sunnites qui se sentent maltraités par Bagdad et l'Iran", détaille Antoine Basbous. Même les tribus sunnites "jalouses de leurs prérogatives sur les villes qu'elles contrôlent" au sein du "Jihadistan", pourraient rapidement affaiblir l'EIIL, explique Alain Rodier.
Parce qu'il n'a pas les moyens de ses ambitions
Même si son principal objectif est religieux, le califat suppose une organisation politique et, notamment, des tribunaux islamiques. "Ils peuvent essayer de mettre en place un pouvoir politique, mais avec quelle monnaie ? Quel Code civil ? Ils n'ont ni les moyens financiers, ni les moyens économiques de leur survie", souligne Hasni Abidi.
"Même s'ils disposent de ressources, personne ne va investir dans une zone contrôlée par l'EIIL, ni leur acheter quoi que ce soit", renchérit Antoine Basbous. De plus, les effectifs de l'Etat islamique en Irak et au Levant sont limités. Ils représentent "25 000 activistes, dont un noyau dur de 10 000 à 15 000 personnes", selon Alain Rodier. Pas assez pour étendre réellement sa zone d'influence.
Reste la force de frappe terroriste. Pour Hasni Abidi, la proclamation de l'EIIL sert surtout à "réveiller la nostalgie auprès de quelques milliers de musulmans" ainsi qu'à "faire un grand appel d'air chez les jihadistes qui seraient séduits". En continuant d'échapper à tout contrôle, le "Jihadistan" pourrait supplanter l'Afghanistan comme centre de formation des apprentis terroristes. Et devenir la rampe de lancement d'attentats dans toute la région, voire en Europe.
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