Complots, purges, guerre… Mohammed ben Salmane, l'itinéraire d'un prince à la main de fer
Le prince-héritier d'Arabie saoudite a montré au monde un visage de réformateur, tout en faisant preuve de brutalité dans sa gestion des affaires du pays.
Il voulait "faire entrer l'Arabie saoudite dans le XXIe siècle". Jeune, dynamique, réformateur, prônant "un islam du juste milieu"… Mohammed ben Salmane, prince-héritier du trône saoudien, a dépensé beaucoup d'énergie et de pétrodollars, pour tisser et renforcer ses relations économiques et diplomatiques avec les alliés du royaume, Etats-Unis en tête, ces dernières années. Mais l'affaire Jamal Khashoggi, journaliste saoudien dont l'Arabie saoudite a confirmé, samedi 20 octobre, la mort lors d'une "rixe" au consulat de son pays à d'Istanbul, début octobre, jette une lumière crue sur la face sombre de "MBS".
Dans les rues de Riyad, on l'appelle parfois "Abu Rasasa", littéralement "le père de la balle". Le surnom lui vient d'une anecdote, murmurée jusque dans les couloirs des ambassades. Lorsqu'il était âgé d'à peine plus de 20 ans, MBS aurait forcé la main d'un juge saoudien qui refusait de signer un document, en déposant une balle de pistolet sur son bureau, raconte The Atlantic*. "Signez ou ceci est pour vous", aurait-il ajouté. Véridique ou non, "l'histoire de la balle" révèle la crainte qu'inspire déjà le jeune MBS, qui n'a pas encore entamé sa fulgurante ascension des marches du pouvoir.
Passage en force au royaume
Son père, Salmane ben Abdel Aziz Al-Saoud, succède à Abdallah sur le trône, en 2015, et MBS est nommé ministre de la Défense. A tout juste 30 ans, il déclenche, par son intervention militaire au Yémen, ce qui est aujourd'hui considéré comme la pire catastrophe humanitaire du XXIe siècle, qui a fait plus de 10 000 morts, affamé des millions de Yéménites et entraîné une terrible épidémie de choléra. Trois ans plus tard, MBS refuse toujours de se retirer du conflit, au risque de céder le terrain à son ennemi juré, l'Iran, avec lequel il se dispute le statut de chef de file des Etats musulmans.
Quelques semaines avant ses 32 ans, Mohammed ben Salmane est propulsé héritier du trône, à la place de son respecté cousin Mohammed ben Nayef, alors ministre de l'Intérieur. Salmane offre ainsi les clés du royaume à son "fils préféré", "né de son épouse préférée", précise la presse internationale. Mais pour convaincre le Conseil d'allégeance, qui détermine la succession au trône, MBS a joué des coudes. Son entourage a mené une efficace campagne de dénigrement, en décrivant Mohammed ben Nayef, dépendant aux antidouleurs depuis une tentative d'assassinat d'Al-Qaïda, comme un drogué inapte à gouverner, raconte le New York Times*. Ne reste alors qu'à convoquer "MBN" pour le pousser à faire allégeance à son cousin.
Contrairement à celle de Mohammed ben Nayef, la légitimité du nouveau dauphin n'a rien d'évidente. "Même s'il est de plus en plus présent auprès de son père, il reste inconnu sur la scène internationale", rappelle Camille Lons, chercheuse et coordinatrice au Conseil européen des relations internationales (ECFR), à franceinfo. Très vite se dessine "une hypercentralisation des pouvoirs entre ses mains, peut-être justement pour compenser son manque de légitimité", poursuit cette spécialiste de la péninsule arabique. En plus de la Défense, MBS hérite des Affaires économiques et du Développement et devient président du Conseil suprême de la compagnie pétrolière Saudi Aramco.
Une "Vision 2030" qui séduit le monde
Dans ce pays où des centaines de princes vivent grassement de la rente pétrolière, "cela lui permet d'avoir la mainmise sur les différentes factions", explique Camille Lons, en particulier celles qui pourraient se rebeller. MBS a alors les mains libres pour présenter au monde, en octobre 2017, son projet pour l'Arabie saoudite du futur, baptisé "Vision 2030". MBS invite le gotha international des affaires et met des étoiles dans les yeux des investisseurs en affichant ses ambitions : faire sortir l'Arabie saoudite de sa dépendance au pétrole, "renouer avec un islam modéré" en "éradiquant les idées extrémistes" et répondre, sur le plan social, aux demandes d'une population jeune et hyper-connectée, qui parfois étouffe dans cette société sclérosée.
Riyad mise beaucoup sur une mesure pragmatique et symbolique : les femmes ont désormais le droit de conduire. Economiquement, c'est une nécessité. "La moitié de la population qui ne travaille pas, c'est un problème", résume la chercheuse Camille Lons. A l'international, c'est un progrès très remarqué et applaudi. MBS veut aussi rouvrir des cinémas, bannis depuis plus de trente ans, et bâtir Neom, une ville orientée vers le loisir et le divertissement, où les femmes pourraient apparaître en public non voilées. De quoi montrer aux religieux les plus conservateurs que MBS n'a que faire de leur avis. "C'est aussi une façon d'ouvrir le pays au tourisme et, là encore, c'est profitable à l'économie du pays", poursuit Camille Lons. Sans compter que "dans un régime autocratique, accorder une certaine souplesse sociétale, c'est s'assurer une mainmise politique", selon elle.
Mais le réformateur MBS envoie des signaux contradictoires. Tandis qu'il lève l'interdiction faites aux Saoudiennes de conduire, il fait arrêter des militantes féministes qui ont lutté pour cette ouverture. "Tout en ayant accordé aux habitantes du royaume plus de droits qu'aucun souverain avant lui, MBS s'oppose d'une main de fer à l'émergence d'un mouvement de défense des droits des femmes à part entière", analyse Le Monde. Son image de réformateur s'écorne un peu plus au fil de ses décisions. En septembre 2017, il fait jeter en prison des intellectuels, des religieux, des militants des droits de l'homme. "C'est là que Jamal Khashoggi décide de s'exiler aux Etats-Unis", rappelle l'ancienne correspondante de Radio France à Riyad, Clarence Rodriguez, à franceinfo.
Une purge "pour plaire aux Occidentaux"
Deux mois plus tard, MBS organise une purge, "appelée anticorruption pour plaire aux Occidentaux", selon la journaliste. Plus de 380 princes, ministres et anciens ministres, hommes d'affaires, sont embastillés dans le luxueux hôtel Ritz-Carlton de Riyad, tandis que les puissants chefs de la Garde nationale saoudienne et de la marine sont limogés. La plupart ne sont relâchés qu'après avoir ouvert leur portefeuille ou rendu des biens considérés par MBS comme "mal acquis". Les caisses du royaume sont renflouées de 100 milliards de dollars. Près d'un an plus tard, "de nombreux hommes d'affaires et princes saoudiens portent un bracelet électronique et ont interdiction de quitter le royaume", selon Clarence Rodriguez.
Mohammed ben Salmane se fait beaucoup d'ennemis au sein des élites, y compris dans sa propre famille. "Mais tout est arrivé tellement vite, les réformes comme les purges, qu'il y a eu comme un effet de sidération", estime Camille Lons. Y compris hors des frontières. En août 2018, seul le Canada se dit "gravement préoccupé" par une vague d'arrestations de militants des droits de l'homme. Un tweet de l'ambassade canadienne à Riyad appelant à "les libérer immédiatement" déclenche une crise diplomatique. L'ambassadeur Dennis Horak est expulsé, Riyad rappelle son représentant à Ottawa et gèle les relations commerciales entre les deux pays.
Pourquoi ce "silence assourdissant", dénoncé par nombre d'ONG ? "Le problème pour les Etats-Unis, c'est que Donald Trump a mis tous ses œufs dans le même panier", analyse Camille Lons, "en organisant toute sa politique au Proche-Orient autour de sa relation avec l'Arabie saoudite". "Quant à la France, elle a un impact très limité : si elle arrête de vendre des armes à l'Arabie saoudite, un autre pays prendra sa place", assure la chercheuse Camille Lons à franceinfo.
La "goutte d'eau qui fait déborder le vase"
La mort suspecte de Jamal Khashoggi, Saoudien exilé aux Etats-Unis, éditorialiste au Washington Post, va-t-elle rebattre les cartes ? Tandis que les premiers éléments de l'enquête pointent l'implication de l'entourage direct de Mohammed ben Salmane, le vent tourne. Le "Davos du désert", conférence économique organisée à Riyad, qui devait accueillir des centaines d'investisseurs étrangers, est boycotté par ses têtes d'affiche, repoussées par cette image d'autocrate.
C'est un "mauvais coup pour le jeune prince", dont le pays a "un besoin vital de se diversifier", explique Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), à franceinfo. Ces absences sont "un indicateur du fait que cet assassinat d'un journaliste est véritablement la goutte d'eau qui fait déborder le vase", affirme-t-il, tout en ne croyant pas à "des ruptures diplomatiques en chaîne". L'Arabie saoudite reste "un partenaire trop important".
Mohammed ben Salmane pourrait quand même servir de fusible. Selon les informations du New York Times*, en privé, le secrétaire d'Etat américain Mike Pompeo a "sévèrement dit à MBS qu'il devrait endosser la responsabilité de l'affaire Khashoggi pour aider le royaume à éviter un retour de bâton international".
"Les Sages de la famille régnante se penchent" sur son cas, selon les informations du Figaro. Réunis "dans la plus grande discrétion", les représentants des différents clans de la famille royale, dont certains n'ont toujours pas digéré l'épisode du Ritz-Carlton, pourraient proposer au roi de nommer un vice-prince héritier. "Le retour des Etats-Unis du frère de MBS, le prince Khaled ben Salmane, 30 ans, qui y servait comme ambassadeur, alimente nombre d'interrogations", selon le quotidien. "Si Khaled ben Salmane est nommé vice-prince héritier, cela pourrait signifier que MBS sera sur le départ, mais pas tout de suite", explique une source saoudienne au Figaro.
*Les liens suivis d'un astérisque sont en anglais.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.