Gaziantep, le quartier général des journalistes syriens exilés en Turquie
En proie à la répression du régime de Bachar Al-Assad et de l'Etat islamique, les journalistes de Syrie continuent de travailler depuis la Turquie. Pour parler de la guerre mais aussi de la vie de tous les jours. Reportage.
Une cinquantaine de journalistes de Syrie se recueillent, debout, les yeux rivés sur leurs pieds, les mains jointes. Dans un appartement anonyme, d'un bâtiment anonyme, d'une rue anonyme, ils rendent hommage par une minute de silence à deux de leurs confrères tués récemment. C'est probablement la première fois, en près de quatre ans de guerre, qu'autant de journalistes syriens sont réunis au même endroit. Dans la plus grande discrétion, ils se sont donné rendez-vous du 20 au 22 décembre pour la première assemblée générale de l'Association des journalistes syriens indépendants dans les locaux de l'Agence française de coopération (CFI), à Gaziantep, en Turquie.
A quelques encablures de la frontière syrienne
Située dans le sud-est de la Turquie, Gaziantep tire sa réputation de la production de pistache et des usines de tapis. Immense centre commercial et grands immeubles, restaurants chics et fast-foods, parcs et jeux pour enfants, marchands de robes de mariées et boutiques de téléphonie, tramway et embouteillages témoignent de la richesse de cette ville industrielle foisonnante qui compte près de deux millions d'habitants – l'équivalent de l'agglomération lyonnaise.
Si les participants de l'Association des journalistes syriens se sont réunis à Gaziantep, ce n'est pas un hasard. La ville est devenue la capitale des médias syriens avec la bénédiction des autorités turques. Ils y pullulent. Selon Nour Hemici, qui dirige le bureau de la CFI à Gaziantep, on y dénombre "une douzaine de radios et une douzaine de journaux" au bas mot. "Il y a trois raisons pour lesquelles nous nous sommes installés ici : beaucoup de Syriens sont ici, cette ville est moins chère qu'Istanbul et c'est près de la Syrie", résume dans son bureau, en fumant cigarette sur cigarette, Bassam Youssef, rédacteur en chef du Koulouna Sourioun, un journal d'opinion dont le titre signifie Nous sommes tous Syriens.
En 2004, Turcs et Syriens avaient créé une zone de libre échange pour mieux commercer. Mais, huit ans plus tard, l'entente turco-syrienne est un vieux souvenir noyé dans l'horreur de la guerre. Plus personne ne franchit librement la frontière, mais Gaziantep reste la porte de la Syrie. La Turquie soutient l'opposition syrienne et la ville se trouve à une position stratégique, pile à l'embouchure de la seule voie d'accès vers Alep et les positions défendues par l'Armée syrienne libre. Le cordon ombilical de la ville par où entre l'aide humanitaire.
Les combattants étrangers ont longtemps transité par l'aéroport avec la complaisance des autorités. Il suffit de tourner le dos à Gaziantep en prenant à gauche à la sortie de l'aéroport pour gagner la frontière. Un panneau souhaite déjà la bienvenue en Syrie. En sens inverse, les réfugiés se sont massés dans des camps le long de la frontière. Sur les 10 millions de déplacés (près de la moitié de la population syrienne), la Turquie accueille à elle seule plus de 1,6 million de réfugiés syriens. Entre 350 000 et 500 000 d'entre eux vivent à Gaziantep.
Le gouvernement intérimaire syrien et la société civile ont pris leurs quartiers dans la ville. Diplomates, barbouzes, humanitaires, combattants syriens, jihadistes fondus dans la population et journalistes occidentaux sillonnent les rues où se croisent les 4x4 de l'ONU et leurs immenses antennes satellites. Nour Hemici sourit : "C'est devenu le centre du monde. Hier, j'étais avec des Colombiens qui travaillent pour des ONG internationales. On a fêté le rapprochement entre Cuba et les Etats-Unis."
Le pays le plus dangereux au monde pour les journalistes
Les journalistes syriens se divisent en deux grandes catégories : ceux qui sont "dedans", minorité menacée par le régime comme les groupes armés, et ceux qui sont "dehors", majorité s'évertuant à répercuter auprès des Syriens le travail de ceux travaillant "dedans". Au sein de l'Association des journalistes syriens indépendants, ils ne sont qu'une poignée à vivre encore en Syrie, le pays le plus dangereux au monde pour cette profession. Reporters sans frontières a dénombré 15 assassinats de journalistes, et 22 sont retenus en otage. Des 260 membres revendiqués par l'association, ils étaient 38 à habiter en Syrie l'an dernier. Ils ne sont plus que dix aujourd'hui, confrontés à des réalités différentes, selon que la zone est tenue par le régime, des groupes jihadistes radicaux ou l'Armée syrienne libre.
Pour communiquer, les Syriens de l'intérieur sont devenus des pros de la transmission. S'ils peuvent accéder à internet, ils utilisent des logiciels de chiffrement, Skype, de faux comptes Facebook ou des chats qu'ils effacent pour ne pas laisser de traces. Dans le cas contraire, ils ont recours à des transmissions par satellite. L'information récoltée et traitée à Gaziantep, ceux du dehors se démènent ensuite pour la diffuser aux exilés et surtout à ceux qui vivent toujours dans le pays. Un exercice périlleux pour tenter de toucher lecteurs et auditeurs tout en échappant à la répression.
Pour que les Syriens puissent écouter les émissions sur leurs postes, les radios diffusant en FM doivent faire entrer des émetteurs discrètement et les dissimuler. "On en avait un à Raqqa, caché chez des gens, avant l'arrivée de Daech [l'organisation de l'Etat islamique qui a fait de la ville son fief]. Au début, on leur demandait de l'allumer et de l'éteindre par intermittence, pour qu'ils ne soient pas repérés. Mais finalement, on a demandé à la famille de l'éteindre définitivement et de cacher le matériel car on avait peur qu'elle soit attaquée", explique Ahmad dans son bureau neuf et immaculé de radio Nasaem. Rares sont les informations qui entrent et sortent des zones tenues par les groupes les plus radicaux. Quant à Damas, tenue par le régime, "on n'a pas de correspondant, c'est trop dangereux".
Pour les journaux, c'est encore plus compliqué. Cinq d'entre eux ont créé ensemble un réseau de distribution. En plus de la diffusion en Turquie, sept distributeurs sont chargés d'acheminer le précieux papier imprimé en Syrie. Ils sont parfois menacés et risquent la délation. "Selon les dernières statistiques, nous avons 120 points de distribution, dans les conseils locaux, certaines organisations, de petits cafés ou des cuisines syriennes", explique Jawad Sharbaji d'Enab Baladi (traduisez : "Le raisin de mon pays") en présentant avec passion son journal né dans la région de Daraya et dans lequel écrivent des intellectuels.
Leur objectif : parler autrement de la Syrie
Malgré ce parcours semé d'obstacles, les initiatives foisonnent. Les rédactions, composées de journalistes expérimentés, d'intellectuels ou d'activistes, parlent de la guerre et de la politique, évidemment. Mais aussi de la vie de tous les jours, de santé, de psychologie, d'astuces pour améliorer un quotidien difficile. Il existe même un magazine pour enfants, Tayara Warak.
Jawad Sharbaji, d'Enab Baladi, montre ses "pages préférées", celles qui traitent de la société syrienne. "Ce sont des pages qui nous permettent de nous sentir proches des populations syriennes. Ce sont aussi les pages que l'on traduit le plus en anglais sur notre site web parce que les pays occidentaux ne savent pas qui nous sommes, ni à quoi ressemble notre réalité. La réalité, aujourd'hui, ce n'est pas que Daech. Les Syriens ont des causes nobles, des causes démocratiques."
Une part est aussi accordée au divertissement, comme partout ailleurs. "Nous croyons que les médias ont un rôle très important pour la société, pour relayer la voix des gens, les espoirs, leurs problèmes, mais il faut aussi les distraire", explique Mohammad Douba, qui nous accueille à Hara FM ("Mon quartier") en l'absence du directeur, en déplacement à Alep. "C'est très important. Nous devons le faire différemment que dans un pays normal, il faut faire attention. Mais, parfois, les gens ont besoin de rire, d'écouter de la musique. Il y a des gens qui meurent tous les jours, mais ça ne veut pas dire que je dois pleurer tout le temps."
Avant l'assemblée générale de l'association, beaucoup de journalistes ne se connaissaient pas. Mais, le conflit s'éternisant, les médias s'organisent, s'institutionnalisent et tentent de préparer l'avenir. Le président de l'association, Riad Muasses, explique, en marge de la réunion : "Il faut que les Syriens puissent parler d'eux-mêmes. Nous avons un proverbe qui dit que personne ne connaît mieux La Mecque que ceux qui vivent à La Mecque."
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