Les habitudes ont la vie dure à Chikhany. Recluse à 900 km au sud-est de Moscou, sur les rives de la Volga, cette petite ville russe bordée par la forêt s'est fait une spécialité de repérer les intrus. Ce mercredi 9 janvier, l'intrus, c'est moi. Jamais un journaliste étranger n'avait été autorisé à poser le pied rue Lénine. De part et d'autre de l'axe principal de la commune, entre les tas de neige et les passants en épaisses fourrures, émergent des regards intrigués.
En russe, "nouveau venu" se dit "novitchok". Quelques mois plus tôt, l'institut de recherche chimique de Chikhany a été désigné par le gouvernement britannique comme le berceau du poison du même nom, utilisé contre l'ancien espion russe Sergueï Skripal, en mars 2018, au Royaume-Uni. Les regards se sont alors braqués sur cette localité au statut de "ville fermée". Sans réponse. Depuis qu'elle a perdu cette spécificité, le 1er janvier, sur ordre du président Vladimir Poutine, Chikhany entrouvre ses portes. Avec méfiance.
Ici, il faut se méfier de tout, même du thermomètre. En cette fin d'après-midi, l'écran surplombant l'entrée de la Maison de la culture affiche -5°C. Contre -12°C sur les smartphones... Pour trouver des températures positives, il faut pousser les deux rangées de portes du bâtiment, rare lieu de convivialité en ville. De chaque salle s'échappe un peu de chaleur humaine : petits et grands lisent, chantent, peignent. Pour sa part, Vladimir Fedossov a théâtre. Le temps d'une répétition, ce septuagénaire enfile une toge et s'envole pour la Grèce antique, laissant derrière lui sa propre histoire.
En pleine guerre froide, les immeubles de cette ville nouvelle poussent plus vite que les champignons. De jeunes chercheurs affluent par centaines dans la branche locale de l'Institut d'Etat de recherche en chimie et en technologie organiques (Gosniiokht). Les laboratoires se spécialisent dans le développement d'armes chimiques, une activité jugée trop dangereuse pour être menée au siège moscovite. La venue de visiteurs extérieurs est sévèrement encadrée et la rotation des effectifs est réduite au maximum.
"La production était secrète, il fallait donc éviter que les gens partent", souligne Vladimir Fedossov. Le pouvoir communiste chouchoute ses têtes pensantes, dont dépend une partie de la puissance soviétique. "On bénéficiait d'un approvisionnement de 'première catégorie'. C'est ici que j'ai vu de l'huile d'olive et des jeans italiens pour la première fois. On avait des bananes et des mandarines. Dans mon salon, j'avais des meubles de Roumanie et des fauteuils yougoslaves. Dans ma chambre, c'était du polonais ou de l'allemand. C'était sans limite."
Cinq kilomètres séparent le Gosniiokht du reste de la ville. Des bus spéciaux sont chargés d'acheminer les travailleurs. Vladimir Ouglev, lui, préfère s'en passer. "J'allais et je revenais du boulot en courant, même en hiver", affirme cet ancien employé de 72 ans. Il habite désormais au bord de la mer Noire, loin de ce "trou perdu" où, selon lui, "les gens avaient peur de se parler tant l'influence du KGB était importante".
Est-ce lors d'un de ses footings que lui est venue l'inspiration qui allait marquer l'histoire de la ville ? Vladimir Ouglev se présente aujourd'hui comme l'inventeur, en 1975, des agents innervants A-234 et A-232, les deux poisons les plus redoutables de la famille du Novitchok. Pour lui, il ne fait "aucun doute" que la substance utilisée contre Sergueï Skripal au Royaume-Uni était précisément l'A-234.
Témoin indirect de cette découverte, le chef du département de contre-espionnage technique de l'institut, Vil Mirzaïanov, affirme que "quelques tonnes" de Novitchok ont été produites à des fins "expérimentales" sur les sites de Chikhany et de Volgograd. Dans son livre State Secrets (Outskirts Press, 2008), il décrit une fête organisée au siège pour célébrer cette "mise au point d'une arme entièrement nouvelle", une "réussite sensationnelle qui n'arrive qu'une fois tous les quarante ans". Selon lui, l'armée soviétique s'est emparée de la trouvaille en tant qu'"agent de guerre" chimique.
Ne cherchez pas d'hôtel, de bar ou de café à Chikhany, il n'y en a pas. Dans cette ville où l'hospitalité reste à parfaire, le point de rendez-vous le plus populaire se trouve devant le supermarché Magnit de la rue Lénine, au chaud, dans une voiture. Sur la banquette arrière de son véhicule, Sergueï Isvekov a laissé traîner une paire de skis.
Entre les années 1990 et 2000, l'ancien chef de la police criminelle locale a assisté à l'effondrement du niveau de vie des habitants. En 1993, la branche locale du Gosniiokht devient l'Institut d'Etat de technologie de synthèse organique (Gitos). Adieu les armes chimiques, bonjour les détergents et les bombes aérosols civiles. Reconversion forcée... et ratée. Dès 1996, les salaires sont versés via des huissiers. "Au bout d'un moment, il n'y a plus de salaires du tout, ni même de chauffage ou de cantine, décrit l'ex-policier. Il y a eu des manifestations, des grèves de la faim, et finalement la faillite en 2004 et la fermeture en 2008."
Parfois, des chimistes affamés s'évanouissent sur leur lieu de travail.
Extrait d'un reportage du magazine "Novaïa Gazeta" à Chikhany en 2004
Entre-temps, Chikhany a perdu quelques milliers d'habitants, dont ses meilleurs scientifiques. "Les enfants chéris de l'Union soviétique, autrefois dorlotés, ont été jetés comme des Kleenex", résume Nadejda Andreeva, correspondante de Novaïa Gazeta dans la région. Ceux qui sont restés ont gardé ces années noires en travers de la gorge.
Au lendemain de sa répétition de théâtre, Vladimir Fedossov change de costume. Contraint de s'orienter vers l'enseignement professionnel en 1995 en raison des déboires du Gitos, l'ancien chimiste de 70 ans est aussi devenu le chef de la section locale du Parti communiste. Il ne se fait pas prier pour commenter les résultats de la présidentielle de 2018. Dans toute la région de Saratov, c'est à Chikhany que Vladimir Poutine a fait son moins bon score (69,7% des voix, contre 78,3% à l'échelle régionale et 76,7% à l'échelle nationale).
"Près de la moitié de nos 5 500 habitants sont des retraités, qui gardent une forme de nostalgie de l'époque soviétique, d'où un vote communiste plus important qu'ailleurs. Ce sont aussi des gens plus éduqués que la moyenne, qui ne se font pas avoir par ce qu'ils voient à la télévision gouvernementale." D'autres habitants interrogés évoquent un vote de protestation contre l'administration locale et contre Vladimir Poutine, accusés de "ne pas résoudre les problèmes des gens".
A Chikhany, le désenchantement est allé de pair avec l'accession, en 1997, au rang d'"entité administrative et territoriale fermée" (Zato). "Le statut Zato, c'est le rêve de tout policier, ironise l'ex-officier Sergueï Isvekov, avant une halte devant l'ancien checkpoint d'accès à la ville. A l'époque soviétique, le contrôle était dur, mais l'entrée était libre pour les citoyens de l'URSS. Avec le Zato, il fallait désormais des laissez-passer. On savait qui entrait et qui sortait, et surtout les gens savaient qu'on savait." Pour recevoir le feu vert, les visiteurs devaient solliciter l'accord de l'administration locale, qui s'en remettait au service fédéral de sécurité (FSB).
En obtenant le statut Zato, Chikhany est passée sous la tutelle du ministère de l'Industrie, avec d'importantes dotations budgétaires à la clé. Contrairement à la plupart des autres villes fermées, rattachées au ministère de la Défense, le berceau du Novitchok était un territoire civil. Il a été décidé de le fermer en tant que "centre de destruction d'armes chimiques", selon le maire actuel, Andreï Tatarinov. L'achat de terrains et l'activité économique y ont été sévèrement encadrés. "Le programme de liquidation de l'arme chimique a pris fin en 2018, sans le moindre incident", assure-t-il. Depuis, Chikhany n'apparaît plus sur la carte des Zato.
Nous y voilà enfin, après de longues recherches. L'institut chimique de Chikhany, qu'aucun résident ni panneau en ville n'a osé nous indiquer, se dresse devant nous. Les bâtiments et les cheminées patientent au terminus d'une route cabossée, ignorée par les déneigeuses municipales. Le paysage, somptueux, devient divin à la faveur d'un rayon de soleil. Au pied des bouleaux blancs, des chiens protègent le site des intrusions de renards. Devant les barrières, des gardes tiennent les curieux à distance. Ici, une branche du Gosniiokht a rouvert ses portes après la faillite du Gitos et a participé aux opérations de décontamination et de démantèlement de l'arsenal chimique russe. Contrairement à certaines affirmations, le site n'a pas été entièrement détruit.
"L'infrastructure du Gosniiokht est absolument unique, avec sept espèces de canalisations et un aménagement spécial", assure le chef de la ville, qui se mue en VRP devant l'usine. Andreï Tatarinov cherche à relancer ce moteur fatigué de l'économie locale, qui ne compte "plus que quelques dizaines d'employés". Il évoque le développement d'une activité de transformation de déchets industriels dangereux. Il cite l'Agence fédérale de l'énergie atomique et l'entreprise d'Etat Rostec, spécialisée dans l'industrie de haute technologie, comme de potentiels clients.
A en croire cet ancien juriste, nommé maire en 2016 sans élection démocratique, la levée du statut Zato est une bénédiction. "Avant, le fait de devoir s'enregistrer et d'être contrôlé au checkpoint repoussait les entrepreneurs. On espère maintenant que l'arrivée de nouvelles activités économiques va permettre d'agrandir et de rajeunir notre population."
Sur le chemin du retour en ville, Andreï Tatarinov désigne une zone de forêt. Il projette d'y construire un "éco-parc" touristique, "avec promenades à ski l'hiver et à cheval l'été". A côté de la Maison de la culture, c'est un lac qu'il va bientôt faire creuser, en attendant d'inaugurer un jardin à la gloire des chimistes de la ville. L'espace sera de forme hexagonale, comme certaines molécules. Le maire a aussi soufflé à une entreprise locale de produits agricoles et vétérinaires l'idée de déposer la marque Novitchok. "Ils y réfléchissent."
La ministre régionale du Développement économique, Ioulia Chvakova, se dit également "convaincue que la fin du statut Zato est entièrement positive" pour Chikhany. Elle met en avant l'équipement "compétitif" de l'institut chimique et l'emplacement "hyper avantageux" de la commune, à proximité d'une autoroute régionale, du chemin de fer et de la Volga. La ville pourrait ainsi tirer son épingle du jeu sur le tracé de la Nouvelle route de la soie, un projet de commerce international visant à mieux relier la Chine et l'Europe.
Un enthousiasme que ne partage pas l'Union socio-écologique russe. "A l'époque soviétique, des milliers de tonnes de produits dangereux, dont 3 200 tonnes d'adamsite, ont été enterrés, affirme la porte-parole de l’association à Saratov, Olga Pitsounova. Que sont devenus ces déchets ? Sont-ils toujours enfouis à Chikhany ? Ont-ils pollué les sols ? Le problème fondamental ici est l'absence d'informations, fruit de plus de vingt ans de silence sous statut Zato."
Le maire lui-même estime que des déchets liés au désarmement chimique doivent toujours "se trouver quelque part" sur le territoire du Gosniiokht, d'où la nécessité, selon lui, de ne pas abandonner le lieu et d'y maintenir une surveillance. Guère plus rassurant, l'institut se contente d'évoquer, sur son site, des "travaux de réhabilitation" dans le cadre d'un programme fédéral baptisé "Liquidation des dégâts environnementaux accumulés".
Dans son livre, en 2008, Vil Mirzaïanov affirmait que des bidons de déchets chimiques avaient été envoyés par train jusqu'à Chikhany, à l'époque soviétique, avant d'être "jetés dans un trou près de la forêt, là où les gens cueillaient des baies et des champignons". L'ex-employé accusait sa direction d'avoir caché au public l'existence "d'analyses environnementales prouvant que les terres de l'institut et que l'eau située en dessous étaient contaminées avec des produits chimiques toxiques".
En l'état, l'écologie n'est pas la principale préoccupation des habitants. Les plus anciens craignent surtout de voir leur ville, théâtre de leur jeunesse, disparaître avec eux. D'autres s'inquiètent de la suppression, à terme, des financements fédéraux réservés aux communes Zato. Enfin, certains redoutent que l'ouverture des portes de Chikhany n'engendre une hausse de l'insécurité. "L'avantage du statut Zato, c'était la sécurité et l'insouciance, avec une des criminalités les plus faibles de Russie, reconnaît le maire. On espère que les nouveaux venus seront des travailleurs et des gens utiles, mais personne ne garantit que cette vague n'apportera pas d'écume."
Une telle inquiétude est un classique dans les ex-villes fermées, selon le directeur adjoint de l'Institut de géographie de l'Académie des sciences de Russie, Vladimir Kolossov. "Le régime spécial protégeait la structure sociale et l'entre-soi qui s'étaient développés dans ces lieux, souvent de petits bourgs. On n'était pas loin du phénomène des communautés fermées à l'américaine."
Les nouveaux venus doivent donc s'attendre à être, à leur tour, observés avec attention. Car les habitudes ont la vie dure à Chikhany.