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Scandale du dopage : «Il y a longtemps que le sport russe brûle en enfer»

Un système de dopage organisé en Russie ? A part ceux qui dénoncent une nouvelle forme de sanction pour évincer les sportifs nationaux des prochains JO dans le cadre d'un complot fomenté par l'Europe et les Etats-Unis, les Russes ne sont pas vraiment surpris.
Article rédigé par Miriam Palisson
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
Sur le podium des athlètes russes accusés de dopage, Maria Savinova (à gauche), médaille d'or aux JO de Londres en 2012, et Ekaterina Poistogova, médaille de bronze, ici avec leur entraîneur Vladimir Kazarine, le 11 août 2012. (AFP photo / Franck Fife)

Le 13 novembre 2015, la Fédération de Russie a écopé d'une suspension provisoire «sans durée déterminée» suite au rapport choc de l'Agence mondiale antidopage. Publié le 9 novembre, il préconisait la suspension de la Russie de toutes les compétitions, notamment des prochains Jeux olympiques de Rio. Une enquête, lancée après un documentaire allemand, a en effet mis au jour un système de dopage organisé qui gangrène complètement l'athlétisme russe. Une partie de la population russe y voit une nouvelle sanction venue de l'Occident, l'autre... un secret de Polichinelle.

Vladimir Poutine sort du silence
Deux jours après la publication de ce rapport, le président Vladimir Poutine sortait du silence pour rassurer et promettre une enquête. Ainsi que des sanctions individuelles en cas de manquements avérés – la stratégie du Kremlin et de son porte-parole Dmitri Peskov était jusque-là de pointer une absence de preuves dans cette affaire. Les têtes vont-elles tomber? Grigori Rodchenkov, le directeur du Laboratoire antidopage de Moscou, aura été le premier en présentant sa démission plus tôt dans la journée du 11. Le ministre des Sports Vitali Moutko a écarté, pour sa part, une telle idée (lien en russe). Après la décision de l'IAAF, il estime que la Russie a encore toutes ses chances de participer aux JO de Rio ; et pour le président de la Fédération russe d'athlétisme, Vadim Zelitchenok, une prochaine levée de la suspension est possible «à 50%».

Quid des sportifs «clean» ?
«Nous devons tout faire en Russie pour nous débarrasser de ce problème», a déclaré Vladimir Poutine à la télévision russe, tout en soulignant que «les athlètes qui n'ont jamais touché au dopage ne doivent pas payer pour ceux qui enfreignent la loi.» Une position partagée par le célèbre perchiste ukrainien (et anciennement soviétique) Sergueï Bubka, vice-président de l'IAAF. La perchiste Elena Isinbaïeva aussi plaidait pour des sanctions au cas par cas. Le lundi qui suivait le verdict, la «tsarine» de sa discipline a tenu une conférence de presse pour protester contre «une décision complètement injuste» : «Pourquoi des sportifs "clean", comme moi, devraient-ils pâtir des pratiques malhonnêtes d'autres sportifs ?» D'autres sportifs russes, telle Olga Brusnikina, se sont montrés choqués par ces accusations de dopage.

Les médias officiels crient à la russophobie, voire à la jalousie
Tout le monde sait que les Russes n'ont pas le monopole du dopage... alors «pourquoi une telle hâte à punir» ? se demandait la très officielle Rossiiskaïa Gazeta, tout en notant que «ces derniers temps, le recours aux sanctions est devenu l'occupation favorite des hommes politiques occidentaux». Sur cette ligne officielle, une partie des Russes a vu à ce rapport des mobiles politiques évidents : une autre forme de sanction liée au conflit ukrainien, la volonté d'enfermer les Russes derrière un nouveau «rideau de fer»... Ou même, comme Sputniknews citant un journaliste italien, «une volonté d'humilier la Russie pour ses succès en Syrie» une marotte du site pro-Kremlin. Juste avant la décision de l'IAAF, il publiait tout de même un article «de fond» sur cette question du dopage, «indissociable» des exploits sportifs.

Des experts dénoncent une préparation sportive défaillante...
L'expert antidopage Sergueï Ilioukov, lui, fait partie de ceux que ce rapport n'a pas étonnés. Le spécialiste pointe un système de préparation des sportifs défaillant et un manque d'entraîneurs qualifiés : «Ces résultats étaient attendus, la situation de l’athlétisme russe est telle qu’elle est décrite» – et pour lui, elle s'explique par un besoin de «camoufler et compenser un retard au niveau des technologies».

... et des objectifs politiques
Les motivations politiques de ce scandale de dopage, tout le monde ne les place pas au même niveau... «Les succès sportifs sont très appréciés en Russie, ils ont un objectif politique», explique Sergueï Ilioukov, cité par Russia beyond the Headlines. «La mission est simple : tu dois gagner, un point c'est tout. Personne ne pense à la suite. Le dopage est plus simple, il coupe tout ce qui est inutile, c'est le chemin le plus court vers la victoire.»

Tableau des pays comptant le plus d'athlètes suspendus dans le monde pour violation des règles antidopage. (L.Saubadu/J.Bonnard/A.Bommenel, abm/sim / AFP )

La presse rappelle des méthodes bien connues...
Pour le Français Damien Ressiot, de l'Agence française de lutte contre le dopage (AFLD) interrogé par RFI, «la Russie fait comme elle a toujours fait : elle fabrique ses champions de manière pragmatique, en formant des entraîneurs qui sont des dopeurs, donc qui facilitent la consommation de produits dopants ; en corrompant les préleveurs, surtout s’ils viennent de l’étranger, ou en les menaçant ; en utilisant leur laboratoire comme un laboratoire non pas de détection, mais comme un laboratoire chargé d’esquiver des contrôles qui pourraient être réalisés à l’étranger (...)». Le spécialiste s'étonne de l'hypocrisie qui entoure ce scandale et rappelle qu'«en 2013, le Laboratoire de Moscou avait déjà failli perdre son accréditation».

... et des pratiques plus confidentielles
De l'usage du xénon, un gaz employé en anesthésie, par les athlètes russes depuis les JO d'Athènes en 2004 au mythe des «grossesses dopantes» dans l'ex-bloc de l'Est pendant la Guerre froide, en passant par l'affaire du «20km-marche» sans les Russes (tous contrôlés positifs les années précédentes) aux JO de Pékin, le dopage russe a une longue et sulfureuse histoire. Partagée avec les Etats-Unis, dans une course aux produits parallèle à la course aux armements de la Guerre froide.

«Back in the USSR»
Une histoire qui nous ramène au temps de l'URSS, quand le dopage était (à un niveau moindre qu'en Allemagne de l'Est) intégré comme une technique à part entière dans le sport de haut niveau, explique au Monde le chercheur Christophe Brissonneau: «Dans la logique de prédominance de l'ancienne URSS, on a voulu recréer un sport aussi compétitif qu'avant.» Le message politique de l'époque soviétique était «Regardez comme nous sommes meilleurs que les capitalistes», explique Patrick Clastres, pour qui «les systèmes de dopage sont de bons marqueurs des dictatures».

L'ombre des services secrets
Les services secrets qui fourrent leur nez jusque dans les flacons d'urine des sportifs... pour leur éviter le laboratoire d'analyses, c'est l'une des histoires les plus commentées du rapport de l'AMA. Il y a une vieille tradition de liens entre le KGB, devenu FSB, et le milieu sportif, rappelle Andreï Soldatov, spécialiste des services secrets cité par Eurosport. «Aujourd'hui, ces liens incestueux persistent [par exemple] avec le club du Dynamo Moscou.»

«Nous avons un problème avec le dopage»
Dans le milieu de l'athlétisme russe, les officiels qui reconnaissent le problème sont rares et d'autant plus remarqués. Mikhaïl Butov, le secrétaire général de la Fédération russe de l'athlétisme (qui fait partie du conseil de l'IAAF) ajoute que «ces accusations ne sont pas une nouveauté pour tout le monde».

Pas pour ce blogueur cité par RBTH, en tout cas : «Je n’ai jamais douté que le dopage soit massivement utilisé dans le sport russe. Ce qui m’étonnait, c’est qu’on ne les attrapait pas massivement», estime Vitali Fersanov.

Le 10 novembre 2015, le site sports.ru publiait un petit sondage explicite. A la question «Croyez-vous que le sport russe soit "clean" ?», les personnes interrogées pouvaient répondre «Oui, l'AMA n'a rien prouvé» ; «Je ne sais pas ; on dirait un nouveau complot contre la Russie»... ou bien «Non, cela fait longtemps qu'il brûle en enfer». C'est cette dernière proposition qui l'emporte haut la main, avec 67% des réponses (contre 15% et 18% pour les deux autres).

«Croyez-vous que le sport russe soit "clean" ?» C'est «Non, il y a longtemps qu'il brûle en enfer» pour 67% des Russes interrogés, le 13 novembre 2015 (ils étaient 68% le 10 novembre...) (sports.ru (capture d'écran))


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