Démocratie, unité, influences étrangères… Les nombreux défis politiques de la Syrie après la chute de Bachar al-Assad

Un nouveau Premier ministre, issu du groupe Hayat Tahrir al-Sham, a été nommé mardi pour "diriger le gouvernement transitoire jusqu'au 1er mars".
Article rédigé par Valentine Pasquesoone, Chloé Ferreux
France Télévisions
Publié
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Le chef du HTS, Abou Mohammed al-Joulani, s'adresse à la foule dans la grande mosquée des Omeyyades de Damas, le 8 décembre 2024. (ABDULAZIZ KETAZ / AFP)

Un avenir à dessiner en Syrie, après un demi-siècle de répression politique et une guerre civile destructrice. Après avoir renversé Bachar al-Assad, Abou Mohammed al-Joulani, leader islamiste du groupe rebelle Hayat Tahrir al-Sham (HTS), s'est entretenu avec le Premier ministre sortant Mohammed al-Jalali, lundi 9 décembre, en vue de "coordonner la transition du pouvoir". 

Le lendemain, la coalition rebelle a nommé un Premier ministre, Mohammed al-Bachir, à la tête d'un "gouvernement transitoire jusqu'au 1er mars". Les échanges se sont ensuite poursuivis entre anciens du régime al-Assad et membres du groupe HTS. 

"Il est temps pour ce peuple de jouir de la stabilité et du calme (...) et de savoir que son gouvernement est là pour lui fournir les services dont il a besoin."

Mohammed al-Bachir, Premier ministre de transition

à Al Jazeera

Le gouvernement intérimaire a pour mission de "préserver la stabilité des institutions", et d'"éviter la désintégration de l'Etat", a assuré le nouveau Premier ministre, ancien responsable du "gouvernement de salut" mené par HTS dans son bastion d'Idleb, dans le nord-ouest syrien. Les responsables du groupe HTS commencent à bâtir l'après-Assad, dans un moment de transition entre espoirs démocratiques et craintes de nouvelles violences. Franceinfo dresse la liste des nombreux défis qui attendent le pays.

Un changement d'échelle vertigineux pour HTS

HTS, dont des membres ont rompu avec Al-Qaïda en 2016, se pose en meneur des débuts de la transition en Syrie. "Il est au centre de toutes les gravités. Dans les rapports de force, c'est le groupe le plus puissant et le plus dominant", souligne Adel Bakawan, chercheur à l'Institut français des relations internationales (Ifri). Abou Mohammed al-Joulani devrait ainsi jouer un rôle central dans la gouvernance qui s'esquisse. "Peut-on faire sans lui ? C'est improbable", renchérit Adel Bakawan. Le spécialiste craint l'émergence, à plus ou moins long terme, "d'un homme fort, puissant" qui "s'impose" en Syrie, avec "le retour à un autoritarisme ultra-violent", à l'image d'autres pays traversés par le printemps arabe, comme la Tunisie ou l'Egypte. 

Faut-il craindre un tel scénario avec Abou Mohammed al-Joulani ? Le groupe HTS a "envoyé des messages d'unité et d'inclusion et, franchement, nous avons également vu à Alep et à Hama des choses rassurantes", a déclaré l'émissaire de l'ONU pour la Syrie, Geir Pedersen. A Alep, des agents du gouvernement d'Idleb sont venus assurer "la continuité des services destinés à la population", selon son directeur des relations publiques. Des employés ont veillé au rétablissement des réseaux électriques et de l'eau, tandis que des vigiles sont présents la nuit pour assurer la sécurité.

Observer le "gouvernement du salut" instauré dans la province d'Idleb permet aussi de comprendre comment HTS et ses alliés pourraient diriger la Syrie. En 2021, cette administration comptait dix ministères et plus de 5 000 employés, selon le New York Times. Justice, Agriculture, Education... Le groupe a instauré une "gouvernance de la vie quotidienne", résume Steven Heydemann, chercheur au centre sur la politique du Moyen-Orient à l'institut Brookings.

"Il réglemente le commerce, les taxes, l'utilisation de l'eau… Il finance la construction de routes", énumère le spécialiste de la Syrie, tout en évoquant "la répression" de certaines manifestations. L'agence de l'Union européenne pour l'asile (document PDF) a d'ailleurs alerté sur des exécutions, des "arrestations arbitraires et la détention illégale de civils" menées par HTS, que plusieurs pays occidentaux classent comme terroriste. 

"Le gouvernement d'Idleb n'est pas démocratique. HTS est un groupe salafiste, fondamentaliste. Mais ils dirigent la province de manière raisonnablement pragmatique."

Steven Heydemann, chercheur auprès de l'institut Brookings

à franceinfo

Pour Steven Heydemann, la nomination de Mohammed al-Bachir est un signal plutôt prometteur, "le signe que, pour HTS, les compétences plus technocrates sont nécessaires". Néanmoins, "HTS sait très bien qu'il y a une grande différence entre une province et le territoire national", prévient Adel Bakawan. 

Une incertitude autour de l'organisation d'élections libres

Abou Mohammed al-Joulani et ses alliés ne sont pas les seuls à réfléchir à cette transition. Hadi al-Bahra, à la tête de la Coalition nationale syrienne – des groupes d'opposants en exil – appelle à la formation d'une instance dirigée par l'opposition, en charge d'une transition pendant dix-huit mois. Six mois devraient être dédiés à la rédaction d'une nouvelle Constitution, et sa coalition devrait inclure "de nouveaux éléments de l'opposition", a-t-il expliqué à Middle East Eye. Pour ce leader, la transition devrait respecter la résolution 2254 du Conseil de sécurité de l'ONU, adoptée fin 2015. Celle-ci appelle à un processus politique inclusif mené par les Syriens, ainsi qu'à des élections libres et équitables.

A l'étranger comme aux Nations unies, des discussions ont débuté autour de l'après-Assad et du respect de cette résolution. Des échanges ont eu lieu avec le HTS, mais le chercheur Charles Lister note "un contraste fort" entre ces négociations extérieures et la transition déjà en cours en Syrie. Il y a, selon lui, "un clair manque d'échanges" entre les acteurs syriens et étrangers. A ce stade, Abou Mohammed al-Joulani et ses alliés n'ont d'ailleurs pas encore évoqué publiquement la tenue d'élections.

"La grande question est de savoir si le HTS et ses partenaires seront prêts à accepter la résolution 2254 de l'ONU, en tant que modèle de transition (...). Je les soupçonne d'avoir d'autres idées sur la gouvernance de la Syrie." 

Steven Heydemann, chercheur auprès de l'institut Brookings

à franceinfo

Quant à l'opposition en exil, "sa capacité à jouer le rôle qu'elle souhaite dépend de sa rapidité à s'établir à Damas", avance Steven Heydemann. "Il peut tout à fait y avoir une coopération avec HTS", mais "ils pourraient avoir des difficultés à gagner de l'influence sur le terrain". 

Un territoire toujours contrôlé par plusieurs factions

Les différentes factions contrôlant le territoire syrien pèseront aussi sur l'avenir politique du pays. Une part importante du Nord-Est est aux mains des Forces démocratiques syriennes (FDS), dominées par les Kurdes. L'Armée nationale syrienne (ANS), coalition de groupes soutenus par la Turquie, contrôle également des pans non négligeables du territoire.

Et ces forces s'affrontent. Pendant que les rebelles emmenés par HTS prenaient Alep, l'ANS a repris l'enclave de Tal Rifaat, jusque-là contrôlée par les FDS. Les forces dominées par les Kurdes ont toutefois annoncé une trêve avec les proturcs à Manbij, dans le nord, après trois jours de combats ayant fait plus de 200 morts. 

Pour Adel Bakawan, la forme que prendra le futur Etat dépendra aussi de la capacité de tous ces groupes aux intérêts parfois contraires à trouver un terrain d'entente. Leurs ambitions politiques pourraient entraver ce processus de transition, et l'exclusion d'un groupe pourrait mener à un risque d'affrontements.

"Il y a des tensions entre le HTS et l'ANS, des tensions entre le HTS et des factions dans le sud. Des amis syriens me disent qu'elles commencent à s'inquiéter de la façon dont les factions d'Idleb gèrent la situation", ajoute Steven Heydemann. Abou Mohammed al-Joulani a toutefois rencontré certains leaders du Sud, rapporte Charles Lister.

Selon Abdulaziz al-Sager, directeur du cercle de réflexion Gulf Research Center, il sera impossible d'unifier ces groupes sans un effort concerté de la communauté internationale. "Chacun pense pouvoir être Bachar al-Assad, et chacun a une allégeance à un parti étranger qui finance son groupe", résume-t-il auprès de Reuters. Sans compter que le groupe jihadiste Etat islamique pourrait tenter de regagner du terrain en Syrie, en cas de divisions entre les différentes factions.

Le spectre d'un pays fragmenté et d'une nouvelle guerre

Musulmans sunnites, alaouites, chrétiens… La Syrie est une vaste mosaïque religieuse et ethnique. Mohammad al-Bachir, tout juste nommé, a promis que la coalition dirigée par les islamistes "garantirait" les droits de toutes les confessions. Les Syriens restent néanmoins marqués par le régime et la guerre civile, au cours de laquelle ils ont souvent été montés les uns contre les autres, rapporte Associated Press. Pour Adel Bakawan, "une guerre civile dans laquelle tout le monde s'oppose" représente un scénario probable pour l'avenir de la Syrie.

Des tensions pourraient notamment se cristalliser autour des alaouites, une minorité religieuse considérée comme une branche du chiisme et dont est issu Bachar al-Assad.

"Si cette communauté [alaouite] se sent désavantagée, nous pourrions assister à des actes de violence de la part de certains de ses membres. (...) Il est très important que HTS ait fait tous ces efforts pour être inclusif."

Steven Heydemann, spécialiste de la Syrie

à franceinfo

Une division du territoire est-elle possible ? "On arrive trop vite à la possibilité d'une fragmentation", tempère Steven Heydemann, qui évoque plutôt une possible "forme de décentralisation" à l'avenir, perspective qui pourrait être "très positive". Dans les années 1990, alors que le régime du père de Bachar al-Assad était à son apogée, les pouvoirs locaux conservaient déjà une certaine influence, rapporte L'Express. "On peut imaginer que les Kurdes obtiennent un niveau assez conséquent d'autonomie", estime le chercheur de l'Institut Brookings. Des arrangements pourraient aussi voir le jour pour d'autres communautés.

Une possible influence d'Etats voisins

Le futur de la Syrie pourrait en parallèle être influencé par les pays voisins, comme Israël et la Turquie. "Si un futur gouvernement renforçait sa présence armée, Israël pourrait répondre", avertit Steven Heydemann. L'Etat hébreu anticipe d'ailleurs en multipliant les frappes sur des sites militaires, afin d'empêcher que des stocks d'armes syriens ne soient utilisés contre son territoire. La question de la partie du plateau du Golan occupée par Israël n'a pas encore été publiquement abordée par HTS, mais cela pourrait aussi évoluer.

Quant à la Turquie, qui a soutenu de manière tacite le renversement de Bachar al-Assad, elle voit dans cette transition une opportunité unique de façonner le futur régime syrien, souligne le chercheur Steven Cook, du Council on Foreign Relations. L'objectif turc est de déstabiliser les territoires dominés par les Kurdes. "Le problème pour [Recep Tayyip] Erdogan et son entourage, c'est que HTS pourrait refuser de coopérer", prévient Steven Cook.

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