Syrie : après la chute de Bachar al-Assad, "des radicaux pourraient transformer cette victoire en une nouvelle guerre civile", analyse le général Trinquand
Le régime de Bachar al-Assad s'est effondré, en Syrie, face à l'offensive fulgurante de groupes rebelles menée par le groupe islamiste radical Hayat Tahrir al-Sham (HTS) de Abou Mohammad al-Joulani. C'est la fin d'un demi-siècle de règne sans partage de la famille al-Assad dont Bachar, qui a dirigé d'une main de fer la Syrie pendant 24 ans, dont près de 14 ans de guerre. Cette chute en quelques jours qui a pris tout le monde de court s'explique par "un changement du rapport de forces", analyse sur franceinfo le général Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française auprès de l'ONU à New York, et auteur de D'un monde à l'autre (éditions Robert Laffont).
Selon lui, le changement de régime comporte des risques importants : l'instabilité interne due à la présence de factions rivales, les menaces extérieures avec la Turquie et Israël qui poursuivent leurs propres intérêts, et la libération potentielle de jihadistes détenus en Syrie.
franceinfo : La situation, on le voit, est encore tendue. Quelles sont les forces en présence dans la région ?
Dominique Trinquand : Vous avez raison de parler "des" forces. Les rapports de force ont changé, en particulier à cause de l'action israélienne contre le Hezbollah au Sud-Liban, qui a diminué considérablement la défense assurée en Syrie par le Hezbollah et par les Iraniens. Et deuxièmement, par l'action de la Russie en Ukraine et qui se trouve donc affaiblie pour intervenir en Syrie. La première conclusion qu'on en tire, c'est que c'est un échec stratégique pour la Russie qui est en train d'évacuer sa base maritime de Tartous et la base aérienne de Hmeimim [proche de Lattaquié]. Les Russes assurent qu'il n'y a pas de problème, que tout se passe bien, mais ils évacuent un peu dans la catastrophe, à la fois la base maritime et la base aérienne. Et les Iraniens, eux, ont été dans l'incapacité de pouvoir soutenir le régime de Bachar al-Assad. Et c'est ce qui a amené le changement du rapport de forces et le fait que ceux que l'on continue à appeler les rebelles, mais qui sont aujourd'hui les maîtres de la Syrie, et en particulier le mouvement HTS (Hayat Tahrir al-Sham), ont réussi à utiliser leurs forces pour renverser ce gouvernement de Bachir al-Assad qui avait été sauvé par la Russie en 2015.
Avant de parler de ces rebelles, est-ce que la Syrie est, à l'heure où l'on se parle, sous la menace d'une invasion, d'où qu'elle vienne ? Est-ce que les rebelles qui ont pris le pouvoir en Syrie sont en mesure de défendre le pays ?
Pour l'instant, ils prennent le pouvoir à Damas, après avoir pris Alep et Homs. Mais effectivement, chacun des protagonistes dans le cercle court autour de la Syrie profite de l'occasion : les Turcs contre les Kurdes, et les Israéliens en particulier dans la région sud, mais aussi en détruisant tout ce qu'ils peuvent détruire comme armement important pour que ça ne puisse pas servir contre eux. Et ça, actuellement, le mouvement qui prend le pouvoir en Syrie est incapable de lutter contre. Par ailleurs, il faut souligner que ce mouvement n'est pas unique. Il y a trois mouvements rebelles, dont le plus important est HTS. Mais Damas a été prise par un autre mouvement qui venait du Sud-Est [l'Armée syrienne libre]. Et il va donc falloir voir comment ces trois mouvements s'organisent en une force cohérente et peuvent défendre un certain nombre d'éléments. Les Israéliens ont dit qu'ils prenaient temporairement des positions en attendant une négociation avec ceux qui auront le pouvoir. Mais en revanche, du côté des Turcs, le problème est beaucoup plus crucial. Les Turcs ont deux objectifs : un, renvoyer les presque 4 millions de migrants syriens qui sont en Turquie et qu'ils veulent renvoyer en Syrie ; deux, diminuer considérablement le YPG [Unités de protection du peuple, branche armée du Parti de l'union démocratique (PYD) kurde en Syrie], les Kurdes dans la région Nord-Est. Or, il y a là un problème majeur, parce que c'est dans cette région que se trouvent des prisons dans lesquelles sont enfermés les jihadistes, en particulier un certain nombre de Français. Ce qui nous intéresse donc au premier plan.
Est-ce qu'il faut avoir des inquiétudes à ce sujet ?
Oui, sur ce point particulier. Si les Turcs venaient à empêcher les Kurdes de continuer leur mission dans cette région, ça serait un vrai problème avec la libération d'un certain nombre de jihadistes. La deuxième inquiétude, c'est le mouvement HTS. Apparemment, il donne des signes d'assouplissement de sa position. Il faut savoir qu'à l'origine, ils venaient d'Al-Qaïda, mais ceci date d'il y a dix ans. Aujourd'hui, il faut voir en particulier comment ils vont traiter les minorités. Je veux parler tout singulièrement de la minorité chrétienne dans cette région.
Est-ce qu'il faut rester sur ses gardes ou prendre pour argent comptant les déclarations du HTS ?
Je pense qu'il ne faut jamais les prendre pour argent comptant. En revanche, il faut entamer le dialogue. On se félicite de ce que les Syriens n'ont plus à supporter le joug du dictateur. C'est une victoire, on le voit bien dans toutes les villes européennes, et cela va amener probablement à des départs vers la Syrie. Et il faut espérer que ce retour des réfugiés conjugué aux paroles du HTS puisse amener un régime plus ouvert en Syrie. Il faut rester sur ses gardes, mais entamer le dialogue avec eux.
Est-ce que la Russie ou encore l'Iran ont les moyens d'une contre-offensive, d'agir d'une manière ou d'une autre ?
Non, ils n'ont plus du tout les moyens. L'Iran, maintenant, se préoccupe de sa propre sécurité. Elle craint la prochaine attaque qui pourrait venir d'Israël et qui pourrait être très dommageable au régime des mollahs. Et par ailleurs, les Russes ont suffisamment de difficultés en Ukraine pour atteindre leurs objectifs pour ne plus se préoccuper de la Syrie. Mais au passage, il faut souligner que c'est une véritable défaite stratégique pour la Russie qui doit admettre maintenant les limites de son action.
Quels sont les risques principaux ces prochains jours en Syrie ?
Essentiellement dans les régions qui sont tenues par des mouvements jihadistes plus radicaux, comme dans le Sud-Est, qui sont carrément issus de Daech. Et donc il va falloir que le HTS arrive à contrôler ces mouvements-là et à les inclure, et ne se fasse pas prendre la main par des radicaux qui pourraient transformer cette victoire contre Bachar al-Assad en une nouvelle guerre civile.
Que va devenir l'ex-dictateur syrien, selon vous?
Rien. Il a rapatrié ses dollars et ses lingots d'or à Moscou, avec sa famille, et donc il va le disparaître dans une datcha quelconque en Russie.
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