Élections municipales en Turquie : de la montée de l'opposition au futur d'Erdogan, les questions qui se posent après le scrutin
En Turquie, l'opposition politique signe sa plus éclatante victoire depuis près de 50 ans, selon certains observateurs. Lundi 1er avril, les résultats quasi-définitifs des élections municipales révèlent que le social-démocrate CHP (Parti républicain du peuple), fondé par Atatürk, s'est largement imposé face à l'AKP (Parti de la justice et du développement), la formation très conservatrice du président actuel Recep Tayyip Erdogan. À quatre ans des élections présidentielles en Turquie, cette large victoire du CHP rebat donc totalement les cartes du paysage politique dans le pays.
Que change ce résultat au sein des municipalités turques ?
Le CHP a désormais les coudées franches dans ses deux principaux bastions : Istanbul et Ankara. À Istanbul, le maire sortant Ekrem Imamoglu a été confortablement réélu dimanche 31 mars en remportant 26 des 39 arrondissements de la ville, contre 14 lors de sa première élection en 2019. Il a donc désormais la majorité au Conseil municipal. "Istanbul a passé un message historique au plus haut niveau de l'État, a-t-il lancé dimanche soir. Istanbul a dit : 'Je suis du côté de la démocratie, du côté de la justice.'" Dans la capitale Ankara, le maire sortant CHP Mansur Yavas a quant à lui remporté 16 des 25 arrondissements, dont celui de Keçiören, le deuxième plus peuplé de la ville qui était dirigé par l'AKP et ses prédécesseurs islamistes depuis 1994.
En plus de confirmer sa mainmise sur des villes déjà acquises, le CHP a raflé des villes tenues de longue date par l'AKP comme Bursa, grande cité industrielle du Nord-Ouest. L'opposition a aussi fait une percée spectaculaire en Anatolie, remporté la cité de Zonguldak sur la mer Noire ou Adiyaman, ville du Sud-Est durement touchée par le tremblement de terre de février dernier. Les candidats de l'AKP se sont toutefois maintenus dans plusieurs grandes villes d'Anatolie comme Konya, Kayseri ou Erzurum, et de la mer Noire comme Rize et Trabzon, bastions du président turc.
Ekrem Imamoglu est-il le nouveau rival d'Erdogan ?
Pour de nombreux observateurs, la voie du très populaire maire d'Istanbul est désormais toute tracée vers la présidentielle de 2028. Inconnu du grand public à l'époque, Ekrem Imamoglu avait déjà bouleversé le paysage politique turc en se faisant élire à la tête de la plus grande ville du pays en 2019, mettant ainsi fin à 25 ans de domination de l'AKP sur Istanbul. Cinq ans après sa première élection, Imamoglu renouvelle donc l'exploit avec un succès encore plus net dans une ville qu'Erdogan, qui en a été maire dans les années 1990, avait pourtant juré de reprendre. Le symbole est fort. "Il était déjà question qu'Imamoglu soit candidat pour la coalition de l'opposition aux élections présidentielles de mai 2023, explique Ahmet Insel, économiste, politologue et ancien professeur à l'Université de Galatasaray. Pour empêcher cela, le gouvernement avait entrepris une enquête judiciaire pour injure contre Recep Tayyip Erdogan."
"Imamoglu était déjà apparu comme une figure potentielle de l'opposition au moment des dernières présidentielles."
Ahmet Insel, économiste et politologueà franceinfo
Mais au-delà de cette victoire personnelle, c'est aussi une percée historique pour le CHP qui devient le premier parti du pays devant l'AKP, "une première depuis 1977" selon Ahmet Insel. Parmi les 30 métropoles que compte la Turquie, le parti social-démocrate en contrôle désormais 14, les plus riches et les plus peuplées. De son côté, l'AKP ne conserve ses fiefs que dans le centre et l'est du pays, des bassins de population beaucoup plus petits. Moins d’un an après la défaite à la présidentielle de son candidat Kemal Kiliçdaroglu, le CHP a donc retrouvé des couleurs. Et, semble-t-il, une nouvelle figure de proue.
Quel est l'avenir d'Erdogan après cette lourde défaite ?
C'est la pire défaite pour l'AKP, le parti présidentiel, depuis son accession au pouvoir en 2002. Mais c'est aussi, selon Ahmet Insel, "une sérieuse baffe" pour Recep Tayyip Erdogan lui-même. Car le président turc s'est beaucoup impliqué dans ces élections, enchaînant les meetings quotidiens et bénéficiant d'un temps d'antenne illimité sur les télévisions publiques alors que ses adversaires en étaient presque privés. La victoire du CHP est donc un désaveu cinglant pour Erdogan, d'autant plus que parmi les arrondissements remportés par Imamoglu à Istanbul, se trouve celui d'Üsküdar, celui-là même où le chef d'État réside et a voté dimanche. "Erdogan s'est toujours impliqué dans les campagnes municipales et législatives et c'est bien cela le problème, analyse Ahmet Insel. Ce faisant, il a un peu vidé de sa substance son propre parti. Les candidats potentiels et figures fondatrices ont tous quitté l'AKP."
"Tayyip Erdogan a trop personnalisé son parti, et aujourd'hui, quand il n'est pas lui-même candidat à une élection, l'AKP n'arrive pas à mobiliser l'électorat."
Ahmet Insel, économiste et politologueà franceinfo
L'avenir s'assombrit d'autant plus pour le président actuel qu'une nouvelle force est apparue à sa droite : les islamistes de Yeniden Refah, qui dénoncent le maintien des relations commerciales entre la Turquie et Israël, en pleine guerre dans la bande de Gaza. Yeniden Refah s'est imposé comme la troisième force de ce scrutin en raflant 6,2% des voix, selon les résultats quasi-définitifs. Dans ce contexte, certains proches des maires réélus à Istanbul et Ankara n’excluent pas de demander des élections anticipées. Dimanche soir, face à ses partisans qui réclamaient la démission d'Erdogan, Ekrem Imamoglu n’a pas voulu s’engager dans cette voie.
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