Comment l'assassinat du patron des assurances privées UnitedHealthCare a pris un tour politique aux Etats-Unis
Le soleil n'est pas encore levé, mercredi 4 décembre, dans le centre de New-York, devant le prestigieux hôtel Hilton de Manhattan, quand une silhouette vêtue de noir surgit derrière un homme en costume cravate et l'abat froidement d'une balle dans le dos. L'homme d'affaires qui s'effondre n'est autre que Brian Thompson, le PDG d'UnitedHealthCare, premier assureur santé privé du pays. Il succombe à ses blessures dans les heures qui suivent en arrivant à l'hôpital.
Après cinq jours de cavale, un homme de 26 ans, Luigi Mangione, est finalement arrêté lundi 9 décembre dans un McDonald's de la ville rurale d'Altoona, à 500 km de là. "Le recours à la violence pour lutter contre la cupidité des entreprises est inacceptable", a condamné la porte-parole de la Maison Blanche, Karine Jean-Pierre, au lendemain de son interpellation. "On ne tue pas des gens de sang-froid pour des questions politiques ou pour exprimer un point de vue", a tancé Josh Shapiro, le gouverneur démocrate de Pennsylvanie, alors que les messages de soutien au jeune homme se multiplient sur les réseaux sociaux. Dans une note interne citée par le New York Times, la police s'inquiète que le suspect soit perçu "comme un martyr" par certains et "un exemple à suivre".
De vives réactions politiques
"J'ai vécu avec les failles du système de santé et je les ressens encore aujourd'hui", a réagi le gouverneur démocrate du Maryland, Wes Moore, sur CBS. Condamnant le meurtre de Brian Thompson, l'élu a raconté que, malgré la perte de son père à l'âge de 3 ans, parce qu'il ne pouvait pas obtenir le traitement dont il avait besoin, "la façon de résoudre les problèmes n'est pas de tuer les gens de sang-froid". "Il y a actuellement deux adolescents dans le Minnesota qui grandissent comme je l'ai fait : sans père", a-t-il ajouté, demandant à ce que justice soit rendue à l'homme d'affaires et à sa famille.
"Rien ne justifie la violence, mais les réactions qui ont suivi [le meurtre de Brian Thompson] ne m'ont pas surpris", a abondé Ro Khanna, élu démocrate à la Chambre des représentants, sur la chaîne ABC. "La réaction viscérale des personnes qui, dans tout le pays, se sentent trompées, arnaquées et menacées par les pratiques ignobles de leurs compagnies d'assurance devrait être un avertissement pour tous les acteurs du système de santé", a aussi affirmé la sénatrice démocrate Elizabeth Warren dans le HuffPost.
"La violence n'est jamais la solution, mais il y a des limites à la pression exercée sur les gens."
Elizabeth Warren, sénatrice démocratedans le HuffPost
Même réaction de Bernie Sanders, l'ancien candidat aux primaires démocrates. Qualifiant le meurtre de Brian Thompson de "scandaleux" et "inacceptable", il estime également auprès du HuffPost que "l'explosion de colère" des internautes "montre que des millions de personnes comprennent que les soins de santé sont un droit de l'homme et que l'on ne peut pas tolérer que des membres de cette industrie refusent des soins à leurs assurés alors qu'ils réalisent des milliards de dollars de bénéfices".
Une vague de commentaires ironiques
Dans les heures qui ont suivi la mort du patron, les internautes ont vite donné une dimension politique à l'affaire, alors que ni le tueur ni son mobile n'étaient encore connus. Une réaction traduisant une colère profonde à l'égard d'un système lucratif, accusé de s'enrichir sur le dos des patients. Une information du New York Times, publiée au lendemain du meurtre et largement reprise sur la toile, a renforcé ce sentiment : les mots "delay" (retarder) et "deny" (refuser) ont été retrouvés inscrits sur des douilles sur les lieux du drame, rappelant des pratiques controversées du secteur.
Ces mots rappellent aussi l'essai Delay, Deny, Defend, publié par le juriste américain Jay Feinman en 2010, racontant comment ces compagnies "retardent" les dossiers, "refusent" au maximum les remboursements et se "défendent" quand il s'agit d'indemniser. Une semaine après la mort de Brian Thompson, le livre était en tête des ventes sur la plateforme Amazon, dans la catégorie droit des assurances et droit des affaires.
Dans la foulée, des milliers d'internautes ont publié des commentaires haineux et sarcastiques sur les réseaux sociaux, prenant fait et cause pour le tueur et critiquant vertement les assurances américaines. "J'ai soumis une demande de prise en charge pour mes condoléances, mais elle a été refusée, trop triste", assénait ironiquement un internaute sur TikTok. "Pensées et prières pour tous les patients à qui l'on a refusé une prise en charge", pointe un autre.
Des profits records
En 2023, UnitedHealthCare, qui fournit la couverture santé de 51 millions d'Américains, a dégagé 22 milliards de dollars de bénéfices et 371,6 milliards de dollars de revenus, rappelle le Financial Times. Le jour de sa mort, Brian Thompson était à New York pour rencontrer des investisseurs et devait annoncer que le chiffre d'affaires de son entreprise atteindrait entre 450 et 455 milliards de dollars en 2025, rapporte Le Figaro. Selon Forbes, le groupe refuse environ un tiers des demandes de prise en charge médicale à ses assurés, le taux le plus élevé de toutes les compagnies d'assurances et le double de la moyenne du secteur.
"Mes pensées et mes prières ne sont pas incluses dans ma couverture", ont ainsi commenté de nombreux internautes, en référence à ces refus fréquents des assurances américaines. Sur Facebook, l'entreprise a été contrainte de modérer drastiquement les réactions sous sa publication présentant ses condoléances aux proches de Brian Thompson, l'immense majorité des réactions étant des émojis hilares. Le Network Contagion Research Institute, un centre de recherche spécialisé dans les questions numériques, a recensé "un bond de publications très engagées à travers les réseaux sociaux glorifiant l'événement, certaines appelant même à des actes de violence supplémentaires".
Un suspect glorifié
L'arrestation de Luigi Mangione, un Italo-Américain de 26 ans au parcours scolaire exemplaire et issu d'une famille influente de Baltimore, a également suscité une nouvelle vague de soutien inattendue. Deux heures après l'annonce de son interpellation, un profil Instagram à son nom est passé de 2 000 abonnés à plus de 45 000. Même phénomène sur le réseau social X, où un compte à son nom, qui regroupait quelque 45 000 abonnés lundi en fin de journée, en comptabilise désormais plus de 417 000.
Les internautes ont manifesté leur soutien en créant des tee-shirts "Free Luigi" ("Libérez Luigi") ou à son effigie. Une cagnotte a également été créée, réunissant plus de 34 000 dollars pour l'aider à payer ses frais de justice. Par ailleurs, des policiers d'Altoona, où il a été arrêté, ont reçu des menaces de mort, rapporte CNN. A Baltimore, près de la ville natale de Mangione, un panneau portant les inscriptions "Deny, Defend, Depose" et "Health Care 4 All" ("Une assurance-maladie pour tous") est apparu aux abords des routes, rapporte le site d'information Baltimore Banner.
De son côté, le jeune diplômé de la prestigieuse université de Pennsylvanie conteste son transfèrement devant la justice de New York et compte plaider non coupable, selon son avocat Thomas Dickey. Ce dernier a par ailleurs affirmé à CNN qu'il n'utiliserait pas les fonds récoltés grâce à cette cagnotte.
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