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REPORTAGE. Election américaine : dans le Kentucky, le spectre des violences policières hante les Afro-Américains

Marie-Violette Bernard le mardi 27 octobre 2020

Les manifestations se poursuivent à Louisville (Kentucky), sept mois après la mort de Breonna Taylor. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

En étendard sur les lampadaires, sur les planches de bois qui barricadent les vitrines, sur les devantures des magasins… Presque partout où le regard se pose, dans les rues de Louisville (Etats-Unis), on trouve le visage et le nom de Breonna Taylor. Sept mois après la mort de cette ambulancière noire, tuée par les forces de l'ordre lors d'une perquisition à son domicile, la plus grande ville du Kentucky est toujours hantée par le spectre des violences policières. Dans cette métropole industrielle lovée le long du fleuve Ohio, au carrefour du Midwest et du Sud, la ségrégation est encore bien visible. Neuf rues séparent l'ouest de la ville, populaire et majoritairement noir, de l'est, plus blanc et plus riche.

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C'est dans cette zone intermédiaire, sur une petite place que les manifestants ont renommé "le parc de l'injustice", qu'un mémorial a été érigé pour Breonna Taylor. "Nous nous sommes installés ici, entre la mairie, le commissariat et le tribunal, pour que personne ne puisse ignorer ce qui lui est arrivé", explique une des gardiennes autoproclamées du parc. Chaque jour, des dizaines de militants de Black Lives Matter passent y scander : "pas de justice, pas de paix". Comment Louisville en est-elle arrivée là ? Plongée dans le quotidien de cinq Afro-Américains dont la vie a été marquée par les inégalités raciales et les violences policières.

"La mort de Breonna est inexplicable"

Bianca Austin et Tahasha Holloway dans le jardin de leur maison à Louisville. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Beyoncé, Oprah Winfrey, Will Smith... Et surtout Michelle Obama ! J'ai cru que j'allais m'évanouir quand j'ai entendu que Michelle était au bout du fil pour nous exprimer son soutien." Bianca Austin éclate de rire, aussitôt suivie par sa sœur Tahasha et son frère Tyrone. Tous portent un message en hommage à Breonna Taylor sur leur tee-shirt. Pendant quelques secondes, l'espièglerie chasse la tristesse sur les visages des proches de l'ambulancière, réunis sur le patio d'une petite maison en banlieue de Louisville. Pourtant, sept mois après sa mort, ils "restent aussi frustrés qu'au premier jour".

Bianca, la jeune tante de "Bre", se souvient du matin où elle a appris le drame. "A mon réveil, j'ai trouvé une cinquantaine d'appels en absence de Tamika [la mère de Breonna Taylor]." La jeune femme de 26 ans et son compagnon Kenneth Walker dormaient, dans la nuit du 13 mars 2020, lorsque la police a enfoncé la porte de leur appartement. Touchée par huit balles, Breonna Taylor s'est vidée de son sang dans le couloir. Les forces de l'ordre intervenaient pour une perquisition, dans le cadre d'un avis de recherche erroné sur son ancien petit-ami.

"Breonna était endormie", rappelle un panneau laissé au mémorial en hommage à l'ambulancière. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

"Bre était un véritable rayon de soleil. Elle était généreuse, souriante. Elle n'avait pas une once de méchanceté en elle", confie Bianca Austin avec émotion. Sa nièce, qui "prenait toujours soin des autres", voulait devenir infirmière. "Elle était chez elle, confinée, elle ne faisait rien de mal. Sa mort est inexplicable", s'emporte Bianca, qui se dit "confuse, perdue et en colère".

Je m'attends toujours à la voir passer la porte. Le plus insupportable, c'est de n'avoir aucune réponse sur comment ça a pu se produire.

Tahasha Holloway, à franceinfo

Fin septembre, le procureur du Kentucky a annoncé qu'un seul policier, sur les trois impliqués dans la fusillade, était mis en examen. Brett Hankison est poursuivi pour mise en danger de la vie d'autrui, pour des tirs qui ont traversé l'appartement des voisins de Breonna Taylor. "On place l'état des murs de ses voisins au-dessus de sa vie", ironise Bianca Austin, sa longue tresse s'agitant sur son épaule.

La famille de l'ambulancière se sent d'autant plus "insultée" que le procureur les a convoqués à son bureau, "à une heure de route de Louisville", pour leur donner les chefs d'inculpation avant l'annonce publique. "Notre avocat lui avait dit 'ne nous faites pas nous déplacer pour des mauvaises nouvelles'. On est arrivés en espérant, en priant, et puis ça a été la déception, poursuit cette aide-soignante de 39 ans. Lorsqu'on est repartis, notre autre avocate était en larmes."

Tamika [la mère de Breonna] s'est effondrée au sol, dans le parking. Elle était dévastée.

Bianca Austin, à franceinfo

Pour les proches de "Bre", la police de Louisville a agi en toute impunité. "Ils ont tellement l'habitude de faire ce qu'ils veulent aux Noirs que, pendant deux mois, ils n'ont même pas rempli de rapport sur sa mort", tonne Tahasha Holloway. Comme beaucoup d'Afro-Américains à Louisville, la quadragénaire n'a jamais fait confiance aux forces de l'ordre. "Ce qui est triste, c'est de voir mon neveu Austin changer d'avis sur la police." De l'autre côté de la table, le garçon se presse contre sa mère Bianca. "Avant la mort de Breonna, il voulait être policier et les saluait toujours quand on les croisait. Maintenant, il a peur d'eux."

Austin montre fièrement son tee-shirt en hommage à sa cousine Breonna. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Son frère Tyrone Bell, rentré quelques minutes dans la cuisine, rouvre la porte avec précipitation. "Il y a des gens qui viennent installer une fresque en hommage à Breonna dans le jardin", annonce-t-il, incrédule. Toute la famille se lève pour aller observer l'œuvre. "C'est fantastique de voir toutes ces personnes rendre hommage à notre nièce et entretenir son mémorial, toutes ces célébrités qui partagent son nom sur les réseaux sociaux pour empêcher son histoire d'être oubliée, confie Tahasha Holloway. Se battre pour qu'on rende justice à Breonna, c'est se battre pour tous les Noirs."

"Ce type d'affaire engendre une haine de la police"

Christopher 2X lit un livre sur "son héros", Mohammed Ali, dans son bureau. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

L'avocat des rues. C'est le surnom donné par la communauté afro-américaine à Christopher 2X. "Je milite pour la paix et la justice depuis vingt ans, se félicite ce grand Noir de 60 ans. J'accompagne des familles qui ont perdu leurs enfants à cause des violences par armes à feu ou des violences policières." L'activiste pointe du doigt les dizaines de souvenirs qui jonchent la table, les chaises, le sol de son petit bureau de l'ouest de Louisville. Des coupures de presse encadrées. Des artefacts amérindiens. Les jouets d'un enfant disparu 15 ans plus tôt, offerts par sa mère.

Dans un angle du bureau, Christopher 2X a créé "un autel" en mémoire de César Ivan Cano, un garçon assassiné dont il a accompagné les proches. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Christopher 2X a grandi dans le West End. "Mes parents étaient très présents mais on vivait dans un quartier pauvre, rongé par les violences et où les relations avec la police n'étaient pas très bonnes. Je suis devenu activiste parce que je connais ce 'terrain' et je voulais essayer de faire la différence", détaille le sexagénaire au crâne lisse. La mort de Michael Newby*, un jeune Noir abattu de plusieurs balles dans le dos par un policier en 2004, l'a définitivement propulsé dans cette voie. "Sa mère m'a demandé de l'aider à médiatiser l'affaire et je suis en quelque sorte devenu son porte-parole."

Sur son tee-shirt ample comme sur les bracelets noirs à son poignet, "Chris" porte le nom de son association caritative*. Game Changers accompagne les enfants exposés aux violences par armes à feu et les encourage à poursuivre leurs études. Désormais, ce grand homme au visage doux est l'une des premières personnes que les familles appellent lorsqu'un drame se produit. Ce fut le cas en mars, au lendemain de la mort de Breonna Taylor. "J'essaie d'aider ces familles le mieux possible : en organisant les obsèques, en les mettant en contact avec la presse. Cette fois, je les ai tout de suite mis en relation avec des avocats", explique l'activiste, enfonçant son bonnet sur ses lunettes.

Au début, la police présentait l'affaire comme une perquisition qui avait mal tourné. Mais quand j'ai visité l'appartement, j'ai tout de suite compris que leur défense était contestable.

Christopher 2X, à franceinfo

Le sexagénaire assure cet accompagnement gratuitement et se veut un "intermédiaire" avec les autorités. Il échange régulièrement avec le maire, le bureau du procureur et le FBI. Il arrive même que le chef de la police de Louisville le prévienne lorsqu'un habitant est abattu par les forces de l'ordre. "Je peux discuter avec absolument tout le monde. Je ne fais pas de concession avec la police, mais je leur parle avec respect", assure-t-il de sa voix grave. Avant de préciser, en levant les yeux par-dessus ses lunettes noires : "Je ne suis pas un vendu."

Christopher 2X ne se fait pas d'illusion sur "l'absence de justice dans les affaires de violences policières". "Après la mort de Michael Newby, l'officier mis en cause a été licencié mais acquitté. A chaque fois qu'un drame de ce type s'est produit, ça n'a mené à aucune condamnation, relève-t-il. Je savais déjà ce que le procureur allait annoncer à la famille de Breonna Taylor."

Les murs du bureau de Christopher 2X sont couverts de coupures de presse, de diplômes honorifiques et de plaques saluant son action. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

L'émotion suscitée par le décès de l'ambulancière ne surprend pas le sexagénaire. "Elle n'était pas une menace. Sa mort est absolument répugnante, martèle-t-il. Ce type d'affaire engendre une véritable haine de la police dans les quartiers noirs." Aujourd'hui, Christopher 2X se voit comme "une présence apaisante", une sorte de guérisseur au sein de sa communauté. Mais même lui, l'homme qui "voit toujours ce qu'il y a de meilleur en chacun", en est convaincu : il faudra "des années" pour que Louisville se remette de "la blessure profonde causée par la mort de Breonna Taylor".

"Ils nous voient toujours comme des criminels"

Tytianna Welles devant la maison de ses parents, dans le West End. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Enfant, Tytianna Welles se méfiait de la police, mais elle n'en avait pas peur pour autant. "Il y avait un officier de liaison noir dans mon école, on l'appelait 'Monsieur le policier sympa'. Il nous parlait de non-violence à travers le hip-hop", sourit la jeune femme, agitant ses boucles d'oreille en bois. A 33 ans, Tytianna Welles touche à tout : doctorante en sciences de l'éducation à l'université de Louisville, elle est aussi professeure, activiste et a créé une maison d'édition pour "éduquer sur les questions de l'inégalité raciale". Elle rêve de s'installer à Paris à la fin de ses études.

Mais pour l'instant, toute son attention est concentrée sur Louisville. "J'ai grandi ici, dans le West End, le quartier noir de la ville", indique-t-elle en montrant la rue où vivent ses parents, où se succèdent les petites maisons à la façade en brique ou en bois. Au bout du trottoir, à quelques mètres de là, le restaurateur David McAtee a été abattu par les forces de l'ordre* en marge des manifestations de Black Lives Matter. "Voilà pourquoi on règle nous-mêmes les problèmes dans les quartiers noirs : quand on appelle la police, ils ne viennent pas ou alors quelqu'un finit en prison, blessé, ou mort", déplore la fluette trentenaire.

Des messages en hommage à David McAtee, tué par la police à l'entrée de son grill, dans l'ouest de Louisville (Kentucky). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Tytianna Welles parle en connaissance de cause. Il y a un peu moins d'un an, elle a commencé à véritablement craindre les forces de l'ordre. "Alors que je partais donner des cours à l'école, j'ai remarqué un homme au comportement étrange qui s'approchait de ma maison, raconte-t-elle, l'immense sourire qui habille son visage s'effaçant pour la première fois. J'ai demandé à mon frère Michael, qui habitait avec moi, de s'assurer qu'il n'y avait pas de souci."

Michael Perry demande à l'homme, qui semble instable, de quitter la propriété. "Ça l'a visiblement énervé", poursuit la professeure. L'intrus montre une arme cachée sous son tee-shirt. Michael rentre alors dans la maison chercher son revolver, "pour lequel il a un permis". Lorsqu'il ressort, son assaillant, caché derrière une poubelle, lui tire une balle dans le bras et une dans la cuisse avant de prendre la fuite. L'artère fémorale est touchée.

Michael s'est avancé dans la rue pour trouver de l'aide. Un policier est arrivé et a tout de suite mis mon frère en joue, alors qu'il était en train de se vider de son sang.

Tytianna Welles, à franceinfo

Lorsque Michael Perry explique que son agresseur s'est enfui, l'officier tourne les talons. "Mon frère lui a demandé de l'aider à arrêter l'hémorragie. Le policier a répondu : 'Quelqu'un d'autre va venir s'occuper de toi'. Et il est parti, lâche Tytianna, la voix blanche de colère. Comment peut-on braquer son arme sur un blessé, puis l'abandonner là ?" Son frère de 26 ans s'est remis de ses blessures, mais l'auteur des coups de feu n'a jamais été retrouvé.

"La police voit toujours les Noirs comme des criminels. Il faut plus de personnes de couleur au sein des forces de l'ordre et une meilleure formation aux questions raciales. C'est la seule façon de mettre un terme à ces préjugés, insiste la doctorante. Voilà pourquoi chacun d'entre nous doit s'engager, à sa façon, contre les inégalités raciales." Elle plonge dans sa voiture, entre un panier rempli de livres et une pile de cahiers, et en sort un petit recueil de poésie signé de son nom. Elle l'ouvre à la page du texte qu'elle déclamera lors du prochain rassemblement antiraciste à Louisville. "Ils viennent dans nos quartiers moissonner des âmes, scande Tytianna Welles, énumérant les noms des victimes noires de violences policières. Suis-je la prochaine ? Ahmaud Arbery. Suis-je la prochaine ? George Floyd. Suis-je la prochaine ? Breonna Taylor. Suis-je la prochaine ?"

"La police n'a jamais eu pour but de nous protéger"

Lavel White sur le perron de sa maison, dans le sud de Louisville (Kentucky). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Le racisme, Lavel White "a connu ça toute sa vie". "Ma femme et moi avons des revenus suffisants pour subvenir aux besoins de notre famille. Mais ça ne garantit pas que moi, ou mon fils, ne serons pas harcelés par la police", assure-t-il de sa voix douce, assis sur le perron de sa maison. Le documentariste de 33 ans habite dans un quartier résidentiel du sud de Louisville, aux maisons petites mais charmantes. Dans le salon, les livres pour enfants, les jouets et les photos de sa famille s'entassent partout.

Dans le salon de Lavel White, on trouve des photos de famille et des livres pour enfants absolument partout.


 (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

"J'ai grandi dans les HLM de l'East End, avec mon frère et ma mère. Mon père était absent, raconte-t-il calmement. Je n'ai donc jamais eu cette 'conversation' sur l'attitude à avoir face à la police." C'est au fil de ses propres expériences et des histoires racontées par des amis qu'il "a appris à éviter les forces de l'ordre". Lavel White affirme qu'il n'a jamais été "personnellement confronté aux violences policières". Pourtant, au fil des minutes, ce grand Afro-Américain égrène les traumatismes qu'il a vécus. Enfant, il voit ainsi sa cousine de 14 ans tabassée par plusieurs officiers. L'adolescente, soupçonnée de vol dans un grand magasin, a résisté alors que les policiers voulaient l'emmener au centre de détention pour mineurs.

Au collège, des agents de sécurité suivent Lavel et ses amis à chaque fois qu'ils font les magasins dans l'East End, le quartier blanc de la ville. A 17 ans, il est victime de profilage racial lors d'un contrôle routier : "Le policier pensait que je dealais de la drogue." Quelques années plus tard, alors qu'il regarde la télévision avec sa compagne de l'époque, deux shérifs frappent à sa porte. "Ils cherchaient le locataire précédent. Ils nous dit de nous mettre à genoux, de ne pas bouger, sur un ton très agressif", raconte le trentenaire.

Je savais qu'il ne fallait pas que je fasse de geste brusque si je ne voulais pas que ça tourne mal.

Lavel White, à franceinfo

La mort de Michael Newby l'a aussi profondément marqué. "J'ai compris que je pouvais être abattu juste à cause de la couleur de ma peau", affirme-t-il sans ciller. Lavel White passe la main sur son crâne rasé. Il est bientôt 11 heures, le soleil commence à se faire lourd. "Aux Etats-Unis, la police a été créée dans les Etats du Sud, pour attraper et surveiller les esclaves, rappelle-t-il. Elle n'a jamais eu pour but de nous protéger, nous les Noirs." C'est ce terrible enseignement que le documentariste compte transmettre à ses enfants. "Je ne m'inquiète pas vraiment pour ma fille Oakland. Mais j'ai peur pour mon fils", confie-t-il avec gravité. Brave vient d'avoir 6 mois.

Ici, quand on fait partie d'une minorité, la police tire d'abord et pose les questions après.

Lavel White, à franceinfo

Alors le trentenaire prévoit déjà "d'avoir la conversation qu'il n'a jamais eue avec son père dès que Brave sera en âge de comprendre". "Je lui expliquerai qu'il faut rester calme et respectueux avec les officiers, détaille-t-il, en pesant chaque mot. Que ce sera toujours à lui de se comporter correctement, parce que les Noirs n'obtiennent jamais justice."

"Ils étaient convaincus d'être dans leur droit"

Tija Jackson et son fils, Tae-Ahn Lea, devant un cabinet d'avocats de l'East End. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Cela fait plus de deux ans que Tae-Ahn Lea, en procès contre la police de Louisville, attend d'obtenir justice. Assis sur le canapé d'un cabinet d'avocats, le jeune homme de 20 ans semble presque se cacher sous la visière de sa casquette. "Je n'aime pas trop l'attention", glisse-t-il en regardant ses mains. En août 2018, une vidéo du contrôle routier controversé dont il a fait l'objet a pourtant été reprise par tous les médias de la ville. "Je suis allé à la station-service m'acheter une boisson glacée et, quand je suis sorti de la voiture, j'ai croisé le regard d'un policier. Et ce n'était pas un regard bienveillant", raconte ce vendeur de voitures.

Inquiet, il décide d'appeler sa mère, Tija Jackson. La quadragénaire est détective privée et travaille régulièrement avec les forces de l'ordre. "Elle m'a dit que je ne faisais rien de mal. Que je devais simplement faire mes courses et rentrer." Sur le chemin du retour, Tae-Ahn Lea constate toutefois que les forces de l'ordre le suivent. "J'ai tourné à gauche, à droite, ils étaient toujours là."

J'étais très nerveux, je n'arrêtais pas de regarder dans mon rétroviseur. Ce n'est pas tous les jours qu'on est pris en filature par une voiture de police...

Tae-Ahn Lea, à franceinfo

A une intersection, il tourne à droite et s'insère sur la voie à côté de la sienne. "C'est à ce moment-là que la police a mis les gyrophares et m'a demandé de me garer sur le bas-côté." En théorie, Tae-Ahn Lea aurait dû attendre d'avoir passé le carrefour pour changer de voie. Alors que deux policiers s'approchent de sa voiture, le jeune homme élancé rappelle sa mère pour la prévenir. "J'ai senti qu'il était secoué. J'ai eu ce pressentiment de maman, qui me disait que quelque chose n'allait pas, raconte Tija Jackson à franceinfo. Alors j'ai pris ma voiture pour le rejoindre, en priant pour arriver à temps. Ça a été les cinq minutes les plus longues de ma vie."

Pendant ce temps-là, un officier fait sortir le jeune de 18 ans de sa voiture. Un troisième policier arrive avec un chien renifleur, qui inspecte le véhicule en quête de drogues. Tae-Ahn Lea sait qu'il est en règle, mais il est fébrile : c'est la première fois qu'il est confronté aux forces de l'ordre. "Un officier m'a passé les menottes en m'expliquant que c'était une précaution, parce qu'il avait eu un 'incident' avec une personne qui avait tenté de s'enfuir lors d'une arrestation la veille", se remémore-t-il. Il marque une pause, agitant sa jambe gauche. "A partir de ce moment, j'ai eu vraiment peur. Je ne savais pas ce qui allait m'arriver."

"L'officier n'arrêtait pas de me poser des questions : est-ce que j'ai de la drogue, où je travaille ? Pourquoi j'ai une 'si mauvaise opinion des forces de l'ordre' ? Alors que je n'avais rien dit..." Tija Jackson observe la scène, désabusée. "Je voyais que ces policiers étaient convaincus d'être dans leur bon droit", s'agace-t-elle. Les fonctionnaires ne trouvent absolument rien à bord du véhicule. Ils laissent repartir Tae-Ahn Lea avec une amende pour son infraction, en lui souhaitant "bonne journée !". "Il a été convoqué au tribunal, mais le juge a aussitôt classé l'affaire sans la moindre poursuite", souligne Tija Jackson d'une voix calme, en recoiffant la longue mèche de cheveux qui encadre son visage.

J'ai dit à Tae qu'on pouvait obtenir les vidéos de son arrestation [tournée par les caméras-piétons des officiers], mais que son histoire allait se retrouver partout. Il m'a répondu : 'Je veux qu'on sache ce qui m'est arrivé'.

Tija Jackson, à franceinfo

"Deux mois après mon bac, ce moment a été un électrochoc, révèle son fils. J'ai compris que, même lorsqu'on fait tout bien, on peut être victime [de profilage racial]." Dans les semaines qui suivent, la police de Louisville annonce une enquête interne. Puis des changements dans les règles encadrant les contrôles routiers. Interdiction, désormais, de menotter un conducteur simplement parce qu'il a l'air nerveux. "Ils vous diront que cette réforme n'a rien à voir avec ce qui est arrivé à Tae, mais nous savons que c'est faux", grince Tija Jackson.

Les manifestations massives après les morts de George Floyd et de Breonna Taylor ont encore renforcé le désir de justice de cette mère de quatre enfants. "Je n'ai pas cessé de me dire que le visage de mon fils aurait pu se trouver sur ces tee-shirts, confie la détective privée. Avant, je respectais la police. Aujourd'hui, je n'ai absolument plus confiance en elle." Deux ans après les faits, l'enquête interne semble au point mort. Et l'action en justice intentée par Tae-Ahn n'a pas encore abouti. "Ils pensent qu'on va laisser tomber, mais ce ne sera pas le cas", promet Tija Jackson.

Tae-Ahn Lea et ses proches lors d'un rassemblement, organisé en août à Louisville, pour dénoncer la lenteur de l'enquête interne sur le contrôle routier dont il a fait l'objet. (JOSEPHINE LAYNE BUCKNER)

Tae-Ahn Lea a, lui, "rangé ce qui s'est passé dans un coin de sa tête". "Mais je sais que ça va me suivre toute ma vie : c'est la première chose qu'on trouve quand on cherche mon nom sur internet, glisse-t-il d'une voix basse. C'est une cicatrice que je porte tous les jours." Il reste néanmoins un espoir au jeune Afro-Américain. "Avec ces manifestations, les choses commencent enfin à changer, estime-t-il. Mais il est terrible que plusieurs personnes aient dû perdre la vie pour que ça se produise enfin."

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Texte et photos : Marie-Violette Bernard, envoyée spéciale à Louisville.

* Les liens marqués par des astérisques renvoient vers des contenus en anglais.

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