De fins cheveux blonds relevés, le visage rond, Jane* patiente dans la salle d'attente de la clinique Planned Parenthood de Saint-Louis, dans le Missouri (Etats-Unis). L'Américaine, mère célibataire de deux enfants, a mis un terme à une nouvelle grossesse début juillet. Son partenaire a refusé de "prendre ses responsabilités". A 35 ans, Jane, intérimaire précaire dans le nettoyage, ne voulait pas de cet avenir pour un nouvel enfant. "La pauvreté est une réalité trop éprouvante pour un petit."
L’accueil de la clinique Saint-Louis dans le Missouri.
Vivant dans les environs, elle est ici pour un rendez-vous de contrôle après son IVG. Jane aurait voulu avorter dans cette clinique, près de son domicile de Fenton. Mais il a fallu aller plus loin, traverser la frontière entre le Missouri et l'Illinois, puis rouler encore 30 minutes. "Venir à Saint-Louis n'était pas une option", tranche-t-elle. "Je regardais les infos chaque jour, c'était éprouvant pour les nerfs. Et si je venais ici et n'étais finalement pas soignée ?" Car à l'heure de son avortement, l'établissement menaçait de fermer. Et cette clinique, un imposant bâtiment gris, est la dernière de l'Etat pratiquant encore des interruptions volontaires de grossesse (IVG).
Dans ce contexte de lois de plus en plus restrictives sur l'avortement dans plusieurs Etats américains, nous nous sommes rendus sur place, du 9 au 13 juillet, notamment dans l'Etat du Missouri, exemple symptomatique de ce durcissement.
*Le prénom a été modifié.
1Le dernier bastion
Nichée derrière l'accueil, Bobbie, 41 ans, évoque elle aussi ces semaines "éprouvantes pour les nerfs". Depuis son guichet, cette assistante de la clinique a vu les caméras de journalistes défiler, jour après jour. Bobbie a entendu les cris des manifestants, galvanisés. "L'un d'entre eux m'a lancé, moqueur : 'Dis-nous si tu cherches un nouveau travail !', se remémore-t-elle, indignée. Et si un manifestant me tirait dessus ?"
Une affiche "Still here" ("Toujours là"), placardée sur la porte d'entrée, prévient les patientes que la clinique est bien debout. Toujours là, mais toujours menacée. Le 31 mai, le Missouri a refusé de renouveler le permis qui, chaque année, autorise la clinique à pratiquer des avortements. Les autorités de l'Etat, via le département de la Santé, affirment que l'établissement présente des "lacunes" justifiant l'arrêt de ses services d'avortement. Le département a lancé une enquête sur quatre cas d'IVG n'ayant pas réussi en 2018 et ordonné des entretiens avec l'ensemble du personnel médical impliqué.
Une affiche est posée sur la clinique Planned Parenthood de Saint-Louis (Missouri), le 12 juillet 2019.
"Ils voulaient même interroger des stagiaires, ce qui n'était jamais arrivé", précise Jesse Lawder, vice-président chargé du marketing et de la communication au sein de la clinique. "Nous avons des inspections chaque année. Mais depuis l'arrivée du gouverneur Mike Parson, ce processus, qui se passe bien d'habitude, est devenu accusatoire", assure-t-il, en référence à ce républicain bien connu pour ses positions anti-avortement.
Planned Parenthood a saisi la justice. Le jour même de l'expiration du permis de la clinique, le juge de Saint-Louis Michael Stelzer a maintenu l'établissement à flot, évoquant le "préjudice immédiat et irréparable" pour les femmes du Missouri si ces services fermaient. S'en est suivie une bataille judiciaire d'un mois. "A l'heure actuelle, nous pouvons continuer de pratiquer jusqu'en octobre, précise Colleen McNicholas, médecin et directrice des services médicaux de la clinique. Mais en juin, d'un vendredi à l'autre, nous ne savions pas si nous allions fermer."
Au centre d'appels de la clinique, les souvenirs de ce mois mouvementé sont encore vifs. Le téléphone n'a cessé de sonner. Cinq à dix appels insultants par jour, contre un par semaine auparavant. Mais surtout, des appels de femmes se demandant si la clinique était toujours ouverte. Si leur rendez-vous pour avorter trois jours plus tard était maintenu. Et où elles pourraient aller, une fois les portes de cette dernière clinique du Missouri closes.
Kenicia Page, responsable du centre d'appels à la clinique Planned Parenthood de Saint-Louis (Missouri), le 12 juillet 2019.
Les cheveux longs et tressés, Kenicia Page, responsable du centre d'appels, répète le message adressé par la clinique à tant de femmes. "Vous le savez peut-être, nous faisons face à des problèmes juridiques. Mais nous sommes toujours ouverts. Et si cela change, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour vous aider à trouver ces services ailleurs."
"Je me souviens d'un appel en particulier, celui d'une grand-mère. Elle nous demandait si nous allions maintenir nos services pour ses petites-filles. Je n'avais jamais vécu une telle crise ici." Kenicia Page, responsable du centre d'appels à la clinique de Saint-Louis.
Cet après-midi d'été, Colleen McNicholas revient d'une visite à la clinique Planned Parenthood de Fairview Heights, dans l'Illinois. Là où Jane a mis fin à sa grossesse. Au fil des rendez-vous, la docteure a pris en pleine figure la colère des patientes, incertaines de pouvoir avorter sur place. "A chaque patiente que nous voyions en fin de semaine, nous disions la même chose : 'Nous allons commencer votre prise en charge aujourd'hui, mais nous ne sommes pas sûrs de la poursuivre la semaine prochaine'."
Colleen McNicholas, docteure obstétricienne à la clinique Planned Parenthood à Saint-Louis (Missouri), le 10 juillet 2019.
Cette menace de fermeture n'est pas la seule pression que Colleen McNicholas ressent chaque jour. Depuis 2014, le Missouri impose aux femmes souhaitant se faire avorter un premier rendez-vous médical, au moins 72 heures avant l'opération. Le médecin – qui doit être celui pratiquant l'avortement plusieurs jours plus tard – y lit une série d'informations dictées par l'Etat, compilées dans un "Livret de consentement informé". L'une de ses premières phrases ? "L'avortement mettra fin à la vie d'un être humain distinct, unique et vivant."
Pendant cet entretien, chaque médecin doit également évoquer les risques liés à l'avortement. Colleen McNicholas détaille de possibles conséquences confirmées par la médecine, mais elle doit en mentionner d'autres, "inexactes", comme des problèmes mentaux.
"Rien de cela n'est médical. Cela ne sert qu'à couvrir de honte les patientes."
Colleen McNicholas
"Souvent, nous leur disons que l'Etat nous impose de dire ces fausses informations. Quand la patiente nous demande pourquoi, je lui réponds que je n'ai pas le choix. Parce qu'elle ne veut pas aller en prison, et que je ne veux pas y aller non plus."
En banlieue résidentielle de Saint-Louis, depuis son salon aux murs ocre, rempli d'albums de musique, Robin Utz relate sa propre expérience. Cette Américaine de 39 ans, mère d'un bébé de cinq mois, a dû mettre un terme à sa grossesse il y a bientôt trois ans.
A 20 semaines et six jours de grossesse, une échographie révèle que son bébé souffre d'une grave maladie. Ses reins ne fonctionnent pas, ses poumons vont mal se développer, et le liquide amniotique est inexistant. Trois médecins confirment à Robin Utz que les chances de survie de son enfant sont nulles. La trentenaire, "dévastée", prend alors la décision d'avorter.
Robin Utz, le 13 juillet 2019.
Il lui reste une semaine pour le faire, car le Missouri interdit tout avortement après 21 semaines et six jours. Le lendemain de l'échographie, la trentenaire se rend à cet entretien de "consentement". "La docteure m'avait prévenue que l'information que j'allais entendre serait biaisée. La phrase 'La vie commence à la conception' nous a fait très mal", se souvient Robin Utz.
"J'ai eu droit à une échographie et à un battement de cœur. Rien sur les risques que je prenais si je poursuivais cette grossesse, rapporte-t-elle, révoltée. Ce rendez-vous est fait pour vous pousser à vous attacher à ce fœtus. J'étais tellement en colère." Elle vivra l'attente des trois jours suivants, obligatoire avant l'IVG, comme "un enfer".
2Le parcours de la combattante
A quelque 200 km de Saint-Louis, Columbia, une ville universitaire de près de 130 000 habitants, s'est retrouvée il y a moins d'un an privée d'accès à l'IVG. Les autorités ont contraint la clinique Planned Parenthood locale à fermer ses services d'avortement, le 3 octobre 2018. "Il nous fallait non seulement une affiliation à un hôpital, mais deux médecins gynécologues-obstétriciens dans les environs, disponibles pour des renforts 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an", développe Colleen McNicholas, la seule docteure qui pratiquait encore des avortements à Columbia. "Aucun médecin ne fait ça, jamais, nulle part", souligne-t-elle, irritée.
Depuis, il faut donc aller plus loin, voire très loin, pour avorter. Ce matin de juillet, en plein centre de Columbia, Jamie donne rendez-vous au café Fretboard, son repaire quand elle doit travailler. La jeune femme de 32 ans, petite aux longs cheveux châtains, est assise au cœur d'une grande terrasse entourée de bâtiments en briques rouges. Un havre de tranquillité, loin de "la violence" des environs sur la question de l'avortement, glisse Jamie.
Il y a deux mois et demi, le test de grossesse de Jamie s’est avéré positif. Un accident, sa contraception ayant fait défaut. En pleine fin d'études pour devenir sage-femme avec deux enfants de 13 et 9 ans à charge, Jamie ne se voyait pas redevenir mère. Son compagnon non plus. Ensemble, ils ont décidé de mettre fin à cette grossesse.
Première option : aller à Saint-Louis dans le Missouri, à deux heures de route de Columbia. Mais l'intervention y coûte très cher : l'une de ses amies a payé 900 dollars (800 euros). Un coût que l'assurance ne peut prendre en charge – l'Etat du Missouri l'interdit. En raison du premier entretien de consentement et d'une attente d’au moins trois jours avant l'IVG, la démarche demanderait des allers-retours entre sa maison et la clinique de Saint-Louis.
Jamie n'a qu'une semaine de congés, pas un jour de plus, pour avorter. Il faut donc aller vite. Et loin. "Je me suis souvenue que j'avais une amie près de Denver, dans le Colorado", se remémore la trentenaire d'une voix calme. Dans cet Etat, les femmes ne doivent se rendre qu'une seule fois dans une clinique pour avorter. Le mardi, elle en trouve une à Aurora, en banlieue proche de Denver.
Le mercredi, son compagnon la conduit à l'aéroport de Kansas City, à l'extrême ouest du Missouri. Deux heures de route. Le vol jusqu'à Denver dure une heure et demie. Jamie voyage une heure de plus jusqu'à la maison de son amie à Centennial, qui l'héberge le temps de l'intervention. La clinique est encore à 30 minutes en voiture. Bilan : 1 200 kilomètres et cinq heures de voyage, un coût d'environ 630 dollars (payé par son compagnon), pour une opération qui durera 20 à 30 minutes.
L'avortement s'est déroulé le jeudi matin, à 10 heures. La jeune femme est restée une heure et demie sur place, de l'entretien de consentement à la fin de l'intervention. Dans le Colorado, la discussion sur le consentement ne vise pas à "couvrir de honte" les patientes, mais à s'assurer qu'elles ont pris cette décision seule, sans pression. "Je leur ai demandé si cela allait jouer sur ma fertilité à l'avenir, relate Jamie. Ils m'ont dit que non, que c'était une fausse information."
De retour dans le Missouri après l'IVG, Jamie s'est sentie "libérée". "J'ai ressenti aussi un peu de culpabilité", confie-t-elle d'une voix douce. Une culpabilité "liée aux attentes sociales". Ses parents, qui vivent également à Columbia, sont catholiques et très pratiquants. Ils ne savent pas pour son avortement. "Mes parents y sont totalement opposés. Ici, l'IVG est vue comme un meurtre."
Chapitre 3.
3La force de frappe des "anti"
A Columbia, les services d'avortement ont disparu, mais pas les militants anti-IVG. Devant la clinique Planned Parenthood de la ville, deux femmes, la soixantaine passée, prient en silence. L'une d'entre elles, Mary, vient ici chaque jeudi. Elle tente d'entrer en contact avec les personnes entrant et sortant du centre. "Si vous pouviez sauver une vie, pourquoi ne pas le faire ?", lance-t-elle.
L'Américaine tient une petite pochette rose dans laquelle une figurine est enveloppée dans un mouchoir. "Voici un bébé à dix semaines dans le ventre de sa mère. Déjà parfaitement formé", décrit-elle. A ses côtés, Susan, 72 ans, tient fermement son chapelet à la main.
La scène se répète devant la clinique Planned Parenthood de Saint-Louis, la dernière de l'Etat du Missouri. Ce matin-là, sous un soleil de plomb, une dizaine de jeunes Américains arborant des tee-shirts blancs "pro-vie" (anti-IVG) s'arrêtent sur le trottoir. Les chapelets pendent au bout de leurs doigts. L'un après l'autre, puis en chœur, ils récitent la prière catholique "Je vous salue Marie".
A l'entrée du centre, deux militants attendent l'arrivée des patientes. Ces derniers ne prient pas. Vêtus d'un gilet rose, sans chapelet mais de multiples brochures à la main, ils se présentent comme des "conseillers de trottoir". Pas question de tenir une pancarte assimilant l'avortement à un meurtre. Leur approche est plus subtile.
A l'arrivée d'une voiture, l'un d'entre eux tente un premier contact. Il est jeune, souriant et sociable. A l'intérieur de sa brochure ? Une liste de services pour femmes enceintes et en difficulté. Des tests de grossesse et échographies gratuits, des aides en matière financière et de logement... Le bulletin propose aussi des services pour l'adoption, mais pas un mot sur l'avortement.
Ces militants, dont bon nombre sont des étudiants ou jeunes diplômés, travaillent pour l'organisation anti-avortement Coalition for Life (Coalition pour la vie). Six jours sur sept, de l'ouverture à la fermeture des portes de la clinique, au moins deux de ses membres patientent à l'entrée des lieux.
"On pourrait venir ici et leur parler directement d'avortement, de morale et d'éthique. Mais ça créerait de la controverse !", relève Brian Westbrook, directeur exécutif de Coalition for Life. "Notre approche est plus douce, plus attentionnée. C'est avec cela qu'elles vont s'ouvrir à nous."
"Depuis 2011, nous avons vu 2 400 femmes faire demi-tour à l'entrée de la clinique. Cela nous rend très enthousiastes." Brian Westbrook, directeur exécutif de Coalition for Life
Et ensuite ? Par le biais de ses brochures, Coalition for Life redirige les patientes vers des "centres de ressources pour grossesses", aussi connus comme "centres pour grossesses de crise". L'un d'entre eux, un centre mobile dans un bus, est stationné à quelques dizaines de mètres de la clinique. Des publicités les présentant sont visibles le long des routes du Missouri. L'Etat les soutient même ouvertement, à travers un programme de crédits d'impôt très avantageux. "Un donateur qui donne 1 000 dollars à l'un de ces centres peut avoir 50% de crédits d'impôt", relève Brian Westbrook, tout sourire.
Coalition for Life a elle-même son propre centre : Women's Care Connect. "Si une femme est convaincue qu'elle doit avorter, nous lui proposons de venir dans ce centre, de passer un peu de temps avec nous pour voir quelle option est la meilleure pour elle", précise Brian Westbrook.
Témoignage de Brian Westbrook, directeur exécutif de Coalition for Life.
Le Missouri compte pas moins de 69 centres de ce genre, d'après une enquête du site Investigate Midwest(lien en anglais). Aux yeux d'organisations de défense du droit à l'avortement, ces centres sont de "fausses cliniques", qui masquent leurs idées anti-avortement. "La plupart d'entre eux n'ont aucun personnel médical et ne sont pas du tout réglementés (...), ils mentionnent des mensonges flagrants au sujet de l'avortement", détaille un rapport(lien en anglais) de l'organisation Naral Pro-Choice Missouri.
Un bus appartenant à un groupe "pro-life" stationne devant la clinique de Saint-Louis, le 13 juillet 2019.
Et pour attirer les femmes, ces centres peuvent compter sur le soutien de l'Eglise. Face à Planned Parenthood se dresse une maison à la façade marron. L'édifice a été racheté il y a bientôt trois ans par l'archidiocèse de la ville, pour y installer un couvent… et assurer une présence à deux pas de la clinique. Sur la table de l'entrée, des brochures présentent les centres de ressources pour grossesses des environs. Et deux fois par mois, des croyants s'y retrouvent pour une "messe pro-vie".
Pour ce sermon organisé à l'heure du déjeuner, douze personnes ont répondu présent : des sœurs du couvent, de jeunes Américaines, une mère et sa fille, et plusieurs femmes âgées. Au fil de son sermon et de ses prières, le prêtre évoque sans filtre l'avortement. "Une personne qui se fait avorter fait ce qui est bon pour elle, pas pour les autres ! Et cet enfant ?", clame le prélat, avant de pointer du doigt la clinique voisine. "Pensez aux femmes qui entrent là-bas. Amenez-les ici. Priez pour leur conversion."
Une fois la messe terminée, les participants montent à l'étage pour déjeuner. Pam Fichter, qui travaille pour l'organisation anti-avortement Missouri Right to Life, prend la parole. Elle évoque, pendant que les autres terminent leur part de crumble à la rhubarbe, une bonne nouvelle pour le camp des "pro-vie". Le rendez-vous religieux prend une tournure politique.
Une loi concernant l’IVG vient d'être votée. "C'est une loi incroyable et magnifique", lance la militante à la courte chevelure blanche. "Une interdiction de l'avortement dans le Missouri, après huit semaines de grossesse."
Cette loi, Nick Schroer en est l'un des auteurs. "Nous élisons des républicains censés être pro-vie, mais ils n'en font pas assez", juge cet avocat de profession, élu depuis 2016 à la Chambre des représentants du Missouri. Le combat contre l'avortement est l'un des sujets qui ont poussé ce trentenaire, catholique et père de famille, à entrer en politique.
Moins de trois ans plus tard, il signe l'une des lois les plus restrictives des Etats-Unis sur l'IVG, sans exception en cas de viol ou d'inceste. Seule une "urgence médicale" pourrait autoriser un avortement après huit semaines de grossesse.
Depuis la légalisation de l'avortement par l'arrêt Roe v. Wade de la Cour suprême, en 1973, les républicains du Missouri ont tenu sans faille une ligne "pro-vie". Mais cette année, le contexte leur est particulièrement propice.
Un tract de l’avocat Nick Schroer exposé dans son bureau.
Le camp conservateur bénéficie d'une "super-majorité" législative, et le gouvernement actuel du Missouri "est très focalisé sur la fin de l'accès à l'avortement", souligne M'Evie Mead, en charge des politiques au sein de Planned Parenthood Advocates in Missouri. Sans compter l'arrivée du très conservateur Brett Kavanaugh à la Cour suprême. Sa nomination a un peu plus galvanisé les leaders "pro-vie" du Missouri et d'autres Etats.
Cette loi, qui devait entrer en vigueur le 28 août, a de justesse été suspendue par un juge fédéral de l’Etat du Missouri. Interdire tout avortement après huit semaines est, aux yeux d’Howard Sachs, contraire à l’arrêt Roe v. Wade. Mais ce sursis est temporaire pour les femmes du Missouri. Et surtout, des pans entiers de la loi restent valides. Tout avortement basé sur un risque de trisomie 21 est ainsi prohibé.
4La guerre est déclarée
Ce soir de juillet, au premier étage de la clinique de Saint-Louis, le camp des "pro-choix" prépare sa défense. Huit femmes se réunissent dans une grande salle de conférence. Plusieurs pizzas sont prévues pour l'occasion. Leur mission : appeler un maximum de personnes en deux heures. Et pas n'importe qui.
Le groupe s'apprête à contacter des habitants du 15e district du Missouri, la circonscription du sénateur républicain Andrew Koenig. Cet élu "pro-vie" a voté en faveur de la récente loi limitant davantage l'avortement. Les bénévoles comptent bien informer de ce choix celles et ceux qu'il représente. Et surtout, les inciter à planter une pancarte en soutien à Planned Parenthood dans leur jardin. Dès 18 heures, Anna, Julia, Claire et les autres prennent leurs portables.
Opération de "Phone Banking" menée par huit femmes dans la clinique de Saint-Louis (Missouri).
Le succès des bénévoles est limité. Beaucoup d'appels sans réponse, parfois de faux numéros. "Bonjour, je vous appelle au sujet d'un changement législatif. Merci de nous rappeler à ce numéro", prononce une nouvelle fois Julia d'une voix discrète.
L'étudiante, âgée de 27 ans, est venue ici défendre Planned Parenthood et l'accès aux soins des femmes. Elle-même a vu son médecin lui refuser une ordonnance pour un stérilet. "Il me l'a refusé pour des raisons religieuses", détaille la jeune femme aux yeux bleus. "Pour lui, le stérilet, c'était comme un avortement."
La bataille des "pro-choix" se joue aussi à l'entrée de la clinique, face aux "pro-vie". A côté d'une militante anti-IVG coiffée d'une casquette "Défenseurs des gens à naître", une femme âgée arbore un gilet multicolore bien visible. Elle est "clinic escort" – escorte bénévole de la clinique. Son rôle est simple : accompagner et soutenir les femmes venues avorter, de l'entrée du parking à l'entrée de l'établissement. Et surtout, les protéger des approches et intimidations de l'autre camp. L'idée est née dans les années 1970, très vite après Roe v. Wade.
Alors qu'une voiture s'approche, la militante "pro-vie" se précipite, brochure à la main. La "clinic escort" va aussi vite qu'elle. Elle lui coupe le chemin, puis laisse entrer le véhicule. "Ces gens n'ont rien à vous apporter", glisse la bénévole "pro-choix" au conducteur.
En ce début de matinée déjà chaud, cinq "escorts" patientent sur le parking. Il y a Julie, 63 ans, bénévole pour la clinique depuis vingt ans. Il y a aussi Joyce, de treize ans son aînée. Ancienne assistante sociale, Joyce a vu ses deux sœurs avorter – avant, et après la légalisation de l'IVG. Elle entend défendre ce droit une nouvelle fois menacé. Allison Klinghammer, 24 ans, discute avec elles. Cela fait trois ans et demi que la jeune femme passe tous ses samedis matin ici.
Le combat se fait aussi dans la rue. A environ un kilomètre de la clinique, une manifestation prend forme. Le cortège s'élance. "Arrêtez les interdictions !", "Mon corps, mon choix !", entend-on dans le quartier. Ces femmes et ces hommes, venus par dizaines, défilent pour défendre le droit à l'avortement dans le Missouri. Vu le contexte, le camp des "pro-choix" multiplie les actions.
Une pancarte rose "Je soutiens Planned Parenthood" à la main, Christine Krueger, une femme ronde aux lunettes et chapeau violets, manifeste pour ses deux filles. Elle-même a avorté à l'âge de 18 ans. C'était en 1981, dans l'Etat du Nebraska. "Là-bas, il n'y avait pas de période d'attente pour avorter, ou d'accord obligatoire d'un parent. Il n'y avait pas de manifestants non plus, rien de toutes ces conneries !", réagit la mère de famille. Alors qu'elle et les autres s'approchent de la clinique, un militant anti-IVG approche et cherche la confrontation. "C'était plus simple dans les années 1980", souffle Christine Krueger.
Dans le cortège, une jeune femme se démarque de la foule. Hannah Meyer, venue exprès de l'Etat voisin de l'Illinois, est déguisée en "servante écarlate", à l'image du récit dystopique de Margaret Atwood. "Il y a de vrais parallèles entre la série et la situation actuelle", alerte-t-elle. "On place aujourd'hui la vie des fœtus avant la vie des femmes."
"Nous repartons en arrière. Nous répétons l'histoire." Hannah Meyer
5Le refuge et l'alternative
Heather, 33 ans, est en tête de ce cortège pour le maintien du droit à l'IVG. En 2007, la jeune Américaine, alors étudiante, a traversé la rivière Mississippi pour avorter dans l'Illinois, à la Hope Clinic for Women de Granite City. "Une amie m'avait conseillé de ne pas le faire dans le Missouri, se remémore la trentenaire aux longs cheveux blonds. Elle m'a conseillé l'Illinois, me disant qu'il y aurait moins d'obstacles là-bas."
Heather, le 13 juillet 2019.
De plus en plus de femmes font aujourd'hui cette même route. Seulement 25 minutes séparent Saint-Louis de Granite City. Face aux menaces pesant sur la dernière clinique du Missouri, Hope for Women est devenue un refuge.
L'établissement de l'Illinois est discrètement installé à la sortie d'une zone industrielle. Autre Etat, autre ambiance : dès l'entrée, les patientes sont accueillies par un imposant "welcome" ("bienvenue") accroché au mur. Au fil des couloirs, les messages féministes rassurent les patientes : ici, le droit à l'avortement est acquis. L'Illinois vient même de voter une loi le renforçant, à l'exact opposé du Missouri.
Ce jour-là, quatre patientes sur cinq viennent du Missouri. Depuis plusieurs semaines, les femmes de l'Etat voisin appellent en nombre. Leurs questions sont nombreuses : "Puis-je toujours avorter ? Est-ce toujours légal ?", "J'ai essayé de prendre rendez-vous dans le Missouri, mais c'est trop long"... Erin Hanebrink, l'une des salariées chargées de leur répondre à l'accueil, les rassure en leur promettant un rendez-vous "dans la semaine".
Depuis le début de "la crise" – c'est comme cela qu'ils l'évoquent –, les journées sont longues à la Hope Clinic. "Les médecins peuvent rester jusqu'à 22 heures. Ils restent jusqu'à ce qu'ils aient soigné la dernière patiente", souligne la directrice adjointe Alison Dreith, "pro-choix" revendiquée, dont le tee-shirt est barré d'un "Tout le monde aime quelqu'un qui s'est fait avorter".
Résidente de Saint-Louis, Alison Dreith a elle-même fait ce choix de venir à Hope, quand elle est tombée enceinte par accident, en 2016. A l'époque, la trentenaire au bras tatoué travaillait pour Naral. Elle connaissait bien les lois du Missouri et ne voulait pas s'imposer cela. "J'ai appelé et j'ai eu un rendez-vous une semaine plus tard, en fonction de mes disponibilités", relate-t-elle.
Comme dans le Colorado, la trentenaire ne s'est rendue qu'une seule fois à la clinique pour son avortement. Il y a eu l'entretien de "consentement", sans fausses informations, pour s'assurer que c'était bien son choix. Puis une pilule abortive, prise sur place, et quelques autres le lendemain, "confortablement" chez elle. "Ils ont pris soin de moi, ils avaient de la compassion", souligne la directrice. Dans le Missouri, dit-elle, l'Etat l'aurait "stigmatisée" pour son choix.
A la Hope Clinic, 55% des patientes viennent du Missouri. Certaines font plus de quatre heures de route pour être prises en charge. Le nombre d'avortements pratiqués par la clinique a augmenté de 30% en un an, entre 2017 et 2018. Et depuis janvier, Alison Dreith a d'ores et déjà noté la même évolution – mais seulement sur quelques mois. Alors l'établissement se prépare, comme il peut, à la potentielle fin de l'avortement dans le Missouri. La direction a doublé le nombre de médecins, embauché de nouveaux conseillers et assistants pour l'accueil. Elle fait aussi appel à des bénévoles. Le stress est palpable. En cas de fermeture de la clinique de Saint-Louis, il lui faudra un bon mois pour s'adapter complètement.
Pour aider financièrement ses patientes, notamment celles venues du Missouri, Hope prend en charge une partie de leurs IVG. La clinique compte aussi sur d'autres organisations, telles que le fonds Gateway Women's Access. L'association Midwest Access Coalition couvre de son côté les frais de transports, de nourriture et de logement, pour toute femme précaire du Missouri souhaitant avorter dans l'Illinois.
Depuis l'Europe, Rebecca Gomperts, médecin basée entre les Pays-Bas et l'Autriche, a elle aussi pris les devants. Engagée pour le droit à l'avortement à travers le monde, elle prescrit désormais des pilules abortives à des femmes américaines privées d'accès à l'IVG. Elles doivent pour cela être enceintes de moins de neuf semaines et remplir un questionnaire en ligne sur le site Aid Access. Une fois leurs réponses passées en revue, Rebecca Gomperts prépare les ordonnances. Une pharmacie basée en Inde les reçoit, puis envoie les médicaments au domicile de ces Américaines, pour un coût modique de 80 euros.
Rebecca Gomberts, docteure engagée pour le droit à l'avortement à travers le monde.
L'an dernier, Becky a reçu ces pilules abortives dans sa boîte aux lettres. Habitant dans une région enclavée de l'extrême sud du Missouri, l'Américaine aurait dû faire quatre heures de route pour atteindre la dernière clinique de Saint-Louis pratiquant des IVG. Elle aurait dû poser trois à cinq jours de congés, pour honorer les différents rendez-vous requis par l'Etat. La clinique ne pouvait pas la recevoir avant un mois, ce qui l'aurait amenée à dix semaines de grossesse. Et le coût total, entre l'opération, l'hôtel et le trajet, aurait atteint 2 000 dollars (1 780 euros).
Becky ne pouvait pas réclamer l'aide de ses proches. "Mon mari est violent, mentalement et parfois physiquement", confie cette mère de deux enfants. "Je ne pouvais imaginer avoir un autre enfant avec cet homme. Et je ne pouvais certainement pas lui dire que j'allais avorter."
En faisant quelques recherches en ligne, l'Américaine découvre des sites lui proposant l'envoi de pilules abortives chez elle, pour un coût de 150 dollars (133 euros). Contrairement à Aid Access, ces sites ne demandent pas d'ordonnances. "C'était tout vu pour moi", relate-t-elle. Quelques jours après l'achat, elle reçoit un paquet discret, "comme si l'on vous envoyait un bijou". Quatre pilules, emballées, y sont cachées dans du papier bulle.
"Ce que j'ai fait, sans ordonnance, est illégal. Cela fait très peur. Afin d'accéder à des soins médicaux basiques, j'ai fait quelque chose qui pourrait m'envoyer en prison." Becky, habitante du Missouri
L'Américaine avorte donc chez elle, dans le secret. Seule sa fille est au courant. Ni son mari, ni son médecin ne l'ont su. Dans les Etats américains comme le Missouri, où l'accès à l'avortement est chaque jour fragilisé, de plus en plus de femmes mettent ainsi fin à leur grossesse par leurs propres moyens. Comme un bond en arrière, quarante-cinq ans plus tôt.