: Reportage Midterms 2022 : le Texas et le Nouveau-Mexique, deux Etats voisins que tout sépare sur le droit à l'avortement
"Je le dis bien fort au cas où quelqu'un nous écoute : je suis ménopausée, je ne peux pas avorter." Un sourire malicieux aux lèvres, Nancy Thompson lance un regard de défi aux autres clients du café d'Austin (Texas) où elle est attablée. Personne, sur cette terrasse bondée qui surplombe le fleuve Colorado, ne semble pourtant l'écouter. "Le problème, quand on vit dans un Etat où on peut être dénoncé si on avorte, c'est qu'on ne peut plus faire confiance à personne", justifie la quinquagénaire.
Le Texas est en effet l'un des treize Etats américains où l'avortement est totalement interdit depuis que la Cour suprême a renversé, fin juin, l'arrêt consacrant ce droit au niveau fédéral. A terme, le Guttmacher Institute (en anglais) estime que l'interruption volontaire de grossesse (IVG) pourrait devenir illégale ou fortement entravée dans la moitié du pays. Le sujet est donc devenu l'un des enjeux des élections de mi-mandat, qui se tiennent mardi 8 novembre. "Il nous manque une poignée de voix" au Congrès pour garantir l'accès à l'avortement dans la loi fédérale, a plaidé Joe Biden à quelques jours du scrutin, appelant les Américains à voter massivement pour les démocrates.
De l'impossibilité d'avorter au Texas
Depuis cet été, le très conservateur Texas n'autorise l'avortement qu'en cas de danger pour la vie de la mère. Aucune exception en revanche si la grossesse résulte d'un inceste ou d'un viol. Conséquence : seuls dix avortements légaux ont eu lieu en août dans cet Etat de 29,5 millions d'habitants, le deuxième le plus peuplé du pays, révèle la Society of Family Planning (en anglais).
En comparaison, 4 313 interruptions de grossesse y avaient été enregistrées en septembre 2020, selon un rapport de l'université du Texas à Austin (en anglais). "Ce nombre avait déjà chuté de moitié en septembre 2021, avec l'entrée en vigueur d'une loi interdisant l'avortement dès que le premier battement de cœur est détectable, vers cinq à six semaines de grossesse", détaille la sociologue Kari White, principale autrice du rapport. A ce stade, la plupart des femmes ignorent être enceintes.
"Depuis plus d'un an, il est quasi impossible d'avorter au Texas", résume Nancy Thompson. Lorsque la loi SB8 a été promulguée en 2021, cette mère de trois enfants a "passé un accord" avec sa fille de 16 ans. Et pour cause, le texte "incite les citoyens à dénoncer les avortements, avec 10 000 dollars de 'dédommagements' à la clé". "Avec mon mari, nous avons fait promettre à ma fille que, si jamais elle tombait enceinte, elle nous en parlerait en premier et à personne d'autre", confie Nancy Thompson, qui a lancé Les Mères contre Greg Abbott, un mouvement transpartisan pour dénoncer la politique du gouverneur républicain du Texas.
"Garder le secret, c'est la seule façon de laisser un choix à ma fille, et de pouvoir l'aider si elle veut avorter."
Nancy Thompson, fondatrice des Mères contre Greg Abbottà franceinfo
"Lorsqu'on veut mettre un terme à sa grossesse, on trouve généralement un moyen d'y parvenir", rappelle la militante. Après l'adoption de la SB8, "la demande de pilules abortives en ligne a fortement augmenté" au Texas, confirme Kari White. "Le nombre d'IVG réalisées hors de l'Etat, surtout dans l'Oklahoma et au Nouveau-Mexique, a lui aussi explosé", complète la chercheuse.
L'exode vers le Nouveau-Mexique
A Albuquerque, ville du Nouveau-Mexique située à 1h30 d'Austin en avion, les cliniques sont en effet débordées. "On a tellement de demandes que le délai pour un rendez-vous est en moyenne de six semaines", illustre Amber Truehart, directrice médicale du Centre pour la santé reproductive de l'université du Nouveau-Mexique. L'Etat fait face à un afflux de patientes, notamment texanes, depuis que l'Oklahoma a lui aussi interdit l'IVG. "Je pensais qu'on verrait des femmes vivant tout près de la frontière, mais certaines font 14 heures de route pour arriver jusqu'à nous", poursuit la docteure.
"La semaine dernière, une femme est arrivée sans rendez-vous. Elle avait pris un vol de nuit pour Albuquerque, sans prévenir qui que ce soit, sans savoir comment expliquer son absence à son retour au Texas."
Amber Truehart, médecinà franceinfo
Le centre s'efforce d'aider toutes celles qui se présentent, même à l'improviste. "On tente de caler une consultation dans les 48 heures, ou de trouver une place dans une autre clinique de la ville", poursuit Amber Truehart lors d'une visite express de l'établissement, situé à cinq minutes en voiture de l'aéroport d'Albuquerque. "Une partie du travail consiste désormais à jongler avec le planning, par exemple lorsque le vol d'une patiente a été retardé."
La plupart de ces femmes font le déplacement seules, sans soutien psychologique ou personne pouvant les raccompagner chez elles. Fin octobre, une patiente a ainsi dû repartir de la clinique avec de l'ibuprofène comme seul antidouleur. "Elle avait 9 heures de route devant elle et nous ne pouvons pas prescrire de médicaments pouvant altérer la conduite", regrette Blake*, également médecin dans ce centre de santé.
Ne serait-ce qu'aider est illégal
Les femmes ne sont pas les seules à se tourner vers le Nouveau-Mexique. Depuis que le Texas a banni l'IVG, plusieurs cliniques ont déménagé afin de poursuivre leurs activités, relate The Texas Tribune. "Tout ce qui permet un meilleur accès aux soins est bienvenu", salue Amber Truehart, une immense barrette "avortement" accrochée dans les cheveux. Car le Nouveau-Mexique, qui ne compte que 2 millions d'habitants, n'est "pas armé pour répondre à la demande actuelle".
"Par ricochet, les Néo-Mexicaines voient aussi leur accès restreint à l'IVG, en raison des délais qui s'allongent."
Amber Truehart, médecinà franceinfo
Or quelques jours peuvent tout changer. "Jusqu'à 11 semaines, l'IVG peut être réalisée par voie médicamenteuse, note la chercheuse Kari White. Au-delà de ce seuil, une intervention chirurgicale est nécessaire. C'est plus lourd pour la patiente, physiquement et psychologiquement." Mais aussi plus coûteux : il faut rester plus longtemps ou effectuer plusieurs visites. Pour les plus précaires, qui ont déjà du mal à se soigner, ce frein supplémentaire peut être rédhibitoire.
C'est l'une des raisons qui a poussé Eva* à s'engager auprès de deux organisations de défense des droits à l'avortement. "Si l'une de mes filles doit avorter dans un autre Etat, je peux les aider financièrement", reconnaît cette habitante de San Antonio (Texas). "Mais combien de mes voisines n'ont pas cette possibilité ?" s'interroge la militante, qui a "grandi et vit toujours dans un quartier pauvre".
La situation désole d'autant plus Eva qu'elle a "aidé une proche à avorter il y a quelques années, alors que le Texas avait commencé à restreindre l'accès à l'IVG". "La conduire à la clinique, payer ses frais médicaux... Aujourd'hui, lui apporter cette aide serait illégale", déplore la quadragénaire à voix basse, comme pour ne pas gêner et ne pas attirer l'attention des visiteurs de la bibliothèque où franceinfo la rencontre.
Informer sans s'exposer
Car la loi texane ne s'attaque pas seulement aux personnes qui avortent. "Elle permet de poursuivre quiconque les 'aide' ou les 'protège' mais on ignore ce que ces deux termes recouvrent exactement", décrypte Jaylynn, responsable de la communication du Fund Texas Choice. Jusqu'en juin, cette organisation finançait les frais annexes à l'IVG : garde d'enfants, transports, nuits d'hôtel... "Après l'adoption de la SB8, nous sommes passés d'environ 50 demandes par mois à plus de 300", souligne la militante. Plusieurs autres ONG offraient de payer la procédure elle-même, rarement remboursée aux Etats-Unis.
"Nous avons dû suspendre toutes nos opérations cet été : on ignore si payer un voyage jusqu'au Nouveau-Mexique est considéré comme illégal, même si on ne finance pas directement une IVG."
Jaylynn, responsable de la communication du Fund Texas Choiceà franceinfo
Aux côtés d'autres ONG, Fund Texas Choice a intenté un procès au gouvernement texan, afin d'éclaircir les contours de la loi. En attendant, l'organisation doit se contenter "de donner des informations sur les solutions qui existent ailleurs, mais seulement si elles sont déjà disponibles en ligne".
Renseigner sur l'avortement sans s'exposer à des poursuites est un jeu d'équilibriste, admet Julia, membre de l'association étudiante Islander Feminists. "Parfois, nous recevons des messages sur Instagram qui pourraient nous mettre dans une situation difficile, raconte la Texane de 20 ans, qui étudie à Corpus Christi, dans le sud de l'Etat. Lorsque ça arrive, nous effaçons tout et nous renvoyons ces personnes vers des organisations dans d'autres Etats."
Mais pas question de délaisser la défense des droits reproductifs. "On distribue des préservatifs sur le campus, ainsi que des dépliants sur la pilule du lendemain [encore légale au Texas] et la contraception", liste Julia. L'association organise aussi des événements pour répondre aux questions des étudiants. "Au Texas, le cursus scolaire ne couvre absolument pas l'éducation sexuelle. Certains arrivent à l'université en ignorant comment on fait les bébés, dénonce la militante féministe. Puisque l'IVG est illégale, on essaie de leur donner les clés pour éviter toute grossesse non désirée."
Un choix politique à faire
De plus en plus d'Américains s'engagent dans cette réflexion. "Un nombre croissant de patients viennent me voir pour une contraception définitive, surtout des hommes voulant une vasectomie", constate Amber Truehart. "Personne ne veut d'une grossesse non désirée dans les Etats-Unis d'aujourd'hui", juge la médecin, qui redoute des conséquences plus larges sur la santé publique. "Dans les Etats comme le Texas, les soignants ne seront plus formés à certaines procédures utilisées pour l'IVG mais aussi en cas de fausse couche, alerte-t-elle. Ou ils auront trop peur d'être poursuivis pour les réaliser."
"On a fait de l'avortement un sujet politique, alors que c'est un sujet de santé publique. La conséquence, c'est que des millions de personnes sont aujourd'hui privées des soins dont elles ont besoin."
Amber Truehart, médecinà franceinfo
"Les conservateurs ont fait de l'avortement un combat politique, alors je n'ai d'autre choix que de défendre mes droits", rétorque Eva. Le mouvement lancé par Nancy Thompson a, lui aussi, choisi l'offensive. Mi-octobre, les Mères contre Greg Abbott ont mis en ligne une vidéo intitulée "Pas de choix". On y voit un médecin féliciter une petite fille, medusée, pour sa grossesse. "Le 8 novembre, c'est à vous de choisir, rappelle le mouvement. Qui choisirez-vous ? Les femmes texanes ou les extrémistes du parti républicain ?"
A en croire l'agrégateur de sondages du site FiveThirtyEight (en anglais), Greg Abbott n'a pas grand souci à se faire : à une semaine des élections de mi-mandat, le gouverneur républicain était crédité de 9 points d'avance sur son adversaire démocrate. Julia refuse toutefois de perdre espoir. "La décision de la Cour suprême, qui affecte des millions de femmes, de personnes transgenres et non-binaires, a suscité énormément de colère, assure l'étudiante texane. Et cette colère peut être une puissante motivation pour aller voter."
* Les prénoms ont été changés.
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