GRAND FORMAT. "Je découvre la faim" : 48 heures dans le New Jersey, sur la route des nouveaux pauvres américains
Le comté d'Essex, 800 000 habitants, n'est qu'à trente minutes en voiture du cœur de New York, mais c'est déjà un tout autre monde. La région, qui croque habituellement dans la Grosse Pomme pour nourrir son économie locale, n'a plus grand-chose à se mettre sous la dent. Le coronavirus a fait fermer des entreprises qui n'ont toujours pas rouvert sept mois après, ou alors partiellement. Le chômage a explosé, la faim avec.
Aujourd'hui, dans cette zone grande comme le Val-de-Marne, plus d'un habitant sur dix est considéré en insécurité alimentaire. Franceinfo a passé deux jours dans la ville de Montclair, 39 000 âmes, où trouver quelque chose à manger est devenu, pour beaucoup, la première préoccupation.
55 Washington Street : "Viré par SMS"
Les gyrophares des voitures de police colorent le ciel de Montclair, qui ouvre tout doucement les yeux. Il est 6h30, et le sergent Richard Garcia, crâne rasé, treillis noir et revolver au ceinturon, positionne sa vingtaine d'hommes. Dans deux heures, ils encadreront la distribution des 1 000 colis alimentaires qu'organise le Comté de l'Essex. Les palettes sont encore sous plastique, tandis que les premiers bénéficiaires font déjà la queue sur Washington Street.
Tout devant, Cynthia, la quarantaine, agrippée à son caddie, lance les paris sur ce qu'il y aura "cette fois" dans la boîte en carton. Emmitouflée dans un paletot noir, le petit bout de femme casse vite l'ambiance : "De loin, on pourrait croire qu'on attend une place pour un concert. En fait, non, on attend pour qu'on nous donne à manger. Bienvenue aux Etats-Unis, jeune homme."
Voilà le tableau : Cynthia n'a quasiment plus de travail depuis le début de la crise du Covid-19, mais toujours cinq bouches à nourrir. Des marmots de cinq, six, huit, neuf et dix ans, "c'est fou comme ça mange à cet âge-là…" "Avant toute cette merde", elle faisait des ménages, "80 heures par semaine en moyenne. Plus qu'une quinzaine d'heures à tout casser maintenant", et "pas un dollar de compensation".
Je n'ai plus assez d'argent pour remplir le frigo. Je ne peux plus m'en sortir seule. Si je ne viens pas là une fois par semaine, je ne mange pas.
"La galère, c'est de famille chez nous", rit jaune la mère célibataire, en tirant sur les manches de son manteau. Dans la file d'attente qui s'étire derrière elle, il y a sa belle-sœur, qui doit désormais faire sans le salaire de monsieur qui n'a toujours pas repris le travail dans l'hôtel qui l'emploie. "Avec une seule paie, c'était déjà très dur. Mais là, sans rien… Imagine le truc. Le 10 du mois, on n'a déjà plus grand-chose."
Son colis arrive, coup de clé énergique pour l'ouvrir. Un paquet de riz, des briquettes de jus de fruit, une boîte de céréales, des conserves de haricots verts, des pots de beurre de cacahuète… "Si je fais gaffe, ça devrait pouvoir nous faire une semaine", calcule-t-elle.
Chasuble vert fluo sur le dos, un volontaire, petit costaud, s'agite. Un bénéficiaire vient de lui confier qu'il avait été "viré de son entreprise par SMS". Autour, personne n'a l'air vraiment surpris par la méthode. Quand l'économie de New York tousse, celle du New Jersey s'étouffe, surtout dans les familles à faible revenu, surtout celles issues des minorités, qui occupent souvent les emplois précaires.
Avec plus d'1,4 million de personnes sur le carreau, le "Garden State" atteint presque 17% de chômage, le double de la moyenne nationale. Le gouverneur de l'Etat, Phil Murphy, répète partout que la situation est comparable à la Grande Dépression des années 1930. Au volant de sa Ford Explorer 909, le sergent Garcia repasse une tête :
- Mes gars viennent de me dire que vous venez de France pour parler de ce qui se passe ici. C'est vrai ?
- Oui, exactement.
- C'est cool, merci, ces gens le méritent, c'est dur ce qu'ils vivent.
82 Elm Street : "Au lit vers 19 heures pour sauter le dîner"
Melonica Garwood pousse son sac à main pour nous faire de la place sur le siège passager de sa Kia Optima. Enfin non, pas la sienne, celle de sa sœur, qui la lui prête quand les placards sont vides. Le jeudi, c'est justement jour de distribution à Elm Street. Elle est venue en voisine, sa maison étant située à trois kilomètres d'ici. Sur la route, c'est tout droit jusqu'au lieu de rassemblement, ambiance pare-chocs contre pare-chocs sur les 500 derniers mètres. Les plaques d'immatriculation ne mentent pas, certains viennent de loin pour récupérer quelques vivres : Pennsylvanie, New York, Delaware et même Connecticut, pourtant pas à côté.
On a peut-être avancé de dix mètres en cinq minutes. "C'est comme pour les départs en vacances", sourit cette nounou de 41 ans qui ne garde plus le moindre enfant. Après une discussion de "deux minutes", en mars, sa patronne lui a signifié qu'il n'était "plus la peine de revenir".
Depuis, c'est le système D. Elle regarde sur Facebook "le lieu et l'heure des distributions" et refile "les bons plans" à ses amis "aussi dans le dur". Elle vient d'apprendre qu'il y a beaucoup plus simple : il suffirait d'envoyer un SMS, "FindFood" ("Trouver de la nourriture", en français) pour connaître l'adresse la plus proche de chez soi.
Le mois dernier, Melonica a reçu 208 dollars d'aides, mais aussi un avis d'expulsion. "En fait, je découvre la faim, la vraie." A cinq dollars le kilo de tomates, les virées au supermarché n'ont plus le même goût. "Tout est trop cher maintenant." Alors elle ne boit plus que de l'eau, prépare des "portions beaucoup plus petites", prend "moins souvent" le petit-déjeuner, et surtout, elle se couche "vers 19 heures, pour sauter le dîner".
Je compte chaque gramme de nourriture.
Par-dessus la vitre de sa Jeep, un certain Alfonso raconte qu'il a craqué l'autre jour. "Mon fils de dix ans m'a dit qu'il voyait bien que le frigo était souvent vide en ce moment, et m'a tendu son assiette pour que je la finisse." "Voilà ma peur, qu'on m'envoie au tribunal parce que je n'ai pas assez nourri mon enfant."
Cent mètres plus loin, une dame arrête son véhicule au niveau d'une palette et fait mine de ne pas avoir été servie. Bien tenté : un volontaire, qui l'avait déjà vue dans la file, élève la voix, mais pas trop fort quand même. "Que voulez-vous qu'on dise ? On ne va pas faire la police."
Avant le Covid-19, la plus grosse banque alimentaire du New Jersey estimait à 770 000 le nombre de personnes en précarité alimentaire dans cet Etat. Ce chiffre pourrait atteindre 1,2 million en 2020, selon un rapport de la Community Food Bank of New Jersey diffuse à tout-va, tant la situation est grave.
Sandy Williams, première distribution, n'a pourtant "pas envie qu'on la plaigne". "Ça pourrait être pire, veut-elle relativiser. Nous avons un toit au-dessus de notre tête, notre maison n'a pas brûlé comme en Californie et n'a pas été inondée comme dans le Sud." Elle travaillait pour une compagnie d'assurance : chômage. Son mari était directeur technique d'une entreprise : chômage. En attendant, et c'est un peu un comble quand on est contraint de demander à manger, il a accepté un boulot de préparateur de commandes la nuit dans un supermarché.
Il est bientôt 11 heures, le stock de colis a bien diminué. Une voiture rouge traverse le carrefour, un pare-soleil bouge : la conductrice, sourire sincère, salue les bénévoles, façon reine d'Angleterre.
205 Claremont avenue : "Que fait l'administration ?"
Il faut user ses baskets une bonne quinzaine de minutes, via Fullerton Avenue et ses pavillons proprets aux haies bien taillées, pour découvrir la mairie de Montclair, toujours fermée au public. A l'intérieur du bâtiment, ça grouille. Six mois que le virus contamine l'ordre du jour des conseils municipaux. Les élus ont récemment voté des "subventions aux petites entreprises" et des "subventions supplémentaires pour les organismes d'aide à but non-lucratif", détaille monsieur le maire, Sean Spiller.
Début avril, avant que le coronavirus ne fasse des centaines de victimes dans la région, le chef de l'exécutif du comté d'Essex a lui aussi réuni ses équipes autour de la table. "Je voyais les entreprises fermer les unes après les autres, les gens perdre leur emploi. Il fallait réagir !" se souvient Joseph Di Vincenzo. A l'époque, il ne se pose pas de question, monte un groupe de travail et toque à la porte des grossistes alimentaires du coin. La première distribution a lieu fin avril. Le reste se fait "à l'américaine" : des dons collectés par-ci, par-là. Sodexo USA vient par exemple de signer un chèque de 60 000 dollars.
Depuis, ça n'arrête plus, 36 000 colis ont déjà été écoulés. Pour Joseph Di Vincenzo, qui en a vu d'autres en dix-sept ans de mandat, ce qui se passe est "plus grave" encore que l'ouragan Sandy, qui avait balayé une partie de la région en 2012.
Le comté a fait une promesse : les gens dans le besoin pourront compter sur ses colis jusqu'à fin décembre. La prochaine distribution est d'ailleurs programmée dans quelques jours à Newark, la plus grande ville de l'Etat. Après ? "On verra… On verra en fonction de la situation. Si ça va mieux, on arrêtera."
Dans les couloirs des associations locales, il n'y a pas de "on verra" qui tienne : toutes savent qu'il faudra se retrousser les manches pendant encore plusieurs mois. C'est bien ça le problème. "Elle fait quoi l'administration américaine pendant ce temps ?" s'agace une bénévole depuis 15 ans, qui préfère ne pas dévoiler son identité. "On pourrait donner à manger matin, midi et soir qu'il y aurait toujours du monde."
Tout repose encore sur la mobilisation des gens, ce n'est pas possible, ça ne peut pas être que ça.
"Human Needs Food Pantry", l'association de la ville de Montclair qui aide les plus démunis depuis 1982, a déjà dû recruter une quarantaine de bénévoles pour accompagner les 900 nouvelles familles dites "post-Covid" qui se sont ajoutées au millier déjà existant. De quoi rendre jaloux le major Brett DeMichael, officier commandant de l'Armée du salut à Montclair, qui aurait bien besoin de bras supplémentaires lui aussi. "Il faudrait qu'on soit beaucoup plus nombreux pour bien travailler, mais je n'arrive pas à faire venir de nouvelles forces."
Il y a quelques mois, il a donc pris son sac et entamé une marche d'une vingtaine de kilomètres dans le secteur "pour sensibiliser" et "mobiliser des fonds" en faveur des "victimes collatérales" de la pandémie. A la mairie de Montclair, on a applaudi l'initiative, même si ça ne peut pas suffire. "Nous avons absolument besoin de plus d'aide du gouvernement fédéral", insiste le maire Sean Spiller.
Trinity Place : "On n'a qu'à se mettre en grève de la faim"
Il est bientôt 18 heures, l'heure du dîner pour le groupe de sans-abris qui a pour habitude de se retrouver sur Trinity Place, au bout de Church Street. Deux dames débarquent et déplient une table de pique-nique en plein vent sur laquelle est scotché un petit panneau : "Register to vote". "C'est pour le repas du soir ?" demande quand même un SDF, barbe fournie et regard dans le vague. "Non, c'est pour l'élection du président, le 3 novembre. Pour que vous puissiez voter aussi." Plusieurs tournent les talons, pas intéressés.
Un autre saisit le stylo et remplit le document. Nom, prénom, date de naissance, quelques détails, puis signature en bas. Il dit qu'il n'a pas voté il y a quatre ans, mais regrette que "les espoirs des Américains reposent sur un type qui a fait n'importe quoi avec le Covid". Il irait même voter tout de suite, s'il pouvait. Il insiste, parle de plus en plus fort. "Les 200 000 morts sont pour Trump. Et tous les autres aussi, ceux qui vivent dehors, comme moi, comme nous. Parce qu'il nous a sortis de rien du tout. Et vous allez voir tous ceux qui vont finir à la rue, ça va être un carnage."
C'est aussi ce que craint "l'Américain" – c'est son surnom – sans domicile depuis un an et demi, "parmi les derniers arrivés de la bande" de Trinity Place. "A ce rythme, il va falloir agrandir cet endroit, raconte-t-il, le plus sérieusement du monde. Il n'y aura bientôt plus de place pour tous les SDF du coin, s'il faut accueillir tous les prochains pauvres."
Un autre propose une action : "On n'a qu'à se mettre en grève de la faim pour qu'on nous entende." Rire, malaise, un peu des deux. "Combien sommes-nous, d'ailleurs ?" Un bénévole fait mine de ne pas avoir entendu, avant de nous glisser à l'oreille que "c'est impossible de les compter, parce que ça change tout le temps." Sous les arbres, un SDF dort la bouche ouverte pendant qu'un autre toussote. Pas manqué : "C'est le Covid !"
La plupart des sans-abris n'ont rien suivi à la campagne électorale. Le bénévole les comprend : "C'est cynique, on ne parle de rien dans cette campagne, et surtout pas d'eux." Don Williams, 68 ans, "pas vraiment sans-abri" mais "plus très loin de l'être" depuis qu'il a perdu son travail de chauffeur et n'arrive plus à payer son loyer, votera Trump de toute façon. "Avec l'autre, Biden, ça va être pire, vous verrez", dit-il en sirotant un gobelet de thé glacé. "Il n'y a que lui pour redresser le pays. Moi, je suis un pro-Trump, un vrai, à 100%."
Le major Brett DeMichael, de l'Armée du salut, ne parle pas politique, mais fait un vœu : "Qu'on trouve vite un vaccin, un remède. C'est la seule façon pour que le Covid disparaisse. Sinon, on ne s'en sortira pas…"
Il y a ceux qui demandent de l'aide, qui osent le faire. Mais les gens oublient qu'il y a les autres, tous les autres. Ca fait combien de personnes en tout ?
Assis sur le capot, un officier de police ne le dit pas trop fort, mais la crise est en train de changer son quotidien : "Il va falloir faire plus attention lors de nos patrouilles aux gens qui dorment dans leur voiture." Le sans-abri barbu regarde le chauffeur de la camionnette remplie de packs alimentaires faire son demi-tour sur le parking. "Si ça se trouve, dans quelque temps, c'est ce genre de gars qui se feront braquer. Et comme ceux qui transportent de l'argent, il faudra les escorter."