GRAND FORMAT. Joe Biden, l'homme qui voulait soigner les maux de l'Amérique comme il a pansé ses plaies
Il sera sénateur d'ici ses 30 ans. Et il sera un jour président des Etats-Unis." Lorsqu'elle parle de Joe Biden à ses amis pour la première fois*, Neilia Hunter reprend les mots qu'il lui a glissés lors de leur rencontre. Le démocrate a 21 ans, de l'ambition et un coup de cœur pour cette étudiante blonde rencontrée sur une plage des Bahamas. Plus d'un demi-siècle plus tard, après quatre ans de "trumpisme", Joe Biden a tenu la promesse faite à sa première épouse.
Samedi 7 novembre, l'ancien vice-président de Barack Obama a remporté la course à la Maison Blanche. Après quatre jours de suspense et d'attente du dépouillement des bulletins par correspondance, le démocrate et sa colistière Kamala Harris se sont imposés en Pennsylvanie, passant la barre des 270 grands électeurs nécessaires pour gagner la présidentielle. Portrait d'un politicien aguerri, qui a fait de la résilience sa marque de fabrique.
L'homme qui aurait pu avoir peur de parler en public
Monsieur B-B-B-Biden, quel est ce mot ?" Assis près du radiateur, Joseph Biden regarde avec fureur la religieuse qui l'interpelle. Il a 12 ans et étudie dans une école privée catholique à Wilmington, petite ville du Delaware à mi-chemin entre Washington et New York. Le collégien, bègue, vient de buter sur un mot lors d'une lecture à voix haute. Un mélange "de rage et d'humiliation" l'envahit, raconte-t-il à The Atlantic* des années plus tard. Vexé, l'adolescent se lève et rentre chez lui. "Selon la légende familiale, sa mère l'a reconduit à l'école et a lancé à la bonne sœur : 'Recommencez et je fiche votre coiffe par terre !'", rapporte le magazine.
S'il arrive encore au candidat à la présidentielle de bégayer (certains y voient d'ailleurs la cause de ses phrases décousues* lors des débats), Joe Biden ne ressent plus d'appréhension avant de prendre la parole en public. Elève au prestigieux lycée Archmere de Wilmington, il surmonte seul ce trouble du langage en récitant face à son miroir des poèmes de l'Irlandais Yeats et de l'Américain Emerson.
Il a même transmis sa technique à Richard "Mouse" Smith, un jeune Afro-Américain bègue rencontré à la piscine de Wilmington. C'est dans ce centre aquatique, qui porte aujourd'hui son nom, que le futur bras droit de Barack Obama raconte avoir "découvert l'Amérique noire". Nous sommes dans les années 1960 et les Etats-Unis sont ébranlés par le mouvement des droits civiques. Devant les images télévisées des manifestations, l'étudiant en droit de 19 ans réalise qu'il ne côtoie aucun Afro-Américain, raconte le Washington Post*.
Il devient alors maître-nageur dans un quartier populaire, majoritairement noir, du sud-est de cette ancienne ville industrielle. Ici, les maisons sont plus petites, les rues plus étroites. Au fil du temps, "Joe" gagne la confiance des jeunes qui fréquentent la piscine. Il joue au basket avec les membres d'un gang, dîne chez les parents de ses amis noirs, découvre les discriminations dont ils sont victimes. Et participe à sa première manifestation pour les droits civiques en 1965, avec son ami Richard Smith.
Les Blancs n'écoutaient pas ce qu'on avait à dire. Mais Biden, on voyait dans ses yeux qu'il voulait nous connaître.
Contrairement à ce qu'il a parfois sous-entendu en public*, Joe Biden ne prend toutefois pas part aux marches historiques pour les droits civiques. Après ses études, ce fils d'un vendeur de voitures s'engage en politique. Tout juste élu au comté de New Castle, en 1970, il révèle sa véritable ambition. "Il m'a tout de suite dit : 'Je veux me présenter au Sénat fédéral'", raconte un responsable démocrate local*. "Commence par te construire une carrière", lui répond l'élu, abasourdi.
Le jeune politicien, tenace, saisit sa chance deux ans plus tard dans le Delaware. Son équipe est composée de proches. Sans grands moyens financiers pour s'offrir des spots de publicité à la télévision*, "il a fait campagne en systématisant le porte-à-porte", relève Jean-Eric Branaa, auteur de Joe Biden, L'homme qui doit réparer l'Amérique (éd. Nouveau Monde).
Une fois par semaine, le samedi ou le dimanche, l'armée de bénévoles de ma sœur livrait notre journal de campagne à 85% des foyers de l'Etat.
La stratégie paie. Début novembre, il est élu sénateur du Delaware avec seulement 3 000 voix d'avance sur son adversaire. Joe Biden est sur le point de fêter ses 30 ans, l'âge requis pour siéger à la Chambre haute. "Il a mené une excellente campagne, assure Fred Sears, un de ses amis, au Washington Post. Vous parlez du vote afro-américain aujourd'hui. C'est ce qui lui a permis de remporter sa première élection sénatoriale."
L'homme qui aurait pu ne jamais siéger au Congrès
Je ne pouvais pas parler. J'ai seulement senti ce vide immense dans ma poitrine, comme si j'allais être avalé par un trou noir." Début décembre 1972, six semaines après son élection, Joe Biden reçoit un appel qui bouleverse sa vie. Le jeune trentenaire est à Washington pour découvrir ses nouveaux bureaux. A 180 kilomètres de là, à Wilmington, un semi-remorque vient de percuter la voiture de sa femme. "Ma mère nous avait emmenés acheter un sapin de Noël, se remémore son fils aîné, lors d'un discours à la convention nationale démocrate* de 2008. Sur le chemin du retour, nous avons eu un accident." Neilia Biden et sa fille de 13 mois, Naomi, sont tuées sur le coup. Beau et Hunter, 3 et 2 ans, sont grièvement blessés.
Joe Biden croit perdre pied. "J'ai imaginé ce que ça ferait de conduire jusqu'au Delaware Memorial Bridge et de sauter [de ce pont] pour mettre fin à tout ça, raconte-t-il aujourd'hui*. Mais je n'ai jamais été sur le point de le faire. (...) Ce qui m'a sauvé, ce sont mes garçons." A quelques semaines de sa prise de fonction, le jeune sénateur envisage de renoncer à son mandat à Washington pour veiller sur ses enfants.
Un de mes premiers souvenirs est dans cet hôpital, avec papa toujours à nos côtés. Nous étions tout ce qui lui importait, et pas le Sénat.
"Le Delaware peut trouver un autre sénateur, mais mes fils ne peuvent pas avoir un autre père", dit-il à ses enfants. Plusieurs cadres démocrates, dont le frère de JFK, Ted Kennedy, le convainquent toutefois de siéger. "Il a prêté serment à l'hôpital, dans ma chambre. En tant que père célibataire, il a décidé d'être là pour nous mettre au lit ou quand on se réveillait après un cauchemar", confie Beau Biden. Le sénateur refuse de s'installer dans la capitale et préfère prendre le train chaque jour depuis Wilmington. Une heure et demie à l'aller, une heure et demie au retour, à regarder défiler les arbres du Maryland.
"Même lorsque ça a commencé à aller mieux, après quatre, cinq ou six mois (...), il avait des jours de rechute", confie au New York Times* Ted Kaufman, ami et ancien collaborateur du sénateur. Mais l'élu démocrate est résilient, fidèle à la devise que son père lui a transmise* : "On ne mesure pas la valeur d'un homme au nombre de fois où il est à terre, mais à la vitesse à laquelle il se relève." Le jeune sénateur se relève aussi grâce à Jill Jacobs, une professeure d'anglais qu'il épouse en 1977. Quatre ans plus tard, ils donnent naissance à une fille, Ashley. Joe Biden l'affirme encore aujourd'hui : "Jill m'a redonné une vie et une famille."
L'homme qui aurait pu ne jamais être vice-président
Devenir président des Etats-Unis : voilà le nouveau challenge auquel s'attaque le sénateur du Delaware en 1987. A 45 ans, il se pose en candidat d'une nouvelle génération. "Il était connu pour sa personnalité extravertie et sa verve agressive", rappelle la radio publique NPR*. L'élu est en bonne posture dans les sondages, mais des accusations de plagiat font dérailler sa campagne. "Plusieurs médias révèlent qu'un de ses discours est copié, presque mot pour mot, sur celui d'un travailliste britannique", résume Jean-Eric Branaa. Le New York Times déterre une autre accusation de même nature, pendant ses études de droit.
Joe Biden s'accroche quelques jours avant de renoncer à la présidentielle. "A cette époque, ce type de scandale met fin à une carrière", note Jean-Eric Branaa. Mais le démocrate bénéficie "d'une certaine tolérance, à cause de son image de gaffeur : il est perçu comme un 'type bien' qui parle trop vite, mais ne pense jamais à mal". Au fil d'événements publics soigneusement préparés, il travaille à redorer son blason. Jusqu'à ce qu'il ressente une douleur lancinante à la tête, un soir de février 1988. Le sénateur est victime d'une rupture d'anévrisme. Il frôle la mort, mais les chirurgiens stoppent l'hémorragie à temps. Son clan y voit le signe* d'un "plan cosmique" pour Biden le survivant.
Alors il se remet à l'ouvrage. "Il a acquis une expérience sans pareille en siégeant à la commission des affaires judiciaires du Sénat, puis en présidant celle des affaires étrangères", s'enthousiasme son ami Joe Riley auprès de franceinfo. Le sénateur défend une loi sur les violences faites aux femmes*, part sur les théâtres de conflits étrangers*, trouve des compromis avec les républicains. En 2002, il approuve ainsi la guerre en Irak* voulue par George W. Bush.
Joe Biden met une vingtaine d'années à se construire en tant que sénateur.
Puis arrive la présidentielle de 2008, où il n'est plus perçu comme le candidat de la jeunesse, mais comme un élu aguerri et populaire au sein de son parti. "Il est l'un des favoris, avec Hillary Clinton, pour les primaires démocrates", poursuit Jean-Eric Branaa. Jusqu'à ce qu'il évoque un de ses adversaires. Un certain Barack Obama, qu'il décrit* comme "le premier Afro-Américain qui s'exprime bien, qui est brillant, propre sur lui et séduisant". Les accusations de racisme fusent, au sein de son propre camp comme dans l'opposition.
D'autres voient dans cette sortie une nouvelle illustration du côté "gaffeur" du sénateur, connu pour ses approximations et ses maladresses*. "Joe Biden a l'air moins policé, plus authentique que d'autres politiciens. C'est un trait de caractère qu'il a en commun avec Donald Trump", pointe David Smith, correspondant du Guardian à la Maison Blanche, interrogé par franceinfo. Malgré des excuses publiques, l'élu du Delaware peine à décoller dans les sondages et finit par se retirer. Mais Barack Obama, qui remporte l'investiture démocrate, voit en ce vétéran du Congrès le parfait colistier pour remporter la présidentielle. Et ça marche : début novembre 2008, le duo est élu aux plus hautes fonctions du pays.
A Wilmington, où le centriste réside toujours aujourd'hui, c'est déjà une victoire. "Quelques jours avant l'investiture, Biden et Obama ont fait le trajet en train entre Philadelphie et Washington", se remémore Cassandra Marshall, responsable du parti démocrate de la ville, interrogée par franceinfo. "Ils se sont arrêtés ici, à Wilmington, et ont parlé à la foule depuis la gare, raconte-t-elle en montrant le petit bâtiment en briques rouges, qui porte lui aussi le nom du sénateur. Je n'avais jamais vu autant de monde. Je crois que tout l'Etat avait fait le déplacement !" Pour les locaux, c'est la preuve que Joe Biden "n'oublie pas d'où il vient".
Ces huit ans à la Maison Blanche ne font qu'augmenter le capital sympathie du vice-président. Il forme un véritable binôme avec le président. Barack Obama est la raison, Joe Biden, le cœur.
L'homme qui aurait pu laisser filer sa dernière chance
Main sur le cœur, mâchoire serrée, Joe Biden cache ses larmes derrière ses lunettes de soleil. En ce 6 juin 2015, des milliers de personnes ont fait le déplacement* jusqu'à l'église Saint-Antoine-de-Padoue de Wilmington, pour soutenir le vice-président. Tenant la main de sa petite-fille, il marche derrière le cercueil de son fils aîné, mort des suites d'un cancer du cerveau*. "Ce moment l'a dévasté, souligne David Smith. Il était incroyablement proche de Beau. Ils avaient les mêmes tics et le même tempérament." Procureur général dans le Delaware, le fils aîné de Biden devait être son successeur en politique.
Une fois de plus, le septuagénaire tient le choc. "C'est un battant. S'il tombe, il se relève toujours, assure son ami Joe Riley. Le plus impressionnant est sa capacité à avancer quel que soit l'obstacle auquel il fait face." L'ancien maire de Charleston, en Caroline du Sud, parle en connaissance de cause. Quelques jours seulement après la mort de Beau Biden, un suprémaciste blanc ouvre le feu dans une église de sa ville, tuant neuf fidèles noirs. "Joe est venu soutenir les familles des victimes, alors qu'il traversait lui-même une terrible épreuve", se rappelle Joe Riley.
Il avait le cœur brisé, mais il était encore capable de faire preuve d'empathie et de remonter le moral des autres.
"Malgré ce fardeau, il a continué à faire son travail de vice-président", salue l'ancien édile. Et à penser à l'avenir. Avant la mort de Beau, Joe Biden a promis à son fils aîné qu'il serait candidat à la présidence du pays. Quatre ans plus tard, il tient parole. "C'est un objectif qu'il a depuis de longues années, reconnaît Joe Riley. Mais il est candidat pour le pays, plus que pour lui." David Smith abonde : "Il est motivé par son désir de sauver les Etats-Unis d'un dirigeant qui, selon lui, piétine les valeurs américaines."
Fidèle à la "Delaware Way" (une théorie du compromis politique ancrée dans la culture de ce petit Etat de la côte est), le modéré fait campagne sur la promesse de rassembler un pays fracturé, face à un Donald Trump qui attise les divisions. Le projet semble séduire : durant presque toute la campagne des primaires démocrates, l'ancien vice-président fait la course en tête dans les sondages*.
Rien ne semble pouvoir entamer durablement sa popularité. Pas même la succession d'articles publiés en avril 2019, deux ans après #MeToo, dans lesquels huit femmes dénoncent ses gestes déplacés*. L'une évoque un baiser sur les cheveux, une autre un câlin qui s'éternise. Une troisième, Tara Reade, affirme que le sénateur "faisait courir son doigt le long de son cou". Un an plus tard, cette ancienne assistante parlementaire témoigne à nouveau dans un podcast. Cette fois, elle accuse le démocrate de l'avoir agressée sexuellement* dans les couloirs du Congrès, en 1993. Elle dépose une plainte, classée sans suite, car les faits sont prescrits. Joe Biden nie en bloc, alors que des médias mettent en doute la crédibilité de Tara Reade*. "Résultat, les accusations ont rapidement été balayées et ne semblent plus avoir vraiment de poids dans la campagne", note David Smith.
Rien n'ébranle la confiance des électeurs démocrates envers le vice-président. Ses prestations médiocres* lors des débats ? Les attaques de ses adversaires sur ses votes contre une loi promouvant la mixité sociale et raciale* ou pour une résolution permettant aux Etats fédérés de revenir sur le droit à l'avortement* ? Il en faut plus pour empêcher le baby-boomer d'écraser la compétition lors du "Super Tuesday". "Joe Biden est à la fois la personne la plus chanceuse et la plus malchanceuse qu'il m'ait été donné de rencontrer", résume Ted Kaufman*.
Je ne connais aucune autre personne qui ait eu les incroyables hauts et les terribles bas qu'il a vécus.
"Cette campagne est celle de la dernière chance : Joe Biden a 77 ans [Il fêtera ses 78 ans trois semaines après l'élection]. Il n'aura pas d'autre occasion d'être président", rappelle Jean-Eric Branaa. "Il vous dirait : 'Je suis au bon endroit, au bon moment', assure Fred Sears. Si Hillary Clinton avait gagné, il ne serait pas en campagne." A en croire son ancien camarade d'université, le candidat démocrate est convaincu que, dans la vie, "il y a les plans et il y a le destin". Cette fois, les ambitions de Joe Biden ont coïncidé avec sa destinée : samedi 7 novembre, à l'issue de quatre jours de suspense, la Pennsylvanie lui a permis de devenir le 46e président des Etats-Unis.
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