Pénuries, hyperinflation, violences meurtrières... Au Venezuela, "la guerre est à ta porte"
"On ne vit plus, on survit." Depuis trois mois et demi, le Venezuela est le théâtre de violents affrontements entre les partisans du président Nicolas Maduro et ses opposants. Chaque jour, d'immenses manifestations, organisées dans tout le pays, sont durement réprimées par les forces de l'ordre. En cent jours de conflit, 98 personnes sont mortes et des centaines d'autres blessées.
Ces "marchas" ont débuté lorsque la Cour suprême a voulu s'octroyer les pouvoirs du Parlement en mars, dont celui de rédiger les lois. Une colère attisée par la volonté de Nicolas Maduro, selon ses opposants, de consolider le pouvoir présidentiel et de contourner l'Assemblée nationale. Cette crise politique survient en outre dans un contexte d'effondrement économique en raison de la chute des cours du pétrole et de l'inflation. Comment les habitants vivent-ils cette situation ? Quel est leur quotidien ? Plusieurs Vénézuéliens contactés par franceinfo témoignent.
"Trouver à manger est une lutte quotidienne"
Lorsque Luis Gómez Calcaño, 68 ans, regarde par sa fenêtre, depuis son appartement de Macaracuay, à l'est de Caracas, il y pense souvent. "J'aurais dû partir quand j'avais 50 ans. Avant que tout ceci commence." Depuis vingt ans, ce professeur de sciences politiques à la retraite habite la capitale vénézuélienne. Des manifestations, des violences entre la police et les civils, il en a vu. "Mais aujourd'hui, la situation est inédite. C'est du jamais-vu depuis un siècle. Il y a une superposition de plusieurs crises : politique, économique et sanitaire."
Durant les années Chávez , de 1999 à 2013, le Venezuela a connu une décennie de croissance et de développement grâce à la rente pétrolière. "Aujourd'hui, le prix du baril de pétrole est à son plus bas niveau et Maduro, l'héritier de Chávez, est contesté par presque toute la population."
Le pays prend peu à peu les traits d'une dictature.
Ce qui a le plus changé pour Luis Gómez Calcaño, "c'est la gestion de la vie quotidienne". Dans tout le pays, les produits de base manquent. Dans les rues, il n'est plus rare de voir des familles fouiller dans les poubelles à la recherche de nourriture. "Tous les matins, il y a des files d'attente devant les magasins pour acheter du pain, un paquet de farine. Les files s'étalent sur 100 à 200 m. Trouver à manger est une lutte quotidienne."
Les habitants arrivent dès le petit matin, souvent quand il fait encore nuit, et attendent plusieurs heures. "Un de mes proches a déjà fait la queue quatre heures pour un paquet de farine, souffle l'ancien professeur. Quand son tour est venu, il n'y avait plus rien."
En avril, l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture a déclaré que le pays était au bord de la crise alimentaire, note El Estimulo (en espagnol). Selon une enquête nationale sur les conditions de vie menée en 2016, 78,1% des Vénézuéliens se passent de petits déjeuners et 93,3% de la population considère qu'elle n'a pas assez de moyens pour se nourrir.
Le gouvernement contrôle le prix de certaines denrées de base, le pain, la farine de maïs, le savon, le dentifrice... Mais les entreprises ne peuvent même plus les produire, "elles n'ont plus de dollars pour importer leurs matières premières et la valeur du bolivar a chuté". Aujourd'hui, un bolivar vaut environ 0,1 dollar américain. En quelques années, la retraite de Luis Gómez Calcaño s'est ainsi réduite à peau de chagrin : "Je gagne 240 000 bolivars par mois, soit 30 dollars américains, indique cet ancien fonctionnaire de l'université publique. Avant je touchais 2 000 dollars mensuels."
Même les comités locaux d’alimentation et de distribution (CLAP), points de distribution des colis alimentaires du gouvernement, sont souvent détournés vers le marché noir.
<span>On trouve en revanche tout ce qui n'est pas essentiel : des sodas, des biscuits... Il n'y a pas de shampoing, mais de l'après-shampoing. Pas de savon, mais des crèmes de toute sorte.</span>
"J'ai de la chance, des proches vivant à l'étranger m'ont envoyé des colis de conserves, je tiens avec ça, confie le sexagénaire. Mais un de mes fils a déjà quitté le pays pour l'Argentine. Il va maintenant s'installer en Allemagne. Moi je suis trop âgé pour partir maintenant."
"Ma mère est prisonnière politique depuis 68 jours"
La dernière fois que Luis Gonzales Añez est monté sur une balance, il pesait 47 kg."J'ai toujours été fin, mais avant la crise je pesais 57 kg, raconte-t-il.J'ai beaucoup maigri à cause du stress et parce que je mange moins qu'avant." A 23 ans, il habite dans le quartier Los Samanes, dans l'est de Caracas. Le 11 mai, sa mère, Lisbeth Añez, a été arrêtée par l'armée sur le tarmac de l'aéroport alors qu'elle s'apprêtait à prendre un vol pour Miami, aux Etats-Unis. "Elle devait y recevoir des soins pour son hépatite C."
Au Venezuela, on ne trouve pas de traitement pour cette maladie. Tous les jours, des gens meurent car ils ne peuvent pas se soigner.
Le jour suivant, elle a été jugée devant un tribunal militaire et accusée de trahison à la patrie et de rébellion envers les militaires. Elle a été emmenée à la prison El Helicoïde. "Je n'ai pas pu la voir pendant 24 jours, ses avocats non plus, raconte Luis Gonzales Añez. Pourtant, elle est innocente."
Pour le jeune homme, le seul tort de sa mère est d'avoir apporté des vivres aux prisonniers politiques. "Depuis 2014, elle faisait ça deux fois par semaine. Elle apportait des vêtements, des médicaments et de la nourriture", décrit-il. Au Venezuela, "il y a environ 400 prisonniers politiques. Ils sont leaders de partis d'opposition ou dirigeants d'associations étudiantes. Ma mère était juste bénévole."
Dans sa cellule, Lisbeth Añez est isolée et ne reçoit aucun traitement médical. Elle fait de l'hypertension et souffre de douleurs lombaires. "J'ai dû abandonner mes études pour me consacrer à sa situation. Mes parents sont divorcés. Elle n'a que moi et mon frère comme famille." Dès qu'il peut, il lui rend visite pendant trois ou quatre heures. "Mais je ne peux presque rien lui apporter. Je donne quelques cours particuliers de chimie pour 10 dollars par mois." Le reste du temps, Luis Gonzales Añez cherche des avocats pour sa mère.
Avec son frère, Luis Gonzales Añez fait campagne sur les réseaux sociaux pour la libération de Lisbeth. Il a créé le hashtag #LiberenAMamáLis et publie de nombreuses photos d'elle. "Je ne peux pas manifester dans la rue, j'aggraverai son cas si on m'arrête. Donc comme pour tout, tout se fait au jour le jour."
Hoy se cumplen 2 meses de la INJUSTA detención de nuestra mamá, Lisbeth Añez. La extrañamos y queremos estar con ella!! #2MesesPresaMamáLis pic.twitter.com/E8yFeq9HnT
— Luis Gonzá|ez Añez (@LuiFG) 11 juillet 2017
"Il n'y a plus de démocratie, c'est la guerre"
"Les nuages blancs n'apparaissent plus dans le ciel, mais au bout de la rue. Le soleil les illumine. En sortent des garçons et des filles, piégés et blessés. Ils arrivent de partout, ôtent leur casque et leur masque", écrit Carlos Alberto Berrizbeitia. Dans son poème Les Nuages blancs, ce Vénézuélien de 63 ans décrit les scènes quotidiennes de violence auxquelles il assiste depuis trois mois. "Les nuages blancs, c'est l'épaisse fumée provoquée par les bombes lacrymogènes."
Architecte de formation, Carlos Alberto Berrizbeitia vit à Caracas depuis plus de vingt-cinq ans, à Campo Alegre, l'un des quartiers les plus huppés de la capitale. Depuis plusieurs mois, les rues de son quartier, d'habitude si paisibles, se sont transformées en véritables champs de bataille. Les routes sont parcourues par des barrages artisanaux faits de branchages, de vieilles voitures ou de détritus. Le ronronnement habituel de la circulation a été remplacé par les sirènes des voitures de police, les cris et le bruit des tirs de gaz lacrymogène.
C'est la guerre en bas de chez moi. La guerre est à ma porte.
Carlos Alberto Berrizbeitia ne participe jamais aux manifestations – "trop âgé" –, mais il voit tout. "Des jeunes équipés de casques de chantier et de boucliers faits maison défient des militaires et des policiers équipés comme des robots. Ça dure parfois plusieurs heures. Je vois leur visage fatigué, leurs traits se creuser au fur et à mesure que le conflit dure."
Selon l'opposition, des milices civiles armées par le pouvoir n'hésitent pas à tirer à balles réelles sur les manifestants, explique Libération. Des tirs de chevrotine ont aussi été constatés. Les manifestants se défendent par leurs propres moyens. Les bombes "cacatov" ont ainsi fait leur apparition, un cocktail d'excréments contenu dans des bocaux puis lancé sur les forces de l'ordre.
On assiste à la chute de la démocratie, il n'y a plus de droits de l'homme.
Face à ce chaos quasi permanent, Carlos Alberto Berrizbeitia ne vit que le matin : "Ma journée s'arrête à 10 heures, après on ne peut plus rien faire. Les transports ont du mal à circuler, les routes sont bloquées." Et de continuer : "Si tu reçois une bombe lacrymogène lancée près de toi, tu peux mourir. Dans la rue, on voit des gens avec de graves blessures."
Sur les réseaux sociaux, de nombreux manifestants publient des photos de leurs "heridas", leurs blessures. Commotions, crevasses formées par l'impact des balles en caoutchouc, coups... "La violence est horrible, inhumaine. La police dit qu'elle intervient pour protéger les gens, mais c'est pour les réprimer, les arrêter."
Quelle issue à cette situation ? "C'est une guerre civile, on a des morts tous les jours, je ne vois pas d'amélioration. C'est un peu comme ce que disait Simon Bolivar : 'Si La Paz est un couvent, Bogota une université, Caracas est une caserne."
"J'ai dû fuir au Panama pour faire vivre ma famille"
Cela fait maintenant 108 jours que Rosa Cortes a quitté son mari Rafael et ses deux fils Irwin et Christian pour le Panama, pays de 4 millions d'habitants situé à quelque 1 400 km du Venezuela. "J'ai quitté Chacao [un quartier de Caracas] pour trouver un travail et gagner de l'argent, précise cette femme de 49 ans. Je travaille illégalement, mais au moins, je peux envoyer de la nourriture et des médicaments à mes proches."
Depuis plusieurs années, avec l'inflation et la crise du pétrole, Rosa Cortes et sa famille n'arrivaient plus à joindre les deux bouts. "On ne pouvait plus payer notre loyer, nos factures, ni faire les courses." Alors quand elle a trouvé une opportunité de travail à l'étranger, cette ancienne gérante d'entreprise s'est dit qu'elle n'avait pas le choix.
<span>Vivre au Venezuela, c'est marcher dans la rue et voir des gens affamés, des chiens errants qui tiennent à peine sur leurs pattes et des familles qui font les poubelles.</span>
Si Rosa Cortes "gagnait bien" sa vie au Venezuela – 380 000 bolivars par mois (environ 50 euros) –, le prix des produits a tellement augmenté qu'elle ne pouvait plus suivre. De début décembre 2016 à la fin février, le pays a connu l'équivalent d'un taux annuel d’inflation de 932% d’après l'indice basé sur le prix d'un café au lait créé par l’agence financière Bloomberg, note Le Monde.
Bien sûr, la décision de partir n'a pas été facile à prendre : "Je ne voulais pas laisser ma famille seule, mais c'est un sacrifice essentiel pour qu'on continue tous à vivre. Et puis quand je vois les rayons des magasins aussi remplis ici... Je sais que j'ai fait le bon choix." Au Panama, elle occupe un poste de commerciale chez un promoteur immobilier pour 2 000 dollars par mois. "Si je n'étais pas au noir, je serais payée 4 000 dollars." Elle vit dans un appartement de deux pièces et se rend chaque week-end sur la Chaussée de Amador pour voir la mer et lire.
<span>Les loisirs, c'était devenu du passé au Venezuela.</span>
Elle envoie chaque mois 400 dollars à sa famille pour manger et se soigner, et rentre la voir une fois tous les deux mois. "Mon père est diabétique, l'insuline seule coûte 90 dollars au Venezuela." Elle les appelle chaque jour sur WhatsApp. "Ils essayent de ne pas m'inquiéter, mais je vois tout ce qui se passe surTwitter."
Rosa Cortes est loin d'être la seule Vénézuélienne à avoir choisi l'exil. Des dizaines de milliers de personnes auraient quitté le pays depuis le début de la crise, rapporte Le Monde, mais aucun chiffre officiel n'existe. Selon le directeur de l'immigration panaméen, cité par El Venezolano, 75 990 Vénézuéliens ont choisi le Panama. "Pour nous, une chose est sûre : si le gouvernement de Maduro s'en va, on reviendra."