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RECIT. "Ils veulent qu'on laisse filer le match" : le 20 mai 1993, le jour oĂč l'OM de Bernard Tapie a truquĂ© le match contre Valenciennes

Anne Brigaudeau le dimanche 20 mai 2018

Le prĂ©sident de l'Olympique de Marseille assiste au match OM/VA Ă  Valenciennes,  le 20 mai 1993. (JACQUES DEMARTHON / AFP)

Sur le papier, il n'y a pas photo entre l'Olympique de Marseille et le Petit Poucet nordiste. Sans surprise, le jeudi 20 mai 1993, le club phocĂ©en prĂ©sidĂ© par Bernard Tapie remporte Ă  Valenciennes ce match (0-1), Ă  une semaine de la finale de la Coupe d'Europe de football et Ă  dix jours de l'ultime rencontre du championnat de France contre le PSG. Mais le soir mĂȘme, une ombre ternit cette victoire sans Ă©tincelles. Un des joueurs valenciennois, Jacques Glassmann, affirme avoir Ă©tĂ© approchĂ© par un dirigeant de l'OM pour "lever le pied", contre de l'argent en liquide.

Prises avec des pincettes, ces rĂ©vĂ©lations allaient dĂ©boucher sur le plus retentissant scandale de corruption du foot français et marquer Ă  jamais la carriĂšre de Bernard Tapie. Vingt-cinq ans plus tard, retour sur une journĂ©e toute en hors-jeu.

"Tu préfÚres perdre avec 20 boulettes en poche ou avec zéro franc ?"

 (SEBASTIEN VERDIERE / AFP)

L'affaire se noue la veille du match, mercredi 19 mai 1993, dans une chambre d'hĂŽtel. Dans la matinĂ©e, les joueurs valenciennois sont partis se mettre au vert Ă  l'hĂŽtel du Lac de CondĂ©-sur-l'Escaut (Nord), prĂšs de Valenciennes. Avant de monter dans le bus, l'attaquant Christophe Robert de VA glisse une confidence Ă  son coĂ©quipier Jacques Glassmann : l'OM propose "un arrangement. Ils veulent qu'on lĂšve le pied et laisse filer le match", rapporte le dĂ©fenseur dans son autobiographie, Foot et moi, la paix. Dans la foulĂ©e, Robert lui fixe rendez-vous le soir dans sa chambre d'hĂŽtel. Le milieu offensif de Valenciennes, l'Argentin Jorge Burruchaga, complĂšte le trio.

Vers 21 heures : le tĂ©lĂ©phone sonne. Au bout du fil, courtois et chaleureux, un copain de Christophe Robert, le milieu phocĂ©en Jean-Jacques Eydelie. Il ne sert que d'intermĂ©diaire et leur passe Jean-Pierre BernĂšs, nettement plus sec. Le directeur gĂ©nĂ©ral de l'Olympique de Marseille, assure Glassmann, se montre "mĂ©prisant, dĂ©sagrĂ©able, dĂ©terminĂ© Ă  tout pour arriver Ă  ses fins".

"Demain, vous avez quoi ? Une chance sur dix de gagner ?, martĂšle le bras droit de Bernard Tapie. Alors, tu prĂ©fĂšres perdre avec 20 boulettes en poche ou avec zĂ©ro franc ?" "Vingt boulettes", soit 200 000 francs (30 000 euros environ), le tarif fixĂ© Ă  chaque joueur pour "ne pas jouer sur sa valeur". Glassmann manifeste sa surprise et son dĂ©saccord, tandis que les deux autres mettent au point les derniers dĂ©tails. Ils exigent du directeur de l'OM le versement immĂ©diat de la moitiĂ© de la somme. Une avance en liquide que l'Ă©pouse de Christophe Robert ira chercher le soir-mĂȘme sur le parking de l'hĂŽtel. Abasourdi et en plein dĂ©sarroi, Glassmann appelle Ă  22 heures sa compagne Audrey, rapporte L'Express.

C'est une histoire de dingues ! Je ne sais plus quoi faire. Si je ne parle pas, je vais me maudire. Si je parle, personne ne me croira.

Jacques Glassmann (cité par L'Express)

Audrey le conforte dans son sentiment : il faut "rĂ©vĂ©ler la magouille". "C’est elle l'hĂ©roĂŻne de cette histoire. C'est elle qui a jouĂ© le plus grand rĂŽle dans un moment oĂč Glassmann pouvait hĂ©siter", affirme le journaliste de France 2 Alain Vernon, qui a suivi l'affaire Ă  l'Ă©poque.

"Mentalement, j'Ă©tais faible"

Le joueur de Valenciennes Christophe Robert, lors du match Valenciennes-OM, le 20 mai 1993. (CANAL+)

AprĂšs une nuit passĂ©e Ă  griller cigarette sur cigarette, Glassmann se dĂ©cide. PassĂ© l'entraĂźnement de la matinĂ©e, il se confie Ă  l'entraĂźneur de Valenciennes, Boro Primorac. Dans sa chambre d'hĂŽtel, le technicien bosnien l'Ă©coute, puis l'interroge : ne faut-il pas y voir juste une "intox" ? Une "manƓuvre de dĂ©stabilisation" ? Primorac prĂ©vient nĂ©anmoins ses dirigeants, notamment le prĂ©sident du club, Michel Coencas. Un personnage haut en couleur au "casier judiciaire long comme le bras", persifle un ancien protagoniste de l'affaire, qui prĂ©fĂšre se faire oublier. 

Avant de se lancer dans le foot, ce "ferrailleur de haut vol", rappelle LibĂ©ration, avait fait fortune en rachetant des fonderies en difficultĂ©, drivĂ© par l'avocat d'affaires "Jean-Louis Borloo, qui a flairĂ© le juteux business des faillites". C'est Ă  la demande de ce dernier, devenu maire de Valenciennes, que Michel Coencas prĂ©side le club de la ville.

Le "roi de la ferraille" questionne Christophe Robert, menaces Ă  l'appui, selon L'Express : "Si tu me baratines, je te tire une balle dans le genou..." AprĂšs cette entrevue musclĂ©e, la dĂ©cision du club est prise : Jorge Buchuragga et Christophe Robert sont alignĂ©s sur le terrain. Les supporters du club nordiste, qui craignent de voir leur Ă©quipe descendre en deuxiĂšme division, n'en attendent pas moins : les deux joueurs sont des vedettes du club. Le premier a fait partie de l'Ă©quipe d'Argentine championne du monde au Mexique en 1986. 

Visage rond et mĂšches chĂątains, Christophe Robert, lui, a Ă©tĂ© recrutĂ© l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente Ă  l'AS Monaco, aprĂšs dix ans passĂ©s au FC Nantes. Aux abords de la trentaine, il se sent sur la pente descendante dans ce club du Nord, oĂč ce natif du Sud-Ouest n'a pas d'attaches. "Je n’aurais jamais dĂ» signer lĂ -bas", confiera Christophe Robert au Monde en 2005.

Je jouais au foot pour ne pas descendre&nbsp;<em>[en D2],</em>&nbsp;alors que j’avais toujours jouĂ© pour gagner. Mentalement, j’étais faible.

Christophe Robert (au Monde)

En face, l'OM dispose de l'une des plus belles Ă©quipes d'Europe avec Marcel Desailly, Fabien Barthez, Didier Deschamps... Les futurs piliers de l'Ă©quipe de France championne du monde en 1998. 

"Il fallait ĂȘtre certains d'avoir tous nos titulaires intacts"

Le milieu de l'OM Abedi Pelé évite un tacle du Valenciennois&nbsp;Philippe Gaillot, le 20 mai 1993. (JACQUES DEMARTHON / AFP)

Du cĂŽtĂ© de l'OM, ce match n'est pas aussi anodin qu'il n'y paraĂźt. "Au contraire ! Si l’OM perdait contre Valenciennes, il mettait en jeu son titre de champion de France contre le PSG quelques jours plus tard", prĂ©cise Alain Vernon. Une victoire Ă  Valenciennes lui offrirait, au contraire, une confortable avance sur son challenger. "Nous Ă©tions Ă  une semaine de la finale contre le Milan AC. Il fallait ĂȘtre certains d'avoir tous nos titulaires intacts, reconnaĂźt Bernard Tapie quatre ans plus tard lors de son procĂšs pour corruption. Nous ne pouvions pas nous permettre de rĂ©pĂ©ter l'erreur de la finale de Bari [perdue aux tirs aux buts en 1991 face Ă  l'Etoile rouge de Belgrade] oĂč deux joueurs Ă©taient absents."

Comme toujours, le patron de l'OM est dans le stade pour soutenir son Ă©quipe. Il prend mĂȘme le temps de tailler un bout de gras avec son ami Jean-Louis Borloo, maire de Valenciennes, avant le coup d'envoi. Au menu de leur discussion ? Probablement du foot, sĂ»rement aussi un peu de politique.

S'il n'est plus ministre de la Ville depuis la dĂ©route, deux mois plus tĂŽt, du Parti socialiste aux lĂ©gislatives, Tapie a nĂ©anmoins rĂ©ussi Ă  se faire Ă©lire dĂ©putĂ© des Bouches-du-RhĂŽne avec la bĂ©nĂ©diction de François Mitterrand. Et on lui prĂȘte des vues sur la mairie de Marseille. Mais ce 20 mai, c'est le foot qui reste sa prioritĂ©. En veste sombre et chemise rayĂ©e, il vient serrer les boulons Ă  une semaine de la finale de la Coupe d'Europe dont il rĂȘve pour l'OM. A Marseille, il est devenu une idole aprĂšs avoir fait du club, rachetĂ© pour un franc symbolique en 1986, une des meilleures Ă©quipes d'Europe.

Quand Tapie est arrivĂ© dans le foot,&nbsp;les Marseillais Ă©taient contents, car il amenait avec lui son pognon et sa belle gueule. Mais on s’est vite aperçu de ses mĂ©thodes.

Alain Vernon,&nbsp;journaliste de France 2&nbsp;

Car les rumeurs d'achats de matchs de championnat de France ou de Coupe d'Europe truquĂ©s circulent dĂ©jĂ , avant cette rencontre face Ă  Valenciennes, qui deviendra emblĂ©matique. 

"Et Ă  la fin, Glassmann lĂąche sa bombe"

Didier Deschamps Ă  la mi-temps du match Valenciennes-OM, le 20 mai 1993. (CANAL+)

Quelques minutes avant le dĂ©but du match, l’arbitre, Jean-Marie VĂ©niel, croise le patron de l’OM. "Je lui demande : 'Votre souci ce soir, c’est de ne pas avoir de blessĂ©s avant la Coupe d’Europe ?', se souvient-il. Tapie me rĂ©pond : 'Non, non, on vient gagner.'"  Le ton le surprend, sans qu'il sache pourquoi.

AprĂšs les derniers Ă©tirements des joueurs, le match, diffusĂ© en cryptĂ© sur Canal+, dĂ©bute comme prĂ©vu Ă  20h30. Sur la pelouse, rien d'anormal jusqu'Ă  la 23e minute : touchĂ© par un tacle du dĂ©fenseur olympien Eric Di Meco, Christophe Robert s'effondre avant d'ĂȘtre remplacĂ©. L’arbitre s’étonne encore de cette "sortie sur blessure" de Christophe Robert, "alors qu’il n’y avait pas eu contact" : "Je me dis : 'Tiens, c’est bizarre.'" Il garde en mĂ©moire une seconde "bizarrerie".

D'habitude, Jorge Burruchaga contestait&nbsp;tout. Or ce soir-là, non seulement, il ne conteste&nbsp;rien, mais il demande aux autres de se taire. A l'inverse, Jacques Glassmann, lui, court partout comme s’il essayait de prouver quelque chose.

L'arbitre du match VA-OM, Jean-Marie VĂ©niel

AprĂšs la pause, alors que Marseille mĂšne 0-1 depuis un but de Boksic Ă  la 21e minute, "au moment oĂč je vais donner un coup de sifflet, Jacques Glassmann vient dĂ©poser une rĂ©clamation, rembobine Jean-Marie VĂ©niel. J'appelle le capitaine de l’OM, Didier Deschamps, le dĂ©lĂ©guĂ© de la Ligue de football et le juge de touche pour qu’ils l’entendent et j’inscris cette rĂ©clamation sur la feuille de match." 

Jacques Glassmann confie ce qu'il a sur le cƓur, mais ne dĂ©pose pas de rĂ©serves au sens technique du terme : "Je m'Ă©tais renseignĂ©, prĂ©cise-t-il. Je savais que ce n'Ă©tait pas Ă  moi de les Ă©mettre, mais au capitaine. En l'occurrence, Burruchaga, qui ne l'a pas fait pour des raisons Ă©videntes." InterloquĂ©s, les autres joueurs assistent la scĂšne sans comprendre. "Quelque chose se passe, mais impossible de savoir quoi", souligne l’ancien joueur valenciennois Wilfried Gohel.  

"Vu des tribunes, tout semble normal jusqu’à la fin, certifie le journaliste sportif Jean-François PĂ©rĂšs, qui couvre l'Ă©vĂ©nement pour Europe 1. La  victoire de l’OM est logique, VA fait son boulot, ni plus ni moins. Les Valenciennois sont Ă©videmment nombreux dans le stade Nungesser, mais font preuve d'un respect palpable pour la grande Ă©quipe qu’est l’OM. Et Ă  la fin du match, Glassmann lĂąche sa bombe devant les mĂ©dias cette fois. C’est la stupĂ©faction."

Sans livrer de noms, le joueur rĂ©vĂšle en effet Ă  la presse la tentative de corruption. Et Wilfried Gohel saisit alors, "pourquoi Robert a voulu sortir, alors qu'il n'avait rien. Il n’avait pas rĂ©ussi Ă  assumer." Sans tarder, la police dĂ©barque le soir-mĂȘme dans les vestiaires "pour questionner des personnes bien ciblĂ©es. Nous sommes restĂ©s bloquĂ©s sans pouvoir bouger", relate un autre ancien joueur de Valenciennes, JĂ©rĂŽme Foulon, 22 ans Ă  l’époque. La grenade est dĂ©goupillĂ©e, mais va mettre du temps Ă  exploser.

"Ça me fait penser Ă  Al Capone qui tombe pour un dĂ©lit fiscal"

Bernard Tapie devant le tribunal de Valenciennes le 13 mars 1995. (THOMAS COEX / AFP)

Certes, L'Equipe rapporte l'incident dans son Ă©dition du lendemain, mais le quotidien sportif retient surtout que Marseille "repart avec ce qu'il Ă©tait venu chercher", sans avoir "trop Ă  forcer". Autour de l'OM, c'est l'union sacrĂ©e : attaquer les PhocĂ©ens avant leur finale de coupe d'Europe Ă  Munich contre le Milan AC tient quasiment du sacrilĂšge.

Le 26 mai 1993, aprĂšs le but marquĂ© par Basile Boli face aux Italiens, l'OM est sacrĂ© champion d'Europe. Cette Coupe, qui a enflammĂ© la CanebiĂšre et le Vieux-Port, va trĂšs vite, selon l'Ă©lĂ©gante expression de Bernard Tapie, "ĂȘtre remplie de merde". Le 8 juin 1993, la Ligue nationale de football dĂ©pose plainte contre X auprĂšs du procureur de la RĂ©publique de Valenciennes, Eric de Montgolfier. Le duel, par camĂ©ras interposĂ©es, entre l'austĂšre procureur et le flamboyant patron de l'OM fera les dĂ©lices des journaux tĂ©lĂ©visĂ©s tout l'Ă©tĂ©.

Le verbe haut, Bernard Tapie balaie les attaques au "20 Heures" de TF1. Les yeux plantĂ©s dans l'objectif de la camĂ©ra, il lance au spectateur :

<em>Qui peut croire, mais qui peut croire qu'Ă  l'Olympique de Marseille, des gens ont si peu confiance dans leur Ă©quipe qu'il faille acheter les joueurs de Valenciennes pour gagner&nbsp;? (...) Je n'ai que mon cƓur pour dire&nbsp;: je n'y crois pas."</em>

Bernard Tapie

Son cƓur ne suffira pas Ă  convaincre la justice. Au procĂšs qui se tient Ă  Valenciennes, en mars 1995, les diffĂ©rents comparses avouent. Jean-Pierre Bernes charge Bernard Tapie, qui sera le seul condamnĂ© Ă  de la prison ferme : un an en premiĂšre instance, huit mois en appel. Epilogue : "Ça me fait penser Ă  Al Capone qui tombe pour un dĂ©lit fiscal, rigole notre un protagoniste de l'affaire qui tient Ă  garder l'anonymat. Nanar, qui avait les meilleurs joueurs, le meilleur public, sur quoi il est tombĂ© ? LĂ -dessus, sur VA-OM, un match mineur."

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