Affaire des "écoutes" de Nicolas Sarkozy : cinq questions sur les "fadettes", qui mettent à nouveau le parquet national financier dans l'embarras
Le parquet national financier est accusé d'avoir mis sur écoute plusieurs grands avocats pénalistes pour indentifier, en vain, l'identité d'une "taupe" éventuelle dans l'affaire dite des "écoutes", où l'ancien président de la République est mis en cause.
Après l'affaire Fillon, l'affaire Kohler, le parquet national financier (PNF) est à nouveau mis en cause, cette fois dans l'affaire des écoutes de Nicolas Sarkozy. Le PNF a enquêté, en vain, entre 2014 et 2019, notamment via des investigations en catimini sur des ténors du barreau de Paris, pour identifier la "taupe" éventuelle qui aurait informé Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog qu'ils étaient sur écoute, a révélé Le Point (article payant) mercredi 24 juin. Le PNF a notamment épluché les fadettes (factures téléphoniques détaillées) des avocats Eric Dupond-Moretti, Jean Veil, Jacqueline Laffont, Pierre Haïk, Hervé Témime ou Marie-Alix Canu-Bernard. Franceinfo vous retrace les dessous de ces révélations et les réactions qu'elles ont engendrées.
C'est quoi "l'affaire des écoutes" ?
On l'appelle aussi l'affaire "Paul Bismuth", du nom utilisé pour ouvrir la ligne de téléphone grâce à laquelle Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog au début de l'année 2014 ont pu converser secrètement. "J'ai craint, avec raison, des écoutes sauvages ou des écoutes illégales, et j'ai fait en sorte de pouvoir converser avec Nicolas Sarkozy sans être écouté, j'avais hélas raison de le faire", s'est justifié l'avocat en 2014. Paul Bismuth était, en réalité, le nom d'emprunt de Nicolas Sarkozy.
La justice a découvert l'existence de cette ligne, avant de la mettre sur écoute. Cette surveillance a amené le PNF à soupçonner l'ancien pensionnaire de l'Elysée de tenter d'obtenir des informations secrètes concernant une procédure en marge de l'affaire Bettencourt (dans laquelle il a bénéficié d'un non-lieu). L'ex-président est suspecté d'avoir demandé ces renseignements à l'ancien haut magistrat à la Cour de cassation, Gilbert Azibert, en échange d'un coup de pouce pour un poste à Monaco. Toutefois, Nicolas Sarkozy n'a finalement jamais interféré en faveur de Gilbert Azibert.
Cette volte-face a alerté le PNF qui, en plus de l'enquête principale pour "corruption" et "trafic d'influence", a donc mené en toute discrétion une enquête parallèle pour tenter d'identifier, en vain, la "taupe" susceptible d'avoir informé l'ancien président de la République et son avocat qu'ils étaient sur écoute. L'existence de cette enquête était connue (et dénoncée de longue date par la défense de l'ancien président et de son conseil), mais pas son contenu ni l'ampleur de la surveillance de tous ces avocats. Ouverte le 4 mars 2014 pour "violation du secret professionnel", elle avait été classée sans suite en décembre 2019, avance Le Point.
Dans l'affaire des écoutes (Sarkozy-Herzog-Azibert), le PNF a dénoncé des méthodes dignes de "délinquants chevronnés" dans son réquisitoire publié en octobre 2017. Selon les magistrats du PNF, il "existe des charges suffisantes à l’encontre de Nicolas Sarkozy et de Thierry Herzog d’avoir commis les faits de corruption et de trafic d’influence actifs pour lesquels ils ont été mis en examen", a rapporté Le Monde, qui a eu accès au réquisitoire. Le PNF a demandé le renvoi en correctionnelle des deux hommes.
Pourquoi parle-t-on de fadettes ?
Selon Le Point, les enquêteurs de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (Oclciff), un service de la Direction centrale de la police judiciaire, ont un temps épluché les factures téléphoniques détaillées ("fadettes") des ténors du barreau précités et de leurs collaborateurs, mais aussi d'une magistrate ou des lignes fixes du PNF. Certains avocats ont même été géolocalisés.
Objectif : retrouver la taupe éventuelle au sein de la magistrature qui aurait informé l'une de ces personnes de l'existence d'écoutes visant Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog. Toutes ces personnes ont été en contact téléphonique avec l'avocat de l'ancien chef de l'Etat le 25 février 2014, jour où lui et Nicolas Sarkozy auraient, selon les enquêteurs, compris que la fameuse ligne téléphonique "Paul Bismuth" était écoutée. "Demander des 'fadettes' est juridiquement possible en enquête préliminaire sans que la loi n'impose d'informer le bâtonnier", a commenté le PNF.
Comment réagissent les avocats ?
Ces révélations ont ulcéré jeudi les avocats concernés. "Il y a non seulement une atteinte à la vie privée comme il y en aurait pour n'importe quel justiciable, mais également une atteinte à mon secret professionnel. Et cela sans autorisation, et surtout sans aucune motivation. C'est une folie !", a réagi à franceinfo Marie-Alix Canu-Bernard. Pour les avocats de Nicolas Sarkozy, Thierry Herzog et Gilbert Azibert, l'échec de ces investigations témoigne de la vanité des poursuites qui valent un procès à leurs clients pour "corruption", "trafic d'influence" et "violation du secret professionnel". L'ampleur des investigations pour trouver la "taupe" supposée "montre l'aspect désespéré de la procédure, on va chercher jusqu'au bout du monde des preuves qui n'existent pas, tout ça pour déboucher sur un constat d'échec et le cacher à la défense", a assuré Paul-Albert Iweins, avocat de Thierry Herzog, auprès de l'AFP.
Jacqueline Laffont, l'une des avocates de Nicolas Sarkozy dans l'affaire des "écoutes", a annoncé vendredi sur RTL avoir demandé à la garde des Sceaux, Nicole Belloubet de diligenter une "inspection générale" visant le PNF. Elle appelle à lever les zones d'ombre "sur toutes les interrogations que suscite cette enquête, sur tous les dysfonctionnements, sur toutes les dérives", a-t-elle assuré. La réaction d'Eric Dupont-Moretti a été une des plus virulentes. "Je suis stupéfait, sidéré qu’on ait pu fouiller dans ma vie privée, dans ma vie intime, dans ma vie professionnelle en épluchant des fadettes pendant quinze jours, en me géolocalisant. En plus, on savait où je me déplaçais", a-t-il lâché à franceinfo.
C'est du jamais-vu dans une enquête secrète que je qualifie de barbouzarde.
Eric Dupont-Moretti, avocatà franceinfo
S'il reconnaît bien avoir appelé l'avocat Thierry Herzog, le jour où la justice pense qu'un informateur avait contacté le conseil de Nicolas Sarkozy pour lui dire qu'il était sur écoute, Eric Dupont-Moretti assure qu'il ne lui a pas parlé. "Il n’y a pas de taupe. Et s’il y a une taupe, ce n’est pas moi parce que je n'ai pas eu Thierry en ligne et la police le sait parfaitement", a-t-il insisté. Par ailleurs, il s'étonne que le PNF ait pu accéder à ses "fadettes" sans l'accord du bâtonnier de Paris et en toute impunité.
Le bâtonnier, l'avocat Olivier Cousi, a justement indiqué jeudi sur franceinfo qu'il allait entreprendre une "action en justice contre l'Etat". "Ce qui me paraît tout à fait surprenant, c'est la longueur de ces actions, leur caractère caché et le fait qu'elles ne sont motivées par aucune raison valable", a-t-il précisé. "On n'a absolument jamais vu ça, a-t-il conclu, (...) là, on dit que tous les pénalistes de Paris, parce qu'ils sont pénalistes, sont nécessairement auteurs d'infractions. C'est quand même tout à fait étonnant."
Quelle est la réaction de la classe politique ?
Nicolas Sarkozy a demandé jeudi sur Twitter que "toute la vérité" soit "établie sur les circonstances qui ont permis cette invraisemblable accumulation de manquements et de dysfonctionnements". "En réaction aux révélations du Point, je n'exprime qu'une seule demande : le respect de l'Etat de droit", a-t-il affirmé.
En réaction aux révélations du @LePoint , je n’exprime qu’une seule demande : le respect de l’Etat de droit. En conséquence, toute la vérité doit être établie sur les circonstances qui ont permis cette invraisemblable accumulation de manquements et de dysfonctionnements. NS
— Nicolas Sarkozy (@NicolasSarkozy) June 25, 2020
Dans son sillage, le camp des Républicains a également réagi. L'ancienne garde des Sceaux Rachida Dati, candidate LR à la mairie de Paris, a estimé sur RTL que le PNF "est devenu une officine" et rappelé la "réticence" des magistrats lors de sa création "parce que certains redoutaient que ce soit un bras armé d'une justice politique". "Il y a trop d'affaires qui sortent, trop de dysfonctionnements qui apparaissent" et, "soit on a une transparence sur ce qui s'est passé, soit il y aura une défiance définitive sur la justice", a-t-elle ajouté. A gauche, le patron du PS, Olivier Faure, a affirmé que "l’Etat de droit suppose que n’importe quel justiciable – Nicolas Sarkozy compris – soit respecté dans ses prérogatives et dans ses droits", sans aucun "traitement particulier spécifique".
Interpellée par l'avocate de Nicolas Sarkozy, la ministre de la Justice Nicole Belloubet a demandé vendredi à la procureure générale de Paris "un rapport circonstancié sur la nature précise" de l'enquête du parquet national financier. Le rapport portera "notamment sur les modalités des réquisitions effectuées, leur étendue et leur durée", indique la garde des Sceaux dans un communiqué. "Elle appréciera si une inspection doit être diligentée", en fonction de ce rapport qui doit "permettre de vérifier si le parquet national financier a agi dans le cadre des dispositions du code de procédure pénale".
Quelles conséquences peuvent avoir ces révélations ?
L'affaire intervient au moment où le parquet national financier, créé sous la présidence de François Hollande, fait déjà l'objet de vives critiques. Voilà quelques jours, Eliane Houlette, première à avoir dirigé le PNF, a affirmé avoir subi des "pressions" procédurales de la part de la procureure générale dans la conduite de l'affaire Fillon. Des déclarations interprétées par le camp de l'ex-candidat à la présidentielle comme l'aveu de pressions politiques pour faire tomber leur champion. Plus récemment, le PNF s'est vu reprocher le classement sans suite d'une enquête visant le secrétaire général de l'Elysée, Alexis Kohler, soupçonné de conflits d'intérêts.
Face aux critiques, le procureur de la République financier, Jean-François Bohnert, a pris la parole dans un entretien accordé à l'AFP vendredi pour assurer que le PNF "ne se dispense jamais de respecter la règle de droit".
Dans toutes les affaires qu'il traite, [le PNF] se conforme strictement aux exigences du Code de procédure pénale et utilise, sans les outrepasser, les prérogatives que la loi reconnaît aux parquets, et donc au PNF.
Jean-François Bohnert, procureur de la République financierà l'AFP
Selon le bâtonnier de Paris, ces révélations sont "un élément tout à fait déterminant et nouveau". Mais l'action en justice contre l'Etat qu'il va lancer "sera indépendante du procès Sarkozy". "Nous engageons une action contre l'Etat en responsabilité pour avoir porté atteinte au secret professionnel des avocats, à leur intimité, à leur vie privée, cette affaire ne sera pas liée à l'affaire pénale qui est en cause", a assuré Olivier Cousi. Le procès de Nicolas Sarkozy, qui devait initialement se tenir en octobre, se déroulera finalement du 23 novembre au 10 décembre.
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