RECIT. "Je parle du sujet que j'ai choisi" : comment Emmanuel Macron préside une communication sous contrôle
C'est sa première image de président élu. Et elle en dit long sur la façon dont Emmanuel Macron souhaite incarner sa fonction pendant son quinquennat. Dimanche 7 mai au soir, des milliers de ses partisans sont rassemblés sur la place du Carroussel devant la pyramide du Louvre, quand le silence se fait soudainement. Sur les écrans géants qui entourent la scène, le président vient d'apparaître.
Dans la pénombre des voûtes arquées qui assurent le passage depuis la rue de Rivoli, Emmanuel Macron surgit, seul. Il marche lentement, le visage serein, sans afficher un sourire qui trahirait un triomphalisme. Manteau noir, chemise blanche et cravate sombre, il traverse la cour de l'ancien palais royal et longe les petites pyramides éclairées, suivant un chemin dessiné par des projecteurs. L'Ode à la joie de Beethoven, devenue l'hymne européen, accompagne ses premiers pas de président. Il monte à la tribune pour son discours. Dans les images fournies par l'équipe du nouveau chef de l'Etat, le sommet de la pyramide s'inscrit juste au-dessus de sa tête.
La séquence mêle symboles et références. Impossible de ne pas voir une allusion à François Mitterrand, le plus monarque des présidents, qui en 1981 marchait seul sous la coupole du Panthéon, accompagné de cette même musique. Cette première image sert immédiatement la vision que le nouveau locataire de l'Elysée a de son mandat : une présidence "jupitérienne". "Il n'a même pas attendu la transition avec son prédécesseur, une semaine plus tard, pour installer cette nouvelle présidence, décrypte un expert en communication. A posteriori, on peut dire qu'il a fêté sa victoire dès le premier tour – ce qui lui a été amplement reproché – parce qu'au second, il devient président." La séquence donne aussi le ton de la stratégie du nouveau chef de l'Etat : des images léchées, un discours maîtrisé et une communication sous contrôle.
La fabrique de l'image
Des images symboliques, Emmanuel Macron ne va pas cesser d'en produire : la remontée des Champs-Elysées en véhicule militaire le jour de sa prise de fonction, la traversée de la galerie des Batailles du château de Versailles en compagnie de Vladimir Poutine, la poignée de main virile avec Donald Trump… Ce faisant, il semble mettre fin à "l'obsolescence du politique", selon les termes de Stéphane Fouks, président exécutif de Havas Worldwide, l'un des plus grands groupes de communication du monde. Le politique "produit encore du texte, de temps en temps, du sens. Mais quasiment jamais d'image, observait-il en mars dans la revue Le Débat. Or, s'il est un domaine où il serait vraiment crucial de comprendre la portée symbolique de l'image, c'est bien le champ politique."
En six semaines, il a produit plus d'images maîtrisées que Hollande en cinq ans. Hollande, ce sont surtout des images subies (le scooter, la pluie, etc.), à l'exception de la manif du 11 janvier 2015. En cela, Macron est un président du XXIe siècle : il pense images, réseaux sociaux et production de contenus. Il est dans l'offre et pas dans le suivi de la demande.
Pour assurer cette production d'images, Emmanuel Macron a sa photographe attitrée. Soazig de La Moissonnière ne parle jamais – "Je n'ai pas pour l'habitude de répondre aux interviews" –, mais elle l'accompagne dans tous ses déplacements avec des accès privilégiés. "Embedded" ("embarqué") avec le candidat pendant toute sa campagne, elle distille ses clichés au quotidien sur son compte Twitter. Et continue désormais à l'Elysée. En général en noir et blanc, ses photos montrent un président qui rayonne, voire irradie. Elle a fréquemment recours à la contre-plongée, un moyen efficace de grandir le sujet photographié.
Jour J+49 // #AvecLePrésident @EmmanuelMacron // ©Soazig de la Moissonnière / Présidence de la République pic.twitter.com/2uXBJEUeRX
— SdeLaMoissonnière (@soazigdlm) 29 juin 2017
Sur ces clichés, Emmanuel Macron apparaît en totale empathie avec ceux qui l'entourent, qu'ils soient chefs d'Etat ou simples citoyens. Ou alors extrêmement solennel, tout entier à sa réflexion. "Cette image, délivrée quasi quotidiennement, vise à présidentialiser Emmanuel Macron, à personnifier le pouvoir, à en faire un personnage omniscient qui décide de tout, décrypte Sébastien Calvet, responsable photo du site Les Jours.fr, qui a couvert plusieurs campagnes présidentielles. Dans ces photos, il est toujours tout seul, il n'y a pas les à-côtés qu'un photojournaliste doit montrer, on ne voit pas les aspérités de l'extérieur, le staff, la sécurité..."
Ce sont de bonnes photos, mais des photos de com', sans regard critique.
C'est encore à Soazig de La Moissonière qu'Emmanuel Macron a fait appel pour son portrait officiel, dévoilé le 30 juin. Un cliché retouché pendant trois jours sous Photoshop, largement commenté et décrypté, à l'aide de la communication de l'Elysée. Sur le bureau trônent les Mémoires de guerre de De Gaulle, mais aussi des recueils de Stendhal et de Gide, détaille-t-on au palais présidentiel. Les smartphones du chef de l'Etat sont aussi bien en évidence sur le bureau : "Il souhaitait vraiment être entouré de ses objets du quotidien, c’est pour ça aussi qu’il y a ses deux téléphones", explique-t-on. "Chaque détail vaut son poids en storytelling", conclut Le Monde.
Portrait officiel. pic.twitter.com/fAhSZJvPa5
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) 29 juin 2017
La com' ne se contente pas de mettre en lumière tous ces petits détails. Sur Twitter, la conseillère presse de l'Elysée, Sibeth Ndiaye, révèle aussi les coulisses de la prise de vue, où l'on aperçoit Emmanuel Macron placer lui-même les objets du décor sur son bureau.
#AvecLePrésident pour son portrait officiel. @soazigdlm pic.twitter.com/TSFXhEWLEy
— Sibeth Ndiaye (@SibNdiaye) 29 juin 2017
On se demande si ces belles images maîtrisées lui servent à faire passer des messages ou surtout à ne pas parler du fond. L'image est réalisée pour être commentée. Pendant qu'on parle de la photo officielle, on ne parle pas de la réforme du Code du travail et le président laisse le Premier ministre annoncer les mauvaises nouvelles, comme les huit milliards de déficit supplémentaires.
Derrière l'appareil, Soazig de La Moissonnière n'est pas seule. La production d'images léchées est aussi le résultat d'un partenariat assumé avec Michèle Marchand, la patronne de Bestimage, puissante agence qui "observe et couvre quotidiennement l'actualité des beautiful people en France et partout dans le monde". "Quand, lors d'un dîner avec les Macron, j'ai entendu Brigitte se plaindre des paparazzis, je lui ai naturellement conseillé 'Mimi'", raconte Xavier Niel, le patron de Free, dans Vanity Fair. L'association se conclut au printemps 2016, avec deux objectifs, résume Le Monde (article réservé aux abonnés). D'abord, ne pas subir en permanence les assauts des photographes people, à l'époque attirés par la rumeur qui prêtait une liaison homosexuelle à Emmanuel Macron – démentie par le candidat lui-même en février. Ensuite, gagner en notoriété dans les milieux populaires.
C'est "Mimi" qui convainc Brigitte Macron de poser en maillot hawaïen pour Paris Match, affirme Vanity Fair. Grâce à elle, le couple Macron multiplie les unes de magazines. Traité comme les stars du show-biz, il fait son entrée dans les salons de coiffure. "Mimi", encore, se charge d'organiser les séances photo. "OK, nickel, je t’envoie le petit jeune de d’habitude, répond-elle à Brigitte Macron, planifiant les a-côtés d'un meeting à Quimper (Finistère). Essaie de ne pas trop parler aux journalistes. Et soigne-toi, ma cocotte." "Mimi" se serait même permise de donner des conseils sur les meetings, auxquels elle a plusieurs fois assisté, ou sur les affiches du candidat.
Aujourd'hui, les paparazzis de Bestimage sont les seuls à avoir accès aux Macron. Parmi ces photographes, Sébastien Valiela, auteur des plus grands coups people et politique des dernières décennies. Il a révélé l'existence de Mazarine et la liaison entre François Hollande et Julie Gayet. Comme l'explique dans Le Monde Pascal Rostain, photographe et ami de Michèle Marchand : "Avoir 'Mimi' avec soi, c'est avoir un souci en moins dans la maîtrise de son image."
Le modèle Obama
Sur les quais de Seine, en ce samedi 24 juin ensoleillé, Emmanuel Macron tombe la veste, pas la cravate. Une raquette de tennis à la main, en fauteuil roulant, il tape quelques balles afin de faire la promotion de la candidature de Paris pour les Jeux olympiques 2024. Le président ne se contente pas du tennis, qu'il pratique d'ordinaire au Touquet. Il enfile aussi les gants de boxe. "Quand je participe, je préfère toujours gagner", plaisante-t-il même. Les photos du président sportif rappellent celles de Barack Obama jouant au basket les jours d'élection ou lors d'événements à la Maison Blanche.
De l'ancien président américain, dont il s'était déjà inspiré pendant sa campagne, il a repris le sens de la mise en scène. Comme ce 9 juin, quand Emmanuel Macron répond lui-même au standard de l'Elysée. Aucun journaliste n'assiste à la séquence, mais la cellule web de l'Elysée suit et filme systématiquement le président. Une précaution de la communication, pour garder une trace des événements. Et éventuellement proposer une autre version que celle délivrée par la presse. En fonction de l'intérêt, l'équipe la diffuse en direct, via le compte Facebook de l'Elysée, comme c'est déjà arrivé pendant la campagne. On se souvient notamment du dialogue assez musclé entre le candidat et les salariés de Whirlpool, pendant l'entre-deux-tours.
Ce 9 juin, le président fait donc le tour des services de l'Elysée. En amont, la communication avait plutôt identifié le passage par les cuisines comme potentiellement intéressant. C'est finalement au standard qu'Ismaël Emelien, conseiller spécial du président, décide de passer en direct. Le président apparaît empathique, souhaitant "bon anniversaire" à l'un de ses interlocuteurs, mais aussi pédagogue. "Alors en fait, on va augmenter la CSG (...) de 1,7 point, résume-t-il au téléphone. C'est pas la mer à boire. Tous ceux qui travaillent vont gagner en pouvoir d'achat." "Le direct se déclenche parce qu'on considère que le moment reflète qui est le président, précise-t-on à l'Elysée. Mais c'est un pari et une mise en danger, assure-t-on. On ne sait jamais comment un live va finir." Pour l'instant, plutôt bien. Selon un sondage Odoxa publié le 30 juin, 62% des Français approuvent la mise en scène de la communication du président.
Le modèle Obama ? L'Elysée ne le revendique pas. "C'est un président de son temps, c'est une question de génération", explique-t-on simplement au palais, renvoyant aussi au Canadien Justin Trudeau ou à l'Italien Matteo Renzi, qui ont tous "une manière plus libre, décomplexée, moins protocolaire de s'adresser" aux citoyens. Passer du temps sur place lors de ses déplacements en province, multiplier les bains de foule et les selfies permettrait à Emmanuel Macron "de ne pas rompre le lien que crée le suffrage universel avec les citoyens".
C'est aussi une façon de contrebalancer le côté "jupitérien" de sa présidence. "Obama, c'est l'exemple même qu'on peut être entièrement président tout en étant proche des gens, décrypte un expert en communication. D'où les images au standard de l'Elysée ou quand il joue au tennis : le message, c'est Macron est cool et moderne, ce qui équilibre avec la présidence jupitérienne."
On joue sur cette dialectique du sacré et du profane, du proche et du lointain, avec, d'un côté, la monarchie républicaine et, de l'autre, l'homme qui joue au tennis ou qui fait du vélo et qui reste proche des gens.
"Et puis, on est rentré dans l'ère de la pop culture, dont Macron récupère les codes, poursuit Anne-Claire Ruel. On le voit par exemple sur sa photo officielle qui rappelle les séries américaines." De son côté, Gaspard Gantzer, l'ancien conseiller en communication de François Hollande, pointe une différence de taille : même si les relations entre Barack Obama et les médias américains n'ont pas toujours été simples, le président américain "répondait aux questions des journalistes". Ce qui, pour l'heure, n'est pas tellement le cas de son homologue français.
Une parole rare
Mercredi 31 mai, en pleine affaire Richard Ferrand, Emmanuel Macron choisit de se rendre sur les chantiers navals STX de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique). Pour son premier déplacement en France en tant que président, il annonce la couleur concernant ses relations avec la presse. "Il n’y aura pas de questions-réponses avec le président, vous serez dans le public", prévient ainsi le staff de l'Elysée, comme le raconte Libération.
Lors de la visite du paquebot, une caméra du "pool" – un groupe restreint de journalistes triés sur le volet pour couvrir l'événement – parvient à arracher quelques mots au président "jupitérien" au sujet de l'affaire Ferrand. Mais la confession tourne à la leçon déontologique. "Jupiter" demande aux journalistes de ne pas se prendre pour des juges : "Je pense qu'un gouvernement doit gouverner, que la presse doit faire son travail de questionnement, de révélation de la vérité et qu'ensuite, il y a une justice indépendante en France qui fait son travail et qu'il ne faut confondre aucun de ces rôles."
Quand il ne donne pas des leçons, Emmanuel Macron se contente d'éviter les questions gênantes. La formule "je ne fais pas de commentaire" est presque devenu un slogan élyséen. Que ce soit dans un sourire ou avec froideur, le président cherche à se tenir éloigné non seulement des polémiques, mais aussi des sujets d'actualité.
Quand je viens sur un sujet que j’ai choisi, je parle du sujet que j’ai choisi. Je ne fais pas des commentaires d’actualité.
"Le président est attentif à ne pas multiplier les messages, explique-t-on à l'Elysée. Si un déplacement n'est qu'un prétexte pour parler d'autre chose, c'est presque irrespectueux pour les personnes qui l'accueillent." Les rôles sont bien répartis au sein de l'exécutif. Au chef de l'Etat, le cap et le sens de l'action ; au Premier ministre, la mise en œuvre concrète. "Le président incarne donc une certaine forme de verticalité, qui se traduit par un investissement complet des sujets régaliens, précise l'Elysée. Et par une rareté dans la parole, puisque ce n'est pas lui qui conduit l'action au quotidien." "Sur les affaires nationales, il agit un peu comme un président de société, traduit Anne-Claire Ruel. Il laisse son Premier ministre gérer et annoncer les mauvaises nouvelles."
Le nouveau locataire de l'Elysée refuse également de se prêter au jeu du "off", cette pratique consistant à se livrer à des discussions informelles entre journalistes et politiques. "Macron considère qu'il ne doit pas y en avoir, car il ne peut pas faire confiance aux journalistes, qui brisent les 'off' en permanence. Voyez ce qui est arrivé à François Hollande avec Davet et Lhomme [auteurs d'Un président ne devrait pas dire ça]", analyse un communicant. "Il y avait un besoin de sevrage des journalistes", confirme un membre du premier cercle de la Macronie. L'exécutif décide ainsi d'assécher les journalistes politiques. "Tu peux poser les questions que tu veux, de toute façon, il ne répond pas, constate un journaliste accrédité à l'Elysée. Sur deux jours de voyage officiel au Maroc, on l'a vu quinze minutes", déplore-t-il.
Durant ses déplacements à l'étranger, le président a rétabli l'habitude, en vigueur avant le précédent quinquennat, de ne parler que de politique internationale. Une stratégie là encore visiblement marquée par l'observation du mandat de son prédécesseur. "François Hollande avait un logiciel du siècle d'avant et pensait que pour maîtriser sa com', il fallait parler aux journalistes, estime ce même communicant. Macron considère qu'il doit avoir une relation directe à l'opinion pour ne pas distordre ses propos." Là où François Hollande appréciait les journalistes et n'hésitait pas à répondre personnellement aux textos, Emmanuel Macron se montre distant.
Macron s'est construit non pas comme l'enfant de François Hollande, mais comme son opposé.
Le nouveau président a ainsi décidé de ne pas se prêter cette année à la traditionnelle interview télévisée du 14-Juillet, en place depuis les années 1970 et Valéry Giscard d'Estaing. Il a donné une longue interview publiée dans Ouest France et quelques journaux allemands le jeudi 13 juillet. Il fera "une adresse à la Nation", sans répondre à des questions. Il ne souhaite pas non plus reconduire les grandes conférences de presse semestrielles instituées par son prédécesseur. Dans son entourage, on explique que "le président a eu, de manière récente, l’occasion de s’exprimer pour expliquer le sens de son action, au moment du Congrès." D'après Le Monde, l'Elysée aurait assuré que la "pensée complexe" du président se prête mal au jeu des questions-réponses avec les journalistes. Un argument qu'Anne-Claire Ruel analyse ainsi : "Au-delà de la maladresse qui renvoie une impression de posture arrogante, cette phrase montre bien sa peur de l'instantanéité des médias en continu et du risque de la petite phrase sortie de son contexte."
Gaspard Gantzer, ex-conseiller en communication de François Hollande, constate cette évolution avec une certaine inquiétude : "Dans son rapport aux médias, François Hollande considérait la presse essentielle à la démocratie en tant que contre-pouvoir. Emmanuel Macron considère que c'est en passant des messages directement aux Français qu'il peut s'exprimer. Le problème reste que les Français ne peuvent pas lui poser de questions, contrairement aux journalistes."
Je préfère l'excès de transparence à l'excès de secret. Je rappelle que la seule différence entre une dictature et une démocratie, c'est la transparence.
La culture du secret
En ce jeudi 22 juin, le nouveau gouvernement fait son entrée à l'Elysée pour le Conseil des ministres. Mais leur montée des marches ne sera pas immortalisée par les photographes de presse. Dans la cour du palais, ceux-ci ont posé leurs appareils en signe de protestation. "On s'est mis de dos et on criait : 'En grève'" aux ministres qui entrent, raconte Laurent Troude, le photographe de Libération. Car ils viennent d'apprendre que contrairement aux habitudes, ils n'auront pas tous accès à la traditionnelle photo de famille, réservé à un pool très restreint de trois photographes. C'est devenu "très compliqué de faire les à-côtés et de prendre du recul, commente Sébastien Calvet, du site Les Jours.fr. Cette volonté de tout contrôler n'est pas nouvelle, mais elle se conjugue avec le côté 'je fais ce que je veux' de ce nouveau pouvoir."
Les discussions s'engagent finalement avec Sibeth Ndiaye, la conseillère presse et communication. "Elle a finalement autorisé tous les photographes à venir, mais a refusé qu’on prenne des photos de la mise en place, poursuit Laurent Troude. On a dit non, mais quand on est arrivés, ils étaient déjà positionnés. Quand ils ont commencé à se disperser, on a pris des photos. Sibeth Ndiaye s’est énervée." Bien plus que la photo de famille, ce sont les à-côtés qui intéressent ces professionnels : les apartés des uns et des autres, les accolades, les postures… Toute cette part de comédie humaine dont les politiques jouent eux-mêmes.
Mais ce "théâtre", auquel se prêtent habituellement les politiques, Emmanuel Macron n'en veut pas. "Ou alors, c'est lui l'acteur et personne d'autre, remarque un habitué des déplacements présidentiels. Il ne veut pas de représentation à la volée."
A la sortie du Conseil des ministres, personne ne prend la parole. A se demander pourquoi on vient…
Les photographes ne sont pas les seuls à se plaindre. Le même jour, leurs collègues rédacteurs sont relégués à l'extérieur de l'Elysée, et c'est sur le trottoir que les ministres qui le souhaitent répondent à leurs questions. Gérard Collomb, le ministre de l'Intérieur, donne le mot d'ordre de ce nouveau gouvernement : "Dialogue, disponibilité, action… et surtout, discrétion !" C'est une consigne officielle : les ministres sont invités à ne pas (trop) parler.
L'idée, c'est de ne pas multiplier les canaux. Regardez les deux derniers quinquennats : au lieu d'avoir un message, on avait du bruit ambiant. L'Elysée, Matignon, les conseillers, l'Assemblée… Tout le monde voulait exister ! Souvenez-vous quand, sous Sarkozy, le secrétaire général de l'Elysée pouvait contredire un ministre.
Si la parole officielle est rare, la parole "off" l'est tout autant. Quand on s'adresse à un autre conseiller que Sibeth Ndiaye, il répond poliment par texto : "Comme [la communication] est verrouillée, je vais vous renvoyer vers le pôle presse." Les journalistes qui suivent l'Elysée ont donc le plus grand mal à trouver des interlocuteurs. L'un d'eux qui, pendant la campagne, avait noué des relations de confiance avec la garde rapprochée du président, voit désormais ses sollicitations rester lettre morte. "Il manque des gens dans l'entourage du président qui parlent cash. Là, c'est super cadré, très langue de bois, c'est la novlangue officielle." Un autre décrit ainsi ses échanges avec la com' : "Tu racles la casserole jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien dedans. Une fois que tu débordes des questions autorisées, il n'y a plus de réponses." Sans compter qu'en faisant élire une majorité de nouveaux députés, les journalistes politiques ont vu leur carnet d'adresses se vider.
"Ce n'est pas du verrouillage, c'est simplement de la rigueur !, assume l'entourage du président. Le pouvoir doit être mesuré dans sa parole. C'est aussi une protection des conseillers et de la parole élyséenne." Un journaliste politique y voit au contraire un manque. "Si le président ne parle pas ou très peu, alors qu'il mette en place un porte-parole, comme à la Maison Blanche, qui tient un point presse tous les jours".
Un expert en communication approuve cette culture du secret. "C'est indispensable ! La transparence permet aux médias de choisir les sujets qu'ils mettent en avant. Au contraire, la maîtrise du tempo nécessite le secret." Cet isolement pourra-t-il durer ? Difficile de résister au système médiatique et à la pression exercée par l'information en continu, estime ce communiquant. "La nature a horreur du vide. Si le vide est occupé uniquement par les Mélenchon, Ruffin, Le Pen, Collard… Ce ne sera pas tenable très longtemps. Pendant les législatives, le ministre qu'on a le plus entendu, c'est Mounir Mahjoubi, secrétaire d'Etat au Numérique ! Cela va évoluer, les ministres vont vouloir exister et parler. Ils vont devoir organiser la parole."
Ultime tentative de "verrouiller" la communication ? L'Elysée envisage de déménager la salle de presse du palais présidentiel, où les agences comme l'AFP disposent d'un bureau. Depuis François Mitterrand, les journalistes, qu'ils soient accrédités de façon permanente à l'Elysée ou de façon ponctuelle pour couvrir un événement, peuvent travailler depuis une salle qui donne sur la cour du palais. Pratique pour surveiller les allées et venues. La présidence réfléchit, dans le cadre d'une rénovation des bureaux, à la déménager en dehors du palais, par exemple dans une rue adjacente. Difficile de ne pas y voir un signe supplémentaire d'un "Elysée bunkérisé", assure un journaliste politique.