GRAND FORMAT. "C'était la France mais je n'avais plus aucun repère" : voyage au cœur de la Nouvelle-Calédonie, ce "caillou" tiraillé entre deux mondes
On l'appelle "le caillou". La Nouvelle-Calédonie est un petit paradis isolé au milieu de l'océan Pacifique. Ses îles, traversées par une chaîne de montagnes majestueuse, sont entourées du plus grand lagon du monde. Dimanche 4 novembre, les habitants de cet archipel vont vivre un jour historique : ils sont appelés à se prononcer pour ou contre l'indépendance et la pleine souveraineté de leur territoire. Ce vote marque l'aboutissement d'un processus de décolonisation entamé en 1988 après la signature des accords de Matignon, qui ont mis un terme à quatre années de violences souvent sanglantes entre indépendantistes et loyalistes. Une période pudiquement appelée "les événements" par les habitants.
Aujourd'hui, ce bout de France, situé à près de 16 500 km de Paris, est habité par une mosaïque de communautés, principalement kanake, caldoche, wallisienne, futunienne et vietnamienne. Au-delà des images de carte postale, la Nouvelle-Calédonie est un territoire marqué par les divisions et les inégalités : au sud riche, urbanisé et loyaliste, s'oppose un nord rural, indépendantiste, peuplé par les tribus kanakes, et dont la vie est régie par des traditions ancestrales. A quelques jours du référendum, alors que certains prédisent de nouvelles tensions, franceinfo a parcouru les routes de l'archipel à la rencontre de ses habitants. Comment envisagent-ils l'avenir de la Nouvelle-Calédonie ? Que reste-t-il de la colonisation et quelle forme prend le "destin commun" promis aux Calédoniens ?
"La terre, c'est comme ma femme, t'y touche pas"
Passé le petit pont qui enjambe la rivière Creek Aymes, le chemin qui mène au domaine de Valerick Roy est abrupt et caillouteux. Un vieux drapeau français dont il ne reste que la bande rouge flotte devant le portail de la demeure. En cet après-midi d'octobre, alors que l'été s'installe tout juste, le ciel est sans nuages. Les mains noircies par le travail au champ, Valerick Roy s'approche souriant sous les aboiements de ses trois rottweilers qui montent la garde sur la véranda. "Vous avez de la chance d'être sortie comme ça ! D'habitude les chiens attaquent les mollets des étrangers, ils donnent des coups de dent dans les pneus des voitures, ça les explose direct !", lance-t-il d'une voix puissante.
Transporteur et éleveur de chevaux, Valerick Roy, 37 ans, fait partie d'une des plus grandes familles de Bourail, commune de 6 000 habitants située à 160 km de Nouméa. Comme la majeure partie des Calédoniens du coin, Valerick Roy est caldoche et fier de l'être. "Le terme 'caldoche' est un peu péjoratif mais moi j'aime bien. C'est le Calédonien descendant de bagnard ou de colon qui vit souvent en dehors de Nouméa", explique-t-il.
La peau hâlée et la barbe brune épaisse, Valerick Roy est l'arrière-arrière-petit-fils d'un bagnard débarqué sur l'île après la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par la France en 1853. A cette époque, un centre pénitentiaire y est créé pour les détenus de droit commun. La plupart des prisonniers arabes sont déportés à Bourail, pour un aller sans retour possible. "Mon ancêtre est arrivé ici en 1869 parce qu'il avait volé du pain, raconte Valérick en montrant sa photo sépia dans un album. C'était un Marocain, il s'appelait Driss Ben Abdallah."
A la fin du bagne, comme beaucoup de déportés, il a reçu de l'Etat français une concession à faire fructifier dans la vallée de Nessadiou, pas loin de Bourail. "C'est là où j'ai grandi, sans électricité ni eau courante. Puis quand je me suis marié, mon père m'a donné 8 hectares de terres", explique-t-il. Aujourd'hui, cette vallée fertile semblable au Far West est habitée essentiellement par ces descendants de bagnards arabes qui vivent du bétail à la façon des "stockmen" australiens. "Olé, ici on n'a rien inventé !", s'amuse Axel Roy, le fils de Valerick, en arrivant des champs sur son bulldozer, chapeau de cow-boy sur la tête.
"On est de plus en plus influencés par l'Australie, on adore les chevaux, le rodéo, on passe pas deux jours sans manger de la viande...", sourit le garçon de 17 ans, les bottes couvertes de terre. Il se plaît d'ailleurs à raconter qu'il est parti seul en forêt la nuit dernière avec son fusil de calibre 20 pour chasser le cerf. "J'ai vu ses yeux briller dans le noir et j'ai tiré", raconte-t-il en montrant sur son téléphone la photo du crâne déchiqueté de l'animal, désormais conservé au frigo. "Ici, à 3 ans, tu as ton fusil à plomb et tu t'entraînes sur des canettes. Ma mère ne voulait pas, alors j'ai dû attendre mes 17 ans", déplore-t-il, la voix légèrement éraillée. La vie de cow-boy est une telle fierté chez les Roy qu'ils en ont même fait une chanson, Calédoboy, dans laquelle ils chantent entre hommes leur passion du rodéo, de la bière, des filles et des grands espaces.
Pour préserver cette vie au grand air, ces cow-boys du Pacifique sont prêts à tout pour garder leurs terres. Après les accords de Matignon en 1988, de nombreuses terres appartenant aux Caldoches ont été réattribuées aux Kanaks, qui avaient été spoliés lors de la colonisation. Cet épisode très sensible, marqué par des agressions, des massacres de bétail, des incendies et des expulsions musclées d'éleveurs blancs, a laissé des traces dans de nombreuses familles caldoches. "Je veux pas trop parler de tout ça, c'est douloureux, admet Valerick Roy. La terre, c'est la vie pour nous. C'est comme ma femme, t'y touche pas." Dans certaines familles, ce lourd passé a créé un fort ressentiment entre Caldoches et Kanaks. Les Roy, eux, n'ont jamais eu à rendre leurs terres.
"Je bosse avec des Kanaks, je vais en tribu chez eux, je fais la coutume [geste de reconnaissance] quand il le faut", assure Valerick, en marchant près de ses chevaux. "Mes copains à l'école sont surtout des broussards [qui vivent en dehors de Nouméa], mais je suis aussi avec des Kanaks, renchérit Axel. Tant qu’on ne parle pas de politique on s’entend. On est là ensemble et puis voilà." Malgré cet apaisement affiché, l'horizon du 4 novembre ne les rassure pas. "On va revivre tout cela..., murmure Valerick Roy, en référence aux "événements". D'un côté, je comprends la volonté d'indépendance des Kanaks car ils se disent chez eux. Mais nous on va aller où ? Je suis né ici, ma famille et ma terre sont ici. On a nulle part ailleurs où aller."
"Des Français de seconde zone"
Assis sur une chaise en plastique devant sa baraque en tôle, Pascal Meimdi se serait bien installé sur les terres infinies de Bourail. Depuis plus de 20 ans, ce Kanak à la silhouette ronde vit avec ses cinq enfants et son épouse dans le squat de la presqu'île de Nouville, l'un des plus vastes du Grand Nouméa. Un choix par défaut. Quand le boom du nickel a éclaté, entre 1969 et 1972, ce Kanak de 60 ans a, comme des milliers d'autres, quitté sa tribu pour profiter du développement économique de la capitale calédonienne.
Bâti dans les années 1980 à flanc de colline face à l'océan, le bidonville abrite environ 200 familles et presque autant de cabanes brinquebalantes construites en planches de bois et morceaux de tôle. A l'entrée du squat caché par les niaoulis – arbres typiques de Nouvelle-Calédonie – des carcasses de voitures s'étalent entre des tuyaux d'eau défoncés, des vieux appareils électroménagers et des drapeaux de la Kanaky, le nom de la Nouvelle-Calédonie donné par les indépendantistes.
"Quand je suis arrivé à Nouméa, je n'avais pas d'argent. J'ai rencontré le vieux qui possède ce terrain, j'ai fait la coutume et il m'a offert une place", raconte Pascal Meimdi, les yeux cachés par des lunettes aux verres fumés. Malgré un salaire régulier comme employé du BTP, il n'a jamais pu se loger dans le dur, faute de ressources suffisantes. Selon les chiffres de l'Institut d'émission d'outre-mer, les prix sont 33% plus élevés qu'en métropole et le salaire minimum garanti s'élève à 155 696 CFP (environ 1 300 euros). Selon la mairie, plus de 8 000 personnes vivent dans les squats du Grand Nouméa et 70% d'entre elles sont kanakes.
Au fil des années, Pascal Meimdi a agrandi son logement en bricolant et en récupérant des meubles à droite à gauche. Dans son habitation de deux pièces, il a installé les cinq lits de ses enfants, le lit parental et la cuisine. Sur les murs, des posters de Neymar cachent à peine des dessins d'enfants et des tracts pour une Nouvelle-Calédonie "libérée". Jusqu'en 2011, la famille Meimdi a vécu à la bougie, sans électricité ni eau courante. Lors des jours de pluie, quand le terrain devenait boueux, les enfants se couvraient les chaussures avec des sacs plastique avant d'aller à l'école pour ne pas se salir. "On vit de bric et de broc, mais c'est comme à la tribu, on s'entraide, ajoute Pascal Meimdi, en caressant son chien. Les gens passent boire le café, nous apportent des légumes de leur potager. Le Secours catholique passe aussi nous donner du lait, du sucre, du riz."
Le facteur ne passe jamais ici alors on se débrouille pour avoir une adresse quelque part en ville. Comme je n'ai pas de voiture, je m'y fais conduire par un voisin, la famille.
Face à lui, Sylvain Pabouty se montre moins résigné. Ce Kanak élu à la province Sud et au Congrès a longtemps lutté contre le logement insalubre. Dans les années 1990, il a créé le comité de soutien aux squats et mené de nombreuses opérations pour "rétablir la dignité des squatteurs". Chemise hawaïenne sur le dos et tablette en main, il connaît les bidonvilles et ses habitants par cœur.
"Dans les années 1990, les squats étaient encore plus insalubres qu'aujourd'hui, il n'y avait pas d'eau pas d'électricité. On a organisé des marches et bloqué les rues pour que la mairie accepte d'installer des bouches d'eau, pointe-t-il assis à la table de la cuisine. A l'époque, tout a été fait pour 'blanchir Nouméa' et pour acculer les travailleurs pauvres, souvent kanaks, en périphérie. La ville envoyait des bulldozers pour détruire les cabanes. Ici, les gens sont traités comme des Français de seconde zone."
Les squatteurs installés en bord de plage ont été expulsés au profit d'infrastructures touristiques. Il y a peu, lorsqu'un hôpital flambant neuf a été construit de l'autre côté du squat de Nouville, les habitants "ont aussi été menacés d'expulsion", affirme Sylvain Pabouty. "On a bloqué la route et ils ont cédé", ajoute Pascal Meimdi, en réajustant son bonnet bleu. "Des efforts ont été faits par la municipalité, mais ils restent insuffisants", assure Sylvain Pabouty. Dans le Grand Nouméa, près de 20% du parc des bailleurs sociaux est suroccupé et 7 000 familles sont toujours en attente d'un logement social. "A la longue, mes enfants ont appris à vivre dehors, près de la mer. Je ne crois pas qu'un jour ils voudront vivre en appartement", souffle Pascal Meimdi.
"La mine, c'est un passage obligé pour l'indépendance"
Josée Kondolo est géologue depuis près de neuf ans dans la mine de nickel de Ouaco, située dans la province Nord, à 333 km de Nouméa. La première fois que cette Kanake de 29 ans est montée tout en haut de la mine, c'était un événement. "J'étais la seule femme, ils trouvaient ça bizarre", sourit-elle, au volant de son 4x4, laissant sur le chemin chaotique de l'exploitation des traînées de poussière orangée. Ce jour-là, Josée Kondolo a troqué sa robe mission, robe longue et ample portée en Océanie, pour sa tenue et son casque de chantier. Pied au plancher, elle enchaîne les virages en lançant des "à tatoule !" ("à tout à l'heure") enjoués à ses collègues sur le bord de la route.
Depuis la fin des années 1980, le développement de l'industrie minière a bouleversé l'économie et le paysage de la province Nord. Certains hameaux se sont transformés en quelques années. "Quand j'étais petite et que j'allais à Konè, la grande ville du Nord, il n'y avait rien, que des champs de mimosas, raconte Josée Kondolo. Quand je prenais le car pour aller à l'école, c'était désert. Maintenant, il y a un cinéma, un terrain de foot, des lotissements... Tout s'est développé à une vitesse folle."
La mine est très importante pour nous, elle a permis de créer de nombreux emplois et de rattraper le retard économique du Nord par rapport au Sud.
Pour Josée Kondolo, originaire de la tribu de Wanaap, travailler à la mine est une vraie fierté. Mais cela n'a pas toujours été une évidence. "Chez nous, le lien à la terre est essentiel, c'était difficile pour moi au début d'extraire le minerai pour l'exporter en Corée et en faire de l'argent, confie-t-elle en garant son 4x4. C'est même contradictoire avec mon éducation."
Chez les Kanaks, le lien à la terre est plus que sacralisé, il détermine toute l'organisation sociale des individus. Ainsi, à sa naissance, un Kanak porte un nom qui le relie à un tertre (petite éminence de terre) appartenant à une tribu et une chefferie. Lorsqu'une personne meurt, son nom peut être donné à un futur nouveau-né afin que la terre associée reste dans la tribu. "Je suis liée à ma terre comme elle est liée à moi", résume Josée Kondolo, solennelle. La première fois qu'elle est arrivée à la mine, elle a d'ailleurs déposé une petite pièce à l'entrée en signe de respect à cette terre qui ne lui appartenait pas.
J'appartiens à deux mondes : je suis chef sur la mine mais quand je reviens à la maison, je travaille la terre, plante des arbres, m'occupe des champs d’ignames et des cocotiers pour préparer le bougna [plat traditionnel].
Si l'archipel détient la troisième plus grande réserve de nickel au monde, l'industrie minière s'avère coûteuse pour l'environnement. A Kaala-Gomen, la commune à laquelle appartient la mine de Ouaco, le maire indépendantiste Hervé Magueï Tein-Taouva y "pense tous les jours". Dans sa petite mairie aux balustrades décorées de symboles océaniens, il porte un regard réaliste sur la situation. "A l'époque, l'extraction faisait beaucoup de dégâts. Quand il pleuvait, on voyait l'eau couler du haut de la mine avec tous les produits chimiques. Elle arrivait dans les rivières près des tribus, décrit l'édile de 42 ans, dreadlocks et chaussures de motards aux pieds. On en a pris conscience et on a fait en sorte que l’eau reste stockée sur la montagne."
Les dégâts sont déjà visibles sur la côte est. A la fin août, plusieurs jeunes ont bloqué le centre de Kouaoua car l'exploitation avait tari la rivière et fait disparaître la forêt endémique. Pour protéger le patrimoine kanak, la mairie de Kaala-Gomen a déjà pris quelques mesures. Le mont Kaola, une montagne aux versants ocre située près de la tribu de bord de mer de Gomen, a été enregistré comme réserve d'eau, afin de ne jamais être exploité pour son nickel. Ce mont sacré pour les Kanaks signifie d'ailleurs "protéger la grande chefferie".
Tous ces enjeux, et notamment l'épuisement des ressources – le nickel étant une matière non-renouvelable –, sont présents dans un coin de la tête de Josée Kondolo. "C'est sûr, on 'bouffe' de la montagne. Tous les jours on y pense. Mais c'est un passage obligé pour l'indépendance", tranche-t-elle en montrant fièrement les tractopelles qui déversent des kilos de terre dans les bacs. Sans la colonisation française, l'exploitation des sols n'aurait sans doute "pas existé", rappelle-t-elle, en remontant son pantalon aux bandes fluo. "On reprend ce qu'ont fait les vieux." Si un jour le tourisme se développe en Nouvelle-Calédonie et devient un secteur porteur, peut-être que Josée arrêtera la mine. "Pour le moment, si l'on gère bien ces mines, on pourra prouver à la France que les Kanaks peuvent diriger seuls le pays. Tous les Kanaks savent qu’on doit faire des sacrifices."
"Entre la coutume et le droit commun"
C'était la France mais je n'avais plus aucun repère. Un vrai choc, se souvient Cyril Gory, tout juste arrivé avec sa valise à roulettes au tribunal de Nouméa. J'ai pris l'avion à Paris et je suis arrivé directement ici, c'était un 'one go', très hard. Il n'y avait que des Mélanésiens [des Kanaks]." En 2014, ce juge métropolitain de 42 ans à l'allure scolaire a quitté la fraîcheur des forêts d'Epinal dans les Vosges pour rejoindre la petite île calédonienne de Lifou et s'occuper du tribunal local. Après avoir "fait la coutume", l'offrande de reconnaissance – souvent une pièce de monnaie ou un manou, le tissu local – auprès du chef de la localité, il s'est installé en bord de plage avec sa femme et ses quatre enfants.
En poste au tribunal de première instance, Cyril Gory s'occupe de régler les litiges : divorces, problèmes de terres, filiations, etc. Quarante jours par an, il préside des audiences en dehors de son île, à Maré, Ouvéa ou Nouméa. "C'est fatigant, c'est sûr. Je me lève aux aurores pour prendre un petit avion qui m'amène d'île en île, je dors à l'auberge de jeunesse pour économiser, mais c'est vraiment enrichissant, souffle-t-il en feuilletant ses dossiers. Et puis c'est ce que j'ai cherché, l'aventure !" Avec Wallis-et-Futuna et la Polynésie française, la juridiction qu'il préside est unique sur le territoire français, puisqu'elle jongle entre deux droits : le droit commun et le droit coutumier. Depuis 1993, l'article 75 de la Constitution permet aux Kanaks de conserver un statut civil particulier qui préserve leurs traditions.
"Lors de ma première audience, je ne comprenais rien sur le plan juridique ! C'était une histoire de délégation familiale mais on ne parlait que de tribus... Je me demandais où j'étais !", plaisante-t-il en cherchant un crayon pour parapher ses dossiers. La coutume est un droit oral sans aucune trace écrite, "il faut tout apprendre sur le tas", précise-t-il, écrasé par la chaleur. "Les avocats métropolitains qui viennent d'arriver ça se voit. Ils demandent des tests ADN pour des reconnaissances de paternité alors que chez les Kanaks ça n'a aucun sens ! Leur filiation se fait par reconnaissance sociale. Un enfant kanak dit souvent qu’il a plusieurs papas, quand on arrive de métropole, c'est un peu dur à comprendre", s'amuse-t-il.
Si un père kanak souhaite assumer ses devoirs envers un enfant, il doit effectuer un chemin coutumier envers le clan de la mère pour obtenir cette reconnaissance de paternité. Sinon, ce sont les oncles de la mère qui ont cette charge.
Pour s'assurer que la coutume soit respectée, Cyril Gory est entouré à chaque audience de deux assesseurs kanaks qui rendent les jugements avec lui. "La République veut que les citoyens soient indifférenciés, moi je dis qu'on peut vivre ensemble avec différents statuts", souligne Cawidrone Wapone, l'un des assesseurs coutumiers présents ce jour-là.
Ce matin, 18 dossiers doivent être débattus. A 9 heures, Wedru*, un Mélanésien discret, se présente car il veut se séparer de son épouse et affirme subir des pressions dans sa tribu. "Je voudrais renoncer à mon statut coutumier", lâche-t-il d'une voix basse. En Nouvelle-Calédonie, seuls les Kanaks peuvent faire cette démarche pour obtenir le statut civil commun. "C'est pas normal", chuchote Cawidrone Wapone, déçu, en s'enfonçant dans sa chaise. "C'est l'illustration que les choses changent, nuance le juge Gory. Dans la coutume, l'individu seul n'existe pas. C'est le groupe qui décide de son rang et de ce qu'il peut faire, mais la métropole a apporté l'individualisme. Entre leur coutume et le droit commun, ils ont deux pieds dans le même sabot."
Les Kanaks prennent de plein fouet notre fonctionnement individualiste. On leur demande pour réussir de dépasser le groupe, sauf que c’est opposé à leur culture.
Toutes ces coutumes, Cyril Gory a appris avec le temps à les comprendre et il s'interdit de les comparer à la métropole. "Ca ne sert à rien de transposer d’une culture à l’autre. Quand je suis dans un moule kanak, je regarde en fonction de ça. On ne peut comprendre la coutume que lorsqu’on la vit, pointe-t-il, lors de sa pause, entre deux bouchées de riz. Je reviens toujours à la personne, qu’elle soit bien là où elle est. Comment peut-on dire qu’un métropolitain qui a le RSA et qui galère chaque jour est plus heureux que quelqu’un qui a une vie tribale dans les îles ?"
Certains cas sont parfois plus difficiles à juger que d'autres, comme ceux liés à l'astiquage, une pratique codifiée de la punition corporelle, ordonnée par la tribu envers un membre qui a fauté. "J'ai déjà vu des enfants frappés par leurs aînés, avec des dents en moins, à cause d'un astiquage trop violent. C'est un abus de la pratique, se désole Cyril Gory. La France a signé la Convention relative aux droits de l'enfant qui interdit la violence physique, mais chez les Kanaks, elle est autorisée sous certaines conditions." Dans quelques années, le juge Gory retournera en métropole, par obligation professionnelle ou pour les études de ses enfants. Un passage ultramarin qu'il trouve "très enrichissant", "agréable"... Et quoi que devienne l'archipel, il assure avoir appris une chose : "On ne fait jamais les gens heureux malgré eux."
* Le nom a été modifié
***
Reportage : Elise Lambert