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Pourquoi le Grand Prix de Bahreïn arrange (presque) tout le monde

Le pouvoir sunnite fait sa pub, les rebelles chiites peuvent médiatiser leur cause et la Formule 1 touche un gros chèque.

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Un enfant avec un masque de Guy Fawkes (également utilisé par les Anonymous) participe à une manifestation contre la tenue du Grand Prix de Bahreïn, le 18 avril 2013 à Diraz, près de la capitale, Manama. (MOHAMMED AL-SHAIKH / AFP)

La Formule 1 revient à Bahreïn pour le Grand Prix qui se tient dimanche 21 avril. En 2011, la course avait été annulée, en pleine répression du "printemps arabe" local. En 2012, le Grand Prix avait été maintenu à la dernière minute. Et cette année, la situation n'a pas changé : la majorité chiite, qui représente 70% de la population, manifeste contre le pouvoir tenu d'une main de fer par la famille royale sunnite. Manifestations, voitures brûlées et arrestations arbitraires sont le quotidien des Bahreïniens depuis trois ans. "La Formule 1 réunit toutes les conditions pour obtenir le titre de bad boy du sport mondial, dénonçait en 2012 l'ancien champion du monde de F1 Damon Hill dans le Guardian (lien en anglais). Il est vrai que personne dans ce sport ne revendique le rôle de porte-drapeau des valeurs morales pour l’humanité toute entière…"  Pourtant, cette année, tout le monde a intérêt à ce que le Grand Prix se tienne normalement..

Pour les rebelles, un coup de pub inespéré

"Cette année, les opposants au régime jouent sur les deux tableaux, analyse Jean-Paul Burdy, spécialiste de Bahreïn et professeur à Sciences Po Grenoble, interrogé par francetv info. Ils tentent à la fois de gêner l'organisation du Grand Prix, ce qu'ils n'ont objectivement pas les moyens de faire, et ils profitent de la course pour faire parler de Bahreïn dans la presse. Leur stratégie est de focaliser l'attention des médias sur un évènement important pour le régime." Ils n'ont pas trop le choix : en plus du Grand Prix, l'émirat n'accueille chaque année qu'un tournoi de tennis de seconde zone et un meeting aérien d'importance régionale.

Un manifestant bahreïnien brandit un panneau lors d'une manifestation dans le village de Jidafs, le 12 avril 2013 : "nous aimons la F1, mais nous aimons encore plus la liberté." (MOHAMMED AL-SHAIKH / AFP)

Contrairement à 2011 et 2012, le principal parti d'opposition de la majorité chiite, privée de pouvoir, n'appelle pas à l'annulation de la course. Il rejoint ainsi le sentiment d'une grande majorité de Bahreïniens : un sondage indépendant repéré par le Daily Mail (en anglais) montrait, l'an dernier, que plus des trois quarts des habitants, quelle que soit leur religion, souhaitaient la tenue de la course. 

Pour le régime, une question d'affichage

La tenue du Grand Prix est une idée du prince héritier, désapprouvée discrètement par certains tenants d'une ligne dure du régime qui veulent éviter de subir chaque année une campagne de presse hostile au moment de la course, relève le blog spécialisé Bahrain Politics (en anglais).

Un panneau publicitaire annonçant la tenue du Grand Prix de Bahreïn, le 9 avril 2013, dans les faubourgs de Manama, la capitale du pays. (HAMAD I MOHAMMED / REUTERS)

Politiquement, le régime cherche à conserver la course coûte que coûte. Les hôtels du pays font des rabais pour les touristes, relève Business F1, et l'organisateur du Grand Prix vante les bienfaits de la course sur l'économie locale : elle rapporte 150 millions de dollars par an, d'après Fan-F1.com. Le fait que la course ait lieu chaque année – sauf en 2011, au plus fort du "printemps arabe" – envoie le message que le régime est stable. Et si on n'entend pas trop les rebelles manifester, c'est encore mieux. "Le régime procède à des arrestations préventives de ceux qu'ils croient être les meneurs de la révolte, dénonce Claude Alliot, d'Amnesty International, joint par francetv info. Mais quand le Grand Prix est terminé, ils ne sont pas remis en liberté. On trouve toujours une raison pour les garder derrière les barreaux." Des manifestations ont lieu chaque jour dans le pays, malgré tout.

Troubles à Bahreïn à la veille du GP de F1 (EVN)

Quant à la course à proprement parler, elle a peu de risques d'être perturbée par d'éventuelles manifestations. Le circuit de Sakhir se trouve au milieu d'une île désertique, dont l'accès n'est possible que par un nombre restreint de routes facilement contrôlables. L'an passé, les caméras avaient juste pris garde de ne pas montrer les colonnes de fumée des voitures brûlant à quelques kilomètres de là sur les plans larges.


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Pour la F1, "business as usual"

Certains sponsors jouent les timides : l'agence Reuters, habituel partenaire de l'écurie Williams, a demandé à ce que son logo n'apparaisse pas sur les voitures pour cette course, tout comme les whiskies Johnnie Walker et l'opérateur télécom Vodafone, relève The Turbulent World of Middle East Soccer (en anglais). Le Français Jean Todt, patron de la fédération internationale de l'automobile, s'est fait porter pâle. 

La Formule 1 a déjà connu un malaise de ce genre avec le Grand Prix d'Afrique du Sud, en pleine période de l'apartheid. En 1985, plusieurs gouvernements avaient fait pression pour empêcher leurs pilotes et leurs écuries nationales de participer. La France avait interdit aux équipes Ligier et Renault de prendre part à la course. Et du côté des pilotes, Ayrton Senna et Nelson Piquet avaient été sanctionnés par le Brésil pour avoir pris part à la course. Des sponsors comme Marlboro avaient demandé à être effacés des carrosseries, note F1-Fanatic.co.uk (en anglais). Il faudra attendre... 1993, deux ans après l'élection de Nelson Mandela, pour que la F1 plie bagage. Aucun motif politique dans cette décision. Le Grand Prix n'était simplement plus assez rentable aux yeux de Bernie Ecclestone, le grand argentier de la F1. Pour l'instant, les organisateurs du Grand Prix de Bahreïn règlent rubis sur l'ongle les 30 millions d'euros annuels demandés par Ecclestone...

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