L'Angle éco. Hakim El Karoui : "Aujourd'hui, ce sont les jeunes qui sont pauvres"
Devançant largement ses voisins européens, la France est l’un des pays où se loger coûte le plus cher par rapport au revenu moyen. Et depuis le début 2015, les prix de l'immobilier sont repartis à la hausse. Les jeunes peinent à devenir propriétaires, et le fossé se creuse entre les générations. François Lenglet a interrogé l'économiste Hakim El Karoui, auteur de "La Lutte des âges".
Lundi 9 novembre, François Lenglet et les équipes de "L'Angle éco" font le point sur une folie typiquement française : l'immobilier. Au premier semestre de l'année 2015, les prix de la pierre ont connu une nouvelle hausse dans l'Hexagone, dans l'ancien comme dans le neuf. Un fossé se creuse entre les générations. Il est de plus en plus difficile pour les jeunes de devenir propriétaire, car les seniors ont déjà raflé le patrimoine immobilier.
Hakim El Karoui, vous êtes économiste et auteur du livre “La lutte des âges”, publié en 2013 chez Flammarion. Les générations semblent très inégales face à l’immobilier. Les jeunes, notamment, semblent avoir de plus en plus de difficultés à accéder à la propriété.
Hakim El Karoui : Oui, il existe une véritable différence entre la génération née dans les années 1950 et celle née quarante ans plus tard. Prenons l’exemple de quelqu’un né en 1951. Il est entré sur le marché du travail vers 1971, avant le début de la crise. Il a pu s’endetter dans les années 1970, bénéficiant de taux d’intérêts réels très bas. Il a pu racheter un bien immobilier après la crise de 1993, quand les prix étaient très faibles. Mais entre 1995 et 2015, les prix ont augmenté d’environ 150%. Les jeunes générations, qui sont arrivées sur le marché immobilier à ce moment-là, ont de plus en plus de difficultés à se loger.
C’est donc une question de chance, principalement ? Une génération profite de tous les feux verts, tandis que pour celles qui suivent, les choses sont bien plus difficiles ?
C’est une question de chance, en effet, mais c’est aussi une question politique. Regardez qui nous dirige depuis dix ans. Tous les responsables politiques sont nés entre 1950 et 1955. Ils sont assez attentifs aux intérêts des personnes qu’ils connaissent. Aux niveaux français comme européen, nous avons une politique économique qui est faite pour les personnes de 60 ans.
Comment expliquer cette fixation des Français sur le sort des plus de 50-55 ans ?
Il y a une raison politique. En 2012, le corps électoral comptait 52% de personnes de plus de 50 ans. Les politiques vous diront qu’ils n’iront pas à l’encontre des intérêts de leurs électeurs. Donc cela continue. C’est la démocratie, d’une certaine manière ! Mais aujourd’hui, les intérêts des seniors ne sont plus forcément les intérêts de la nation. Nous avons besoin de faire de la croissance. Il faut davantage d’activité économique si nous voulons que les systèmes sociaux tiennent.
L’écart de revenus entre jeunes et seniors est-il plus important aujourd’hui qu’il y a trente ou quarante ans ?
Oui, il est bien plus important. Nous vivons encore avec l’idée selon laquelle les seniors, les retraités, sont plus touchés par la pauvreté. Bien sûr, les petites retraites sont encore une réalité. Mais en comparant la situation d’aujourd’hui avec celle d’il y a trente ans, on se rend compte que la pauvreté a changé de camp. Aujourd’hui, ce sont les jeunes qui sont pauvres. Ils sont devenus la variable d’ajustement de l’économie française. Mais ça ne marche pas.
Les seniors donnent aussi à leurs enfants, à leurs petits-enfants. Il existe des aides financières au quotidien, mais aussi des actes notariés, comme les donations. Cela ne permet-il pas de contrebalancer les effets que vous décrivez ?
C’est une réalité, les transferts entre générations existent. Mais les chiffres sont moins optimistes. Les héritages et donations représentent 6% à 6,5% du PIB. En comparaison, les transferts d’actifs vers les retraités représentent 20% de la richesse nationale. Il y a ce mouvement nouveau au sein de la société : les grands-parents aident de plus en plus leurs petits-enfants, car ils savent qu’accéder aux marchés du travail et du logement est de plus en plus difficile. Mais en regardant les chiffres, le compte n’y est pas.
Qu’en est-il de l’héritage ? Ce moyen de redistribution des richesses fonctionne-t-il encore ?
Plus vraiment. Les Français héritent à 52 ans en moyenne. C’est bien plus tard qu’avant. La donation fonctionne mieux, elle a plutôt lieu autour de 40 ans.
Quelles politiques permettraient de corriger cet écart entre générations ?
Il en existe plusieurs. Une première politique consiste tout simplement à encourager les naissances. Plus il y a d’enfants aujourd’hui, plus il y aura d’actifs demain, et plus nous pourrons faire vivre notre système par répartition. Il y a ensuite des politiques économiques. Avec l’inflation, vous baissez la valeur des rentes. Vous facilitez ainsi l’accès aux marchés du travail et du logement pour ceux qui y entrent pour la première fois. Mais aujourd’hui, nous ne savons plus fabriquer de l’inflation. La Banque centrale européenne et les gouvernements européens essaient d’en fabriquer, mais cela ne fonctionne plus. Nous sommes face à un vrai problème : comment équilibrer les richesses entre générations si le système est bloqué en France ?
La situation est-elle plus grave en France qu’ailleurs ?
Oui, la France et l’Italie connaissent à peu près la même situation. En Allemagne, les choses sont différentes : il existe un écart de 20% entre les revenus des actifs et ceux des retraités. En France, ces revenus sont au même niveau. Il faut rééquilibrer tout cela, c’est la démographie qui le dit. Nous savons très bien qu’il y aura de moins en moins d’actifs demain pour payer les retraites.
En observant les prix de l’immobilier, on se rend compte qu’une masse de richesse très importante est investie dans la pierre. Est-ce vraiment utile à l’économie ?
Non, et ce pour deux raisons. Le patrimoine, au-delà d’un certain niveau, devient inutile pour l’économie. Il est stérilisé et sort du circuit économique. Cela crée ensuite des problèmes de compétitivité, notamment par rapport à l’Allemagne. Il existe une différence de 30% entre les coûts du foncier en France et en Allemagne. Les salaires français doivent augmenter bien plus que les revenus allemands pour payer le coût de l’immobilier.
Peut-on imaginer qu’un jour, les jeunes se révoltent face à ces inégalités de patrimoine ?
En mai 1968, vous aviez une génération qui était en conflit avec celle d’avant. Mais aujourd’hui, les ferments de la révolte ne sont pas là. Les baby-boomers ont éduqué leurs enfants dans l’harmonie, dans la paix. La question des inégalités entre générations est devenue une question familiale, privée, alors qu’elle devrait être une question politique.
Il y a déjà une vraie prise de conscience. Des grands-parents s’endettent ou donnent leurs biens à leurs enfants, à leurs petits-enfants. Mais la question doit devenir politique, il en va de l’harmonie de la société. Il faut une meilleure redistribution entre les générations si nous voulons que notre système social, dont nous sommes si fiers, continue à vivre.
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