Inflation, crise énergétique, crise financière, récession... Ce qu'il faut retenir de l'interview de l'économiste Daniel Cohen
L'économiste Daniel Cohen, président de l'Ecole d'Economie de Paris et directeur du département d'économie de l'École normale supérieure était l'invité du "8h30 franceinfo" du dimanche 13 novembre 2022.
Le retour de la croissance, disent certains optimistes, est prévu pour le printemps, mais Bruxelles a d'ores et déjà prévenu : l'Europe va entrer en récession en fin d'année et subir une inflation plus forte que prévu à cause de la flambée des prix de l'énergie liée à la guerre en Ukraine.
Sur franceinfo, l'économiste Daniel Cohen, président de l'Ecole d'économie de Paris, directeur du département d'économie de l'École normale supérieure et auteur de Homo numericus : la civilisation qui vient, paru chez Albin Michel, décrypte les mécanismes inflationnistes et les enjeux, corrélés, de la transition énergétiques.
franceinfo : La commission européenne annonce des mois difficiles : la récession en Europe peut-elle encore être évitée ?
Daniel Cohen : Cela dépend de tellement de paramètres extérieurs que c'est très difficile à dire. Cela dépendra, en Europe, où la question du prix de l'énergie est absolument décisive, de quelque chose qui nous échappe totalement : le déroulé de la guerre en Ukraine ! Imaginons que survienne une forme d'accord de paix, de cessez-le-feu, le prix de l'énergie pourrait baisser. Et comme c'est l'aliment fondamental de ce qui se passe aujourd'hui, cela pourrait apaiser très vite la situation. Le prix des produits alimentaires doit aussi beaucoup aux tensions dans cette région du monde, avec la difficulté pour les Ukrainiens et même les Russes d'exporter leur blé matières. Tout ceci peut changer, mais en l'état, l'hiver prochain sera sans doute plus dur que cet hiver-ci, parce que nous aurons vidé nos cuves de gaz et qu'il sera beaucoup plus dur de les remplir avant la fin de l'hiver prochain.
Quand Bruno Le Maire nous dit que le pic inflationniste surviendra dans les mois à venir : se trompe-t-il ?
Non. Je pense qu'il a un scénario en tête qui est que c'est cet hiver qui sera la mère de toutes les batailles, puisque nous ferons face à des pénuries et à du rationnement, donc à des difficultés qui se traduiront par des tensions sur l'offre et donc des tensions sur les prix. Je pense qu'il a en tête un scénario de retour à la normale l'année prochaine, qui intègre peut-être un scénario géopolitique, mais qui fait l'hypothèse que le ralentissement mondial va créer en toute hypothèse un refroidissement de ces tensions sur les matières premières internationales ou sur le coût du transport international. Ce qui est implicite ici, c'est que chacun souhaite en réalité la récession chez son voisin pour y échapper soi même ! C'est le paradoxe de la situation : je ne sais pas ce que Bruno Le Maire a en tête, mais peut-être parie-t-il sur une très forte récession allemande, qui viendrait refroidir nos propres tensions inflationnistes.
Les banques centrales ont donc raison d'augmenter les taux pour ralentir cette demande ?
Je ne dirais pas qu'elles ont raison; mais c'est ce qu'elles cherchent, sans le dire explicitement : un ralentissement, un refroidissement, voire en réalité une mini récession pour apaiser les tensions sur le front de l'énergie. Mais aussi sur le front du marché du travail ! C'est important car la hantise des banques centrales est un deuxième ou troisième tour d'inflation, où les salaires vont baisser. C'est ce que l'on appelle la boucle prix-salaire, qui marche à plein aux Etats-Unis, où l'on voit une accélération des salaires suite à la hausse des prix. C'est ce que la banque centrale veut casser en faisant remonter le taux de chômage. Nous, on ne le dit pas comme ainsi parce que cela n'a pas vraiment démarré encore, mais je pense qu'en 2023, les revendications salariales vont finir par se manifester. Il n'est pas possible que nous restions sur des salaires qui croissent de deux ou trois points moins vite que l'inflation. Aussi, faute d'un accord qui permettrait de gérer cela de manière rationnelle, nous avons besoin d'une crise pour gérer les tensions que notre société ne sait pas gérer autrement.
Les mécanismes d'aide sont parfois décriés, notamment, disent ses détracteurs, parce que la politique du chèque nourrit l'inflation. On pense par exemple à Ben Bernanke, l'ancien président de la banque centrale américaine, qui, en 2008, lors de la précédente grande crise financière, a alimenté le marché en imprimant de l'argent. Avec le résultat que l'on connait...
Cette critique de la politique de Bernanke est infondée : il est un grand spécialiste de la crise des années 1930 et il a vu que, lors de cette crise, il n'y avait pas de raison que cela aboutisse à une telle dépression. Et pourtant, cela a mené à la guerre, qui est la plus grande barbarie jamais connue dans l'histoire occidentale. Bernanke a étudié ces mécanismes, et il sait que la crise a été causée par la prudence à l'époque, au nom de ce type d'argument des politiques monétaires. Aussi, il n'a donc pas hésité à arroser de liquidités le système international pour éviter que l'incendie ne reprenne, comme dans les années 1930. Donc, il a eu raison.
Ensuite, nous avons a eu une période d'inflation très faible : cette crise des subprimes de 2008-2009 a produit longtemps ses effets : le paradoxe est qu'à l'époque, on ne savait pas comment relancer l'inflation. Est-ce que l'inflation a été relancée à cause de cette politique de liquidité? Je ne crois pas : elle doit au prix de l'énergie, au Covid, qui a fait dérailler les chaînes de valeur internationales. C'est tout à fait autre chose que les liquidités qui ont créé l'inflation. Ceci étant dit, resserrer tous les robinets des liquidités aura comme effets, entre autres choses sans doute, de créer les éléments d'une crise financière que ces liquidités avaient permis d'échapper. C'est pour cette raison que de nombreuses personnes très endettées, qui ont profité de ces liquidités abondantes, sont aujourd'hui en situation de grande difficulté. Et si nous n'y prenons pas garde, la crise de l'énergie se transformera en crise financière.
Le gouvernement déploie un arsenal de soutien aux ménages et aux entreprises, très souvent financés par l'emprunt et non par la fiscalité. Faut-il y voir du pragmatisme ou du dogme ?
Du dogme, en partie ! La situation exige des instruments différents de ceux mis en place dans les périodes de déflation. Nous sommes actuellement dans une période où l'offre, c'est à dire la capacité de produire davantage, est contrainte car les marchés sont tendus, notamment ceux de l'énergie, ainsi que, d'une certaine manière, les marchés internationaux. Pour soutenir la demande comme lors de crises classiques, on distribue de l'argent pour qu'il soit dépensé. Mais dans notre cas, la demande butera forcément sur la rareté de l'offre, et ajoutera in fine une pression inflationniste. Aussi, la bonne politique, d'un point de vue strictement théorique, serait de taxer les plus riches pour limiter leurs dépenses et de subventionner les plus pauvres avec, au bout du compte, un jeu à somme nulle. C'est ce que nous ne parvenons pas à faire actuellement, d'une certaine manière par idéologie.
Le gouvernement, lui, évoque plutôt la théorie du ruissellement...
Le ruissellement, cela fait 30 ans qu'on l'attend et on ne l'a jamais vu... Mais cela n'empêche pas le débat : tentons de savoir si effectivement, en enrichissant les plus riches, on enrichit dans le même temps les plus pauvres ! C'est exactement le contraire qui s'est passé aux Etats-Unis : les plus riches ont doublé leur part relativement aux plus pauvres, et rien n'a ruisselé. Dans notre débat macroéconomique actuel, on ne peut pas tirer la demande de tout le monde à la fois. C'est comme le CO2 : ce que les gens vont consommer, il faut que les autres ne le consomment pas. Cela exige un effort de redistribution et de solidarité, au moins à court terme, si l'on veut traverser cette crise.
Nous sommes par ailleurs confronté à deux défis : la réindustrialisation de la France, et a fortiori de l'Europe, ainsi que la transition énergétique et écologique. Saurons-nous faire les deux ?
Indépendamment de cette crise, il faudra de toute façon faire les deux : réconcilier nos industries avec la transition énergétique. Il y a là d'ailleurs un étonnant paradoxe : c'est bien la guerre en Ukraine qui nous permet de découvrir nos possibilités de faire face à la transition énergétique ! On mobilise un imaginaire qui nous aidera à découvrir d'autres choses : le covoiturage, le télétravail, le fait de ne pas forcément chauffer des batiments publics à 20 ou 22°C. C'est le même paradoxe qu'avec le Covid, qui nous a fait découvrir la transition numérique et nous a montré que nous avions beaucoup de ressources pour pouvoir communiquer autrement qu'en face à face, par exemple. Nous sommes dans cette période extraordinaire où le vide accélère la transition numérique. Profitons de cette crise, qui sacrifie tant de vie humaines, pour passer à une autre manière d'exister.
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