Comment s'informent les Israéliens et les Palestiniens ?

Comment s'informent les Israéliens et les Palestiniens ? Que voient-ils ou pas sur leurs écrans ? Deux journalistes, l’une au Liban, l’autre en Israël nous répondent.
Article rédigé par Frédéric Métézeau
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 18 min
Le logo de la chaine Al-Jazeera. Photo d'illustration. (SOPA IMAGES / LIGHTROCKET / GETTY IMAGES)

Dès les massacres du 7 octobre, il était certain que cette guerre entre Israël et le Hamas, d'une ampleur inédite, serait aussi une guerre médiatique. C'était déjà le cas lors des conflits précédents ou bien après l'invasion russe en Ukraine. Après l'avoir moins investi, voire délaissé, les médias du monde entier sont de retour au Proche-Orient. Mais comment s'informe-t-on là-bas ? 

Travailler au Proche-Orient, ou tout simplement s’intéresser à cette région du monde, c’est appréhender un phénomène médiatique majeur : Al Jazeera. Quand j'étais correspondant à Jérusalem, la chaîne tout-info du Qatar en anglais et en arabe était l’une de mes nombreuses sources d'information. Al-Jazeera est montée en puissance après le 11 septembre 2001 et lors de la deuxième Intifada. Elle a connu son apogée lors des printemps arabes de 2011 et aujourd'hui, elle retrouve un regain d'intérêt dans tout le monde arabe, à commencer en Palestine. A Ramallah, notre envoyé spécial Omar Ouahmane a rencontré des Palestiniens téléspectateurs assidus de la chaîne.

Pour Caroline Hayek, grand reporter au quotidien libanais L'Orient-Le Jour à Beyrouth et lauréate du prix Albert-Londres, "Al-Jazeera, c'est LE média par excellence parce que les populations arabes ne vont pas se brancher sur des médias jugés acquis à Washington ou à Israël. Sa force de frappe est très importante parce que c'est une des rares chaînes internationales à avoir une présence physique à la fois à Gaza et en Israël. C'est un média qatari. La chaîne revendique la diffusion d'une parole libre, plurielle, au cœur du Golfe. Mais elle est le porte-voix de l'islam des Frères Musulmans avec qui Doha entretient des liens idéologiques et religieux."

"On sait que le Qatar finance le Hamas, donc le Hamas se trouve en Al-Jazeera, un relais médiatique privilégié."

Caroline Hayek, grand reporter au quotidien libanais L'Orient-Le Jour

à franceinfo

Selon le canal choisi, en langue arabe ou anglaise, les discours et les mots ne sont pas les mêmes poursuit la journaliste : "En arabe, La rubrique pour suivre ce qui se passe à Gaza s'appelle ‘Déluge d'Al-Aqsa’, du nom de l'opération militaire du Hamas, alors que sur la version anglaise, on parle de ‘guerre entre Israël et Gaza’. Sur la chaîne arabe, les morts sont des ‘martyrs’. Il y a aussi des invités arabophones qui tiennent des propos vraiment très limite, parfois des propos antisémites que ça on ne voit pas sur la chaîne en anglais. Al-Jazeera s'adapte complètement au public qui cherche à atteindre."

Armée de défense ou armée d’occupation ?

Mais si Al Jazeera est très importante, elle n'est pas la seule chaîne panarabe. D'autres grandes puissances ont leur propre chaîne, attestant que dans le monde arabe, se déroule une lutte d'influence via l'information. "La chaîne qui avait pour objectif de détrôner Al-Jazeera est la saoudienne Al Arabiya. Quand elle traite la guerre à Gaza, cette dernière parle de ‘l'armée de défense israélienne’ et pas 'd'armée d'occupation' comme le fait Al-Jazeera, poursuit Caroline Hayek. Donc, c'est en ligne avec la politique saoudienne de normalisation avec Israël. Mais en même temps, face à la puissance de la punition infligée par Israël aux Gazaouis, les médias du Golfe comme Al Arabiya, jouent leur crédibilité. Elles ne peuvent pas se mettre à la marge donc elle couvre de manière extensive ce qui se passe."

"Dans le monde arabe, on est dans la recherche d'une opinion. Soit une adhésion, soit une condamnation."

Caroline Hayek, grand reporter au quotidien libanais L'Orient-Le Jour

à franceinfo

Outre les grandes chaînes satellitaires, les Palestiniens s'informent avant tout à travers les réseaux sociaux et des comptes Telegram, dont certains sont liés au Hamas. Sur Instagram, on a pu voir l'émergence de journalistes phares qui ont une audience qui traverse largement les frontières. Mais, observe Caroline Hayek, "il faut faire la distinction entre les Palestiniens qui vivent en situation critique". Selon la journaliste, "on ne suit pas les nouvelles de la même manière, qu'on soit à Khan Younes ou à Ramallah ou dans les camps palestiniens au Liban. Il y a un autre danger, c'est que ce vide d'information favorise la désinformation et les spéculations pour les Palestiniens. Il n'y a pas vraiment la place à l'information au détail sur le tas des frappes, des négociations, de la libération des otages pour les Palestiniens à travers le monde arabe, on est plus dans la recherche d'une opinion. On est soit dans une adhésion, soit dans une condamnation."

Caroline Hayek estime que "dans le monde arabe, il y a vraiment peu de place pour les populations pour suivre ce qui se passe en Israël. Elles cherchent la voix des Arabes et non la voix d'Israël. Al-Jazeera est l’un des rares médias arabes qui donne la parole aux Israéliens. Au Liban, c'est carrément impossible parce qu'une loi qui punit tout citoyen en communication avec un citoyen israélien. Récemment, une journaliste libanaise de la chaîne saoudienne Al-Arabiya, a fait l'objet d'un mandat de recherche pour avoir interrogé le porte-parole arabophone de l'armée israélienne. On ne peut absolument pas interroger des Israéliens. Imaginez, ça va loin !"

Quand la télévision israélienne prenait le relais de forces de sécurité débordées

À 235 kilomètres de Beyrouth, Emmanuelle Elbaz-Phelps travaille dans le nouveau média israélien Relevant. Cette ancienne de Haaretz, de la chaîne privée 13 et de la télévision publique, rappelle que les Israéliens s'informent d'abord avec la télévision. "Les chaînes de télévision en Israël ne sont pas des chaînes d'information à proprement parler, comme par exemple LCI, CNews ou CNN, explique-t-elle. Ce sont des chaînes qui passent du divertissement, du documentaire avec tout de même une grande part octroyée à l'information. Le 7 octobre, jour de l'attaque terroriste du Hamas, c'est le chaos total en Israël. Pendant des heures, le gouvernement, les institutions et l'armée ne communiquent pas avec le public israélien qui ne sait absolument pas ce qui se passe et en fait les chaînes de télévision, principalement la douze, qui est la chaîne la plus regardée, se retrouve être un relais entre le public, les otages qui sont encore chez eux mais enfermés dans des abris ou dans des petites pièces de leur maison, alors que les terroristes sont juste derrière la porte et essaient de les enlever ou de les assassiner. Et puis, les forces de sécurité qui n'ont pas encore leurs informations, qui ne sont pas encore arrivés sur le terrain. Depuis le début de la guerre, les audiences sont montées en flèche avec vraiment plus de 50 % du public israélien qui est devant sa télé tous les soirs de 19 heures à 22 heures."

"Est-on d'abord un journaliste ou d'abord un citoyen ?"

Emmanuelle Elbaz-Phelps, journaliste au nouveau média israélien Relevant

à franceinfo

Quelles que soient leurs orientations politique ou éditoriales, les chaînes de télévision israéliennes se proclament en guerre. Sous chaque émission on voit une banderole "Israël en guerre" et un slogan du type "Ensemble, nous vaincrons". Certains présentateurs portent aussi des pin’s en drapeau israéliens sur leurs vestes. Et là, Emmanuelle Elbaz-Phelps n’est pas toujours d’accord avec ses collègues. "Je me dispute énormément avec les journalistes israéliens, confie-t-elle. Est-on d'abord un journaliste ou d'abord un citoyen ? Nous sommes peu, en Israël, à penser qu'un journaliste est avant tout un journaliste. Toujours. Cela nous oblige à montrer des images de Gaza, que ça nous fasse plaisir ou non."

"Mon rôle de journaliste m'oblige à laisser parfois certains sentiments, certaines émotions et toujours certaines positions politiques dans une armoire, pour venir à l'antenne de faire mon travail."

Emmanuelle Elbaz-Phelps, journaliste au nouveau média israélien Relevant

à franceinfo

"En revanche, les journalistes israéliens travaillent de façon très libre et surtout ils ne lâchent rien, reconnaît la journaliste. Là où les Israéliens vont se retenir un petit peu dans les médias, c'est sur les critiques, par exemple, des opérations militaires actuelles en cours. On fait très attention sur les plateaux de télévision de ne pas démoraliser ni le public, ni les soldats. On fait très attention de ne pas évoquer certaines questions morales, à l'exception du quotidien Haaretz, marqué clairement à gauche. Non seulement il va être critique mais va aussi amener des témoignages de la vie à Gaza, ce qui est très rare, voire inexistant dans le reste des médias israéliens. On voit la destruction à Gaza, ce qui permet aussi de montrer 'l'efficacité' entre guillemets de la force de frappe de l'armée israélienne. On ne voit presque pas, voire absolument pas, de civils et d'histoires humaines, de visages d'enfants, de parents qui courent derrière leurs enfants, d'hôpitaux, de blessés. Sur les réseaux sociaux, vous avez des journalistes qui font très attention de reprendre les images de Gaza mais certains journalistes comprennent que si l'on ne montre pas au public israélien ce que la communauté internationale voit, on ne pourra pas comprendre pourquoi la communauté internationale critique les opérations militaires d’Israël à Gaza. Il faut bien comprendre que le public israélien est encore sonné, terrorisé, traumatisé. Ils ont énormément de mal à faire un peu de place dans leur cœur pour les victimes civiles palestiniennes."

Dans cet épisode : Omar Ouahmane, Caroline Hayek, Emmanuelle Elbaz-Phelps
Technique : David Diboué-Black
Production : Frédéric Métézeau

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.