Visite d'Emmanuel Macron en Inde : "C'est important de s'y positionner", décrypte Catherine Bros, professeure d'économie et spécialiste de l'Inde

Emmanuel Macron entame jeudi une visite de deux jours en Inde, invité par le Premier ministre. Il y sera accompagné par une quinzaine de chefs d'entreprise, dans un pays qui connaît une croissance annuelle d'environ 7% et qui attire beaucoup d'entreprises françaises.
Article rédigé par Isabelle Raymond
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Catherine Bros, professeure d'économie et spécialiste de l'Inde. (franceinfo)

Le 14 juillet dernier, Narendra Modi, le Premier ministre indien, était l'invité d'honneur du défilé du 14 juillet à Paris. Il rend la pareille au président français, puisqu'Emmanuel Macron est invité à son tour de la fête de la Consitution, jeudi 26 janvier à New Delhi. Catherine Bros, professeure d'économie à l'Université de Tours et spécialiste de l'Inde, donne des explications sur l'économie du pays.

franceinfo : Au-delà du symbole, est-ce important aujourd'hui de s'afficher aux côtés de la première puissance démographique du monde ? La France peut-elle tirer un avantage de cette marque d'attention ?

Catherine Bros : C'est important d'un point de vue stratégique. L'Inde n'est pas un très grand partenaire de la France et la France n'est pas une très grande partenaire commerciale de l'Inde. Mais en fait, ils échangent dans des secteurs qui sont extrêmement stratégiques puisque c'est effectivement le nucléaire, la défense et l'aéronautique.

La France a en effet vendu des Rafales à l'Inde : 36 sont déjà commandés et 26 autres sont en négociation.

Oui, tout à fait, donc les exportations dans l'aéronautique de la France vers l'Inde augmentent. Mais toutes choses considérées, ce n'est pas un partenaire très important puisque l'Inde est le 14ᵉ client et le 16ᵉ fournisseur de la France. Donc ce n'est pas un partenaire important en termes de volume, mais important en termes de stratégie de présence dans la zone indo-pacifique.

Les secteurs dans lesquels la France exporte sont importants : l'aéronautique, la chimie, le secteur pharmaceutique, les équipements de communication aussi. Donc, au-delà des volumes, ça reste un partenaire important stratégiquement ?

C'est important de se positionner en Inde et toutes les puissances économiques se positionnent actuellement en Inde parce qu'effectivement, c'est la première puissance démographique. C'est la cinquième puissance économique, mais évidemment, en termes de PIB par habitant, c'est loin derrière. C'est surtout un relais de croissance actuellement pour l'économie mondiale, puisqu'il y a 7,3% de croissance attendue cette année, ce qui est énorme dans le contexte actuel. Donc c'est un partenaire important, mais c'est un pari sur l'avenir parce qu'il y a encore actuellement beaucoup de fragilités structurelles dans l'économie indienne.

L'Inde est connue pour sa formation, ses cerveaux, mais aussi pour son sous-investissement dans la santé et dans l'éducation. Parmi tous les pays du G20, l'Inde affiche le plus faible revenu par habitant. Moins de 2 000 euros par habitant et par an. Est-ce un modèle tenable ?

Pour l'instant, la croissance, en tout cas l'année dernière, a été beaucoup tirée par l'investissement public dans l'infrastructure, et donc pas par l'investissement privé. Il y a des faiblesses très structurelles en Inde : une trop faible création d'emplois, des revenus trop bas pour entraîner une consommation de masse et un investissement privé qui, compte tenu des circonstances, devrait être plus élevé. Il y a en effet des taux d'utilisation et de capacité productive qui sont déjà très élevés, avec des trésoreries qui sont très confortables. Donc, on devrait avoir un investissement privé solide. Or, ce n'est pas ce qu'on voit.

Comment explique-t-on ce sous-investissement privé ?

Je pense qu'il y a beaucoup d'attentisme, en fait. Il y a aussi une très forte activité de l'État, avec la croissance actuelle qui est beaucoup tirée par la construction, qui elle-même est tirée par le plan de relance via l'infrastructure. Et les dépenses publiques ont un effet d'entraînement très important. Mais il y a encore une interrogation sur la consommation interne, qui représente quand même 60% de l'activité économique, parce que les revenus n'augmentent pas.

"40% de la population est encore dans l'agriculture alors que c'est 15% du PIB, ce qui est une spécificité indienne."

Catherine Bros, professeure d'économie et spécialiste de l'Inde

à franceinfo

Les revenus dans l'agriculture stagnent et sont érodés même par l'inflation. Donc vous avez déjà 40% de la population dont les revenus ne progressent pas. Et donc la classe moyenne, qui elle consomme et épargne, on la cherche encore. Donc il y a beaucoup d'attentisme de la part des acteurs privés en Inde pour voir comment évolue la consommation.

On voit, dans le même temps, un gouvernement indien qui est très protectionniste, qui protège son marché intérieur, pharmaceutique, agroalimentaire, automobile aussi. Y a-t-il un espoir, pour les entreprises françaises notamment, que ça change ou est-ce peine perdue ?

Pour ce qui concerne le commerce "pur", c'est assez peu probable que ça change. Effectivement, la stratégie qui a été développée jusqu'à présent est une stratégie de protection de l'industrie, de subventions à l'exportation, de droits de douane à l'importation.

Donc, ce marché intérieur balbutiant, on n'y a même pas accès ?

On y a accès via l'investissement, en fait. C'est tout le plan de l'Inde, de dire "si vous voulez pouvoir accéder à ce marché, il faut investir. On ne fera pas ça au travers d'une insertion commerciale, ça se fera via de l'investissement."

L'Inde se rêve en "Nouvelle Chine". Aujourd'hui, elle est la cinquième puissance économique mondiale. Elle peut devenir la troisième économie en 2030, c'est en tout cas ce que préconise Standard and Poor's. À votre avis, est-ce possible ?

Oui, c'est possible parce qu'il y a une cristallisation des espoirs sur l'Inde, donc tout le monde veut se positionner sur l'Inde. À court terme, il y a un vrai effet d'entraînement. Mais, si on regarde structurellement, il y a des faiblesses qui sont très nettes, comme la consommation. On ne sait pas très bien d'où elle va venir parce que les revenus peinent à progresser justement à cause de cette structure de la main-d’œuvre qui est en fait très disproportionnée, à la fois beaucoup dans l'agriculture et ensuite un peu dans les services.

Des élections majeures se profilent cette année en Inde. Le régime de Narendra Modi a tendance à se durcir. Cette tendance autoritariste peut-elle contrarier la croissance économique du pays ?

C'est peu probable. D'une part, parce que le résultat des élections est quand même assez attendu. Je pense qu'il n'y a pas tellement de suspense.  Par ailleurs, le régime se durcit sur des points qui sont vraiment de politique intérieure. Du point de vue économique, la ligne a été assez claire et justement un peu protectionniste, mais avec une libéralisation, en tout cas en interne. Le seul doute qu'on a sur le rapport entre la politique et l'économie, c'est plutôt ce qu'on appelle le capitalisme de connivence qui semble se renforcer un peu en Inde et qui peut effectivement refroidir les investisseurs parce que c'est très difficile à lire.

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