Fiscalité : Gabriel Zucman propose une taxe de 2% sur la fortune des milliardaires
La lutte contre l'évasion fiscale progresse. En 2007, les plus fortunés ne déclaraient que 10% de la richesse qu'il plaçaient hors de leur pays. Aujourd'hui, c'est 75%. Cependant, jusqu'à la moitié des profits réalisés à l'étranger par les multinationales échappent à l'impôt. Gabriel Zucman, directeur de l'Observatoire européen de la fiscalité, chiffre ce manque à gagner global à 1 000 milliards de dollars pour les États en 2022. Il propose une taxe à hauteur de 2% de la fortune des plus riches, le "club des milliardaires" qui compte moins de 3 000 personnes dans le monde, dont 75 Français. Cette taxe rapporterait 40 milliards de dollars au niveau européen.
franceinfo : Vous publiez aujourd'hui le rapport mondial annuel sur la fiscalité (lien en anglais). Il y a du positif, du négatif et du très négatif. On va commencer par le verre à moitié plein. Il concerne les particuliers et les plus fortunés. L'argent caché en Suisse sur un compte bancaire opaque, c'est terminé.
Gabriel Zucman : Il y a eu des gros progrès sur cette question de la dissimulation des patrimoines dans les paradis fiscaux. Depuis 2017, un échange automatique de données bancaires a été mis en place, une forme de coopération internationale, qui était jugée parfaitement utopique il y a encore une quinzaine d'années. Auparavant, il était très facile de dissimuler des fortunes sur des comptes en Suisse ou à l'étranger. Maintenant, c'est beaucoup plus difficile. On estime que cette nouvelle forme de coopération internationale a permis de réduire la fraude fiscale offshore de plus de moitié. Donc c'est un gros progrès mais tous les problèmes ne sont pas résolus pour autant.
Les banquiers en Suisse, à Singapour ou aux îles Caïmans sont censés déclarer aux autorités fiscales compétentes tout ce qu'ils savent sur vos revenus, votre patrimoine, etc. Bien sûr, ce serait un peu naïf de penser que ces banquiers-là, qui ont ont aidé leurs clients à pratiquer l'évasion fiscale pendant des décennies, sont tous maintenant parfaitement honnêtes. On n'en est pas là, mais quand même, il faut saluer ce progrès parce que ça montre que l'évasion fiscale n'est pas une espèce de loi de la nature. Au contraire, c'est un choix de politique publique. Et on peut, s’il y a la volonté politique, lutter contre l'évasion fiscale et faire des progrès en assez peu de temps.
On va aborder maintenant la question des entreprises et surtout les plus grosses d'entre elles, les multinationales. Une partie de leurs bénéfices échappe à l'impôt : jusqu'à la moitié des profits réalisés à l'étranger pour les entreprises américaines. Vous chiffrez ce manque à gagner global à 1 000 milliards de dollars en 2022. Ce chiffre-là est-il en progression ?
C'est l'aspect moins positif des évolutions récentes. La délocalisation des bénéfices dans les paradis fiscaux continue et cette grande évasion fiscale des sociétés multinationales représentent une masse de bénéfices de l'ordre de 1 000 milliards de dollars. Ces bénéfices réalisés en France, dans les grands pays européens, dans les pays en développement et aux États-Unis sont enregistrés, d'un point de vue comptable, dans des paradis fiscaux où ils sont imposés à des taux nuls ou presque. À peu près la moitié de cette somme de 1 000 milliards de dollars se retrouve dans des paradis fiscaux européens. Ça peut être l'Irlande, les Pays-Bas, le Luxembourg ou la Suisse. Donc le problème est vraiment au cœur de l'Europe.
Le problème, c'est la rivalité entre les différents pays ? Elle est néfaste ?
Le problème, c'est qu'on a pris un certain nombre de mesures pour essayer de limiter cette délocalisation artificielle des bénéfices dans les paradis fiscaux. Mais jusqu'à présent, elles n'ont pas porté leurs fruits. En 2021, il y a eu beaucoup d'espoir quand 140 pays se sont mis d'accord sur le principe d'une taxe minimale à 15% sur les bénéfices des sociétés multinationales. C'était vraiment un pas de géant, même si le taux proposé était nettement plus faible que ce que doivent payer les PME, parce que c'était la première fois qu'il y avait un accord international qui venait fixer un taux minimum d'imposition.
Cet accord entre en vigueur dans l'Union européenne à partir du 1er janvier 2024. Néanmoins, gros problème depuis 2021, cet accord a été en partie vidé de sa substance en raison de la multiplication des exonérations et des niches fiscales qui, par rapport à ce qu'on pouvait espérer en 2021, vont réduire les recettes attendues de cette taxe minimale à peu près de moitié.
On en vient au point noir de ce rapport. Il concerne le club des particuliers les plus riches, qui sont moins de 3 000 dans le monde, dont 75 Français. Et là, les chiffres donnent le tournis : au global, ils détiennent, dites-vous, plus de 12 000 milliards de dollars. Mais aujourd'hui, ils ne paient presque aucune taxe sur le patrimoine. Comment est-ce possible et comment y remédier ?
Quand on regarde le taux effectif d'imposition des quelque 3 000 milliardaires dans le monde, on se rend compte qu'il est très faible : entre zéro et 0,5% de leur fortune. C'est possible parce que quand vous avez une très grande fortune, il est en fait assez simple, trop simple malheureusement, d'organiser cette fortune pour qu’elle génère peu ou parfois pas de revenus imposables. Les milliardaires utilisent des sociétés écrans, en organisant leur détention patrimoniale via des sociétés, des sociétés holdings. Il y a plein d'exemples en France. Par exemple, si vous prenez la famille Arnault, actionnaire propriétaire de LVMH en 2023 : elle a touché trois milliards d'euros de dividendes au titre des bénéfices 2022 de LVMH en France. En principe, un actionnaire lambda paye 30% d'impôt sur les dividendes, c'est la flat tax. Mais dans le cas de la famille Arnault, les dividendes sont payés non pas en direct à des personnes physiques, mais à des sociétés écrans, et ils ne sont pas soumis à l'impôt sur le revenu des personnes physiques.
Vous proposez donc de mettre en place une taxe à 2% sur la fortune de ces 3 000 milliardaires ?
Ce serait la façon la plus la plus simple de régler le problème et c'est la préconisation principale qu'on formule dans ce rapport. Il faut une taxe minimale sur les milliardaires mondiaux. On propose une taxe de 2%. Ce serait quand même plus que ce qu'ils paient aujourd'hui. Et en même temps, ça resterait modeste par rapport au taux de croissance de la fortune des milliardaires qui a été en moyenne de 7% par an depuis les années 1990.
Le débat politique n'est absolument pas mûr, notamment en France sur ce sujet.
Il a quand même évolué et par exemple, ce qui me frappe, c'est ce qui s'est passé aux Etats-Unis, en 2019-2020. Pendant la campagne des primaires démocrates, Joe Biden avait fait campagne contre les projets d'impôt sur la fortune de Bernie Sanders et Elizabeth Warren. Et une fois élu, il a introduit dans son propre budget un projet d'impôt minimum sur les milliardaires. Donc on voit qu'en fait, les attitudes peuvent évoluer assez vite sur cette question.
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