Industrie : "Si nos acheteurs publics étaient aussi patriotes qu'en Allemagne, on ferait 15 milliards d'euros en plus de "made in France", assure le spécialiste Olivier Lluansi

Olivier Lluansi, missionné en 2023 par le gouvernement au sujet de la réindustrialisation du pays, publie son rapport dans un livre, "Réindustrialiser, le défi d'une génération". Il y attire l'attention sur la valorisation des PME et ETI et du "made in France".
Article rédigé par Camille Revel
Radio France
Publié
Temps de lecture : 7 min
Olivier Lluansi, enseignant à l'Ecole des Mines, ancien délégué aux Territoires d'industrie. (RADIO FRANCE)

Nous parlons industrie avec Olivier Lluansi, enseignant à l'Ecole des Mines, ancien délégué aux Territoires d'industrie. En 2023, le ministère de l'Economie lui a confié une mission sur la réindustrialisation. Ses conclusions rendues en avril n'ont pas été rendues publiques, donc il en a fait un livre, Réindustrialiser, le défi d'une génération, aux éditions La Déviation.

franceinfo : Savez-vous pourquoi votre rapport sur la réindustrialisation n'a pas été dévoilé ?

Olivier Lluansi : D'abord, c'est un rapport qu'on a écrit un peu collectivement. Même si j'ai tenu la plume, j'étais entouré par une vingtaine de personnalités, des industriels, des élus locaux, régionaux, un sociologue, un philosophe. C'est une réflexion collective. Et quand on demande à des personnes indépendantes une mission indépendante, il peut arriver que ce qu'on met en lumière n'ait pas tout à fait l'heur de plaire. Et c'est peut-être ce qui est arrivé. Je ne pourrais pas vous le confirmer, mais c'est ce que j'imagine.

Vous dites que promettre une industrie à 15% du PIB en 2035, ce n'est pas tenable et qu' il faut être plus réaliste ?

En effet, on a promis 15% d'industrie en 2035. 15%, c'est la moyenne européenne. Ce n'est pas un objectif qui, à long terme, est indécent. Au contraire, il faut le garder à long terme. Aujourd'hui, on est à 10%. Et ce que nous disons, c'est qu'en 10 ans, on peut rattraper peut-être la moitié du chemin. En tous les cas, on est ambitieux mais réaliste. Mais on n'arrivera pas jusqu'à la moyenne européenne pour des raisons assez simples : on n'a pas assez d'électricité décarbonée, il nous faudra beaucoup de foncier et on s'est contraint, avec le principe du zéro artificialisation nette. Et puis il faudrait former beaucoup plus de gens que ce qu'on est capable de former aujourd'hui aux métiers industriels.

Donc si on vise 12%, 13%, c'est jouable ?

C'est exactement la conclusion à laquelle on est arrivé. Sauf que 12% ou 13%, je ne sais pas si ça parle à beaucoup de gens, donc on a essayé de l'exprimer différemment. On dit à 2035, on pourrait avoir une balance commerciale en biens équilibrée, c'est-à-dire que la France vendrait à l'extérieur autant de biens manufacturés qu'elle en achète. Aujourd'hui, on a - 60 milliards et dans les dernières années, on a oscillé, hors périodes Covid qui étaient terribles, entre - 60 et - 100 milliards. Ça dit quand même le niveau d'ambition qu'on fixe avec cet objectif-là.

En est où, concrètement ? Est-ce qu'on a endigué la désindustrialisation ?

Oui, on a endigué la désindustrialisation à peu près à partir de 2009. Mais depuis 2009, présidence Sarkozy, états généraux de l'industrie, on a eu le rapport Gallois, les plans Montebourg, France Relance, France 2030, plein d'outils politiques qui nous promettaient de faire notre réindustrialisation. Et le constat qu'on peut faire, si on parle en point de PIB, qui est un des indicateurs, on est plat, même un peu descendant. On a créé des emplois industriels, 20 000 par an par exemple pendant les dernières années, il aurait fallu en faire au moins le triple pour être sur une véritable trajectoire de réindustrialisation. Donc on est sur une espèce de faux plat, une décennie de stabilisation qu'il faut maintenant transformer.

"Après une décennie de stabilisation, il faut transformer l'essai et rentrer dans une véritable trajectoire de réindustrialisation."

Olivier Lluansi, enseignant à l’école des Mines

à franceinfo

Comment fait-on cela tout en rendant cette réindustrialisation compatible avec les enjeux environnementaux ?

Très clairement, il n'y aura pas de réindustrialisation si elle ne s'insère pas dans notre trajectoire environnementale. Ça, c'est une certitude. On ne réindustrialise pas pour réindustrialiser, pour planter des usines, on réindustrialise pour trois raisons : réduire notre empreinte environnementale (50% de notre empreinte carbone est importée), gagner de la souveraineté, et faire de la cohésion territoriale, avec des bons emplois et de la valeur ajoutée. Ça, ce sont les finalités d'une réindustrialisation. Après, comment le faire, c'est un autre aspect qu'on a mis en avant dans cette mission, et qui décale un peu le discours qu'on a entendu auparavant. On dit que les nouvelles filières, les start-up, les gigafactories, sont nécessaires, c'est ainsi qu'on passera à la nouvelle génération. Mais ça ne représente qu'un tiers de notre potentiel de réindustrialiser.

Les filières de rupture, c'est bien, mais il ne faut pas oublier ce qui existe déjà.

Exactement. Et les deux autres tiers, c'est en fait les projets des PME et des ETI qui sont ancrés dans nos territoires. S'ils arrivaient à faire tous les projets qu'ils ont dans leurs cartons, on ferait les deux tiers du chemin. Et eux, on les a un peu oubliés au bord du chemin. On les a beaucoup moins aidés. On l'a fait pendant France Relance, mais depuis, on a focalisé la communication sur les start-up, les gigafactories et les ressources publiques. 

"Les start-up et les gigafactories sont essentielles pour l'avenir, mais ce ne sont pas elles qui feront toute notre réindustrialisation, elles ne suffiront pas. Il faut aider les PME-ETI."

Olivier Lluansi, enseignant à l’école des Mines

à franceinfo

On parle beaucoup du "made in France", mais est-ce que dans les faits, les politiques publiques, la commande publique suivent ?

Le "made in France", c'est essentiel. On ne produit pas pour produire, on produit pour vendre. Donc un produit fait en France, il faut qu'il trouve son achat, il faut qu'il trouve l'acheteur. Et le constat qu'on a fait, c'est que notre commande publique était moins patriotique que nous, consommateurs français. Quand l'État achète des biens produits en France, il en achète en proportion moins que vous et moi. Ce qui est quand même un peu paradoxal et ce qu'on a mis en lumière, c'est que si nos acheteurs publics, notre commande publique était aussi patriotique que l'est celle de l'Allemagne, on ferait 15 milliards d'euros en plus de "made in France". Ce chiffre de 15 milliards d'euros est élevé, mais c'est un quart de notre déficit commercial. Avec ce levier-là, on réduirait d'un quart notre déficit commercial qu'on propose de ramener à zéro en 2035. Ce levier est donc à la hauteur de l'enjeu et il n'est pas pleinement utilisé.

Un dossier très urgent sur la table du nouveau gouvernement est celui du budget. Face à l'état des finances publiques se pose la question de hausses d'impôts, notamment pour les grandes entreprises. Quel est votre regard sur cette question-là ?

On dit que notre réindustrialisation est une priorité, parce que c'est une nécessité pour le financement de notre système social, pour notre projet de société. En prenant en compte le contexte actuel, je dirais assez simplement, n'en rajoutez pas à ce que payent déjà les entreprises industrielles.

"On a un problème de compétitivité fiscale par rapport à l'Allemagne et à l'Italie. Donc n'ayez pas la main lourde avec les hausses d'impôts."

Olivier Lluans, enseignant à l’école des Mines

à franceinfo

En augmentant trop les charges des entreprises, on va enrayer tous les efforts qu'on a faits depuis une décennie, si on va dans cette direction-là.

Ce nouveau gouvernement a un ministre délégué chargé de l'industrie, Marc Ferracci. Est-ce que vous avez un message à lui lancer ?

J'en ai deux et je vous les ai déjà un peu présentés. Le premier, c'est de nous redonner un objectif collectif ambitieux mais réaliste. Avoir un objectif politique, c'est essentiel parce que c'est mobilisateur pour l'ensemble de la nation. Mais si on dit on va aller sur Mars quand on n'est pas capable d'alunir, à un moment donné, c'est déceptif. Et puis le deuxième point, c'est rééquilibrer nos efforts pour favoriser le développement du tissu industriel existant, garder et développer ce qu'on a, avant de réinventer quelque chose qu'on n'a pas encore. Il faut le faire, il faut essayer, mais appuyons-nous déjà sur nos atouts.

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