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La Seita ou la théorie de l'appropriation destructrice du monde

Dans la Philo de l'Info, Alexandre Lacroix, le directeur de la rédaction de "Philosophie Magazine" revient sur la délocalisation de la Seita et la théorie de l'appropriation destructrice du monde.
Article rédigé par Alexandre Lacroix
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4min
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Dans la Philo de l'Info, Alexandre Lacroix, directeur de la rédaction de
Philosophie Magazine , parle de la délocalisation de la Seita et la théorie de l'appropriation
destructrice du monde :

Je voudrais commenter cette
semaine l'annonce de la délocalisation de la plus importante des deux dernières
usines de la Seita restant encore en France : après les Gitanes brunes, ce sont
désormais les Gauloises blondes qui seront produites en Pologne. Le groupe
anglais Imperial Tobacco a annoncé il y a un mois environ la fermeture de son
usine de Carquefou, dans la banlieue de Nantes, qui emploie 327 salariés et a
produit l'an passé 12,2 milliards de cigarettes.

Avec le départ de la quasi
totalité des usines de la Seita, c'est tout un symbole de la culture française
qui, bien évidemment, s'en va. Et je pense que chacun des auditeurs peut
associer des souvenirs personnels à ces cigarettes - pour ma part, mon père
était un fumeur invétéré de Gitanes brunes sans filtre.

Mais ce n'est pas sur la
tristesse associée à la perte de ce symbole, ni même sur le pessimisme que peut
inspirer, du point de vue économique, les annonces de délocalisations, mais sur
un petit morceau de l'histoire de la philosophie que je voudrais inviter à
réfléchir à cette occasion.

Les philosophes ont été de
grands amateurs de Gitanes

Ce fut le cas tout à la
fois d'Albert Camus et de Jean-Paul Sartre, et c'est sur ce dernier que je
voudrais me pencher aujourd'hui. Dans un passage de L'Être et le néant (p.
687 de l'édition originale), Jean-Paul Sartre développe une théorie métaphysique de
l'acte de fumer. "Il y a quelques années, dit-il, je fus amené à décider de ne
plus fumer. Le débat fut rude et, à la vérité, je ne me souciais pas tant du
goût du tabac que j'allais perdre que du sens de l'acte de fumer. Toute une
cristallisation s'était faite : je fumais au spectacle, le matin au travaillant,
le soir après dîner"
.

En fait, ce que craint Sartre, c'est qu'en arrêtant de
fumer le plaisir ou l'intensité qu'il trouve aux spectacles, aux matinées de
travail et aux après dîners soit diminuée. Il dit, dans son vocabulaire, que la
qualité des choses du monde était
d'être-susceptibles-d'être-rencontrées-par-moi-fumant. Ce qui veut dire que,
pour lui, la Gauloise ou la Gitane était rien moins qu'un opérateur
ontologique...

La Gitane ontologique

Cet adjectif vient de "ontos", en
grec, qui signifie être. C'est l'être des choses qui lui paraît modifié, parce
qu'il les aborde en fumant. Et c'est de cette idée là qu'il va devoir se
débarrasser, pour accepter de cesser de fumer. Sartre dit donc que fumer est une "appropriation destructrice du monde" : en détruisant quelque chose, en
l'occurrence la cigarette, selon un processus vivant et lié au souffle, on
s'approprie le monde.

Cela en dit long sur ce que l'homme cherche en général à
posséder : on croit qu'on cherche à posséder une petite chose, un simple
phénomène - en l'occurrence la cigarette - mais ce dont on veut réellement
s'emparer, c'est de l'être du monde lui-même. On consomme et on détruit pour
avoir accès au monde ! 

Cela nous permet peut-être de
revenir au champ de l'économie : en économie aussi, on parle de destruction
créatrice : ce terme, inventé par l'économiste autrichien Joseph Schumpeter,
signifie que dans le monde capitaliste, on détruit sans cesse des secteurs
d'activité pour en créer de nouveaux.

La cigarette électronique peut être vue
comme un de ces secteurs émergents, tandis que les brunes sans filtre sont en
perte de vitesse, car trop toxiques, et sont un secteurs déclinant. N'empêche,
n'en déplaise à Schumpeter, dans le cas des délocalisations de la Seita nous
avons peut-être affaire à une destruction destructrice... 

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