Crise énergétique : dans le sud de l'Italie, la gratuité du gaz ne fait pas que des heureux
Les autorités locales de la région de la Basilicate ont conclu un accord avec ENI, Total et Shell qui permet à ces compagnies gazières d'exploiter les gisements locaux pendant dix années supplémentaires. En échange, les habitants n'ont plus à payer leur consommation de gaz. Mais certains s'inquiètent de l'impact sur l'environnement.
"La voilà, il faut l’encadrer non ?", lance Lucia en tenant à la main sa facture de gaz. Cette habitante de Potenza, chef-lieu de la région de Basilicate, dans le sud de l'Italie, vit dans un petit appartement du cœur de ville où elle est née. Elle est l’une des premières à avoir reçu ce courrier réjouissant : "Ici, on peut voir que la matière première, le gaz, m’est facturé zéro euro. Ça me fait 24 euros d’économies car on doit quand même payer les frais fixes : la commercialisation, la distribution, le transport du gaz", souligne-t-elle.
Une gratuité soumise à conditions
Alors que les prix de l'énergie flambent en Europe, la région a conclu un accord avec les géants gaziers ENI, Total et Shell qui exploitent dans la région les premières réserves terrestres de pétrole et de gaz du continent. Les compagnies vont pouvoir exploiter les gisements dix années de plus. En échange, l'administration, qui touche de colossales commissions, a obtenu 200 millions de mètres cubes de gaz gratuit chaque année pendant dix ans. Les 550 000 habitants, qui n'en consomment que 160 millions, vont donc tous pouvoir en profiter. Mais, comme le précise Lucia, la gratuité du gaz est soumise à conditions : "J'y ai droit seulement si je fais des économies d’énergie. Je ne peux pas allumer ma chaudière en continu pour consommer un maximum."
"Je dois faire au moins 15% d’économie par rapport à ma consommation précédente".
Lucia, habitante de Potenzaà franceinfo
La région ne veut pas non plus donner l’impression que l’énergie fossile est l’avenir, explique Cosimo Latronico, vice-président de la région Basilicate en charge de l’environnement, du territoire et de l’énergie : "Nous allons utiliser une partie des ressources que l’on gagne grâce aux énergies fossiles pour financer une campagne d’autonomie énergétique renouvelable pour les familles. En plus de donner le gaz gratuitement, nous avons lancé un appel d’offre qui va débuter le 5 décembre prochain pour que les familles qui veulent plutôt opter pour une autonomie énergétique photovoltaïque ou thermique puissent le faire grâce à une contribution de la région, à hauteur de 5 000 à 10 000 euros".
Un territoire riche en énergie mais pauvre en infrastructures
La Basilicate est en pointe en matière d’énergies renouvelables avec le plus grand parc éolien du pays. Cette région pauvre vit en partie des commissions et taxes colossales reversées par les compagnies pétrolières. Des ressources pas toujours bien utilisées selon la Cour des comptes, qui a mis en garde à plusieurs reprises les autorités locales et les communes du bassin minier, parlant même d’excès de ressources par rapport à ce qui peut être dépensé – la Basilicate a déjà perçu plus de deux milliards d’euros ces 25 dernières années.
Ce qui est d’ailleurs frappant lorsqu'on traverse ce territoire enclavé entre la Calabre et les Pouilles, c’est le manque d’infrastructures. Nombre de routes sont coupées, les chantiers sont légion. Michele Catalano, le président de l’association Federconsumatori (la fédération des consommateurs) de la Basilicate est en partie satisfait de l’accord sur le gaz gratuit mais il estime que les ressources auraient dû être utilisées différemment : "Ce revenu de la région pouvait être utilisé pour créer un fonds souverain dans lequel on pourrait investir pour le territoire, les infrastructures et le passage à l’énergie propre. L’énergie serait gratuite pour les particuliers mais aussi pour les entreprises qui voudraient investir en Basilicate. Ce serait une incitation très importante pour développer l’industrie." Pour l’instant, les entreprises de la Basilicate ne peuvent pas profiter de la gratuité en raison des règles européennes en matière d’aides d'État.
À une bonne heure de route de Potenza (lorsqu’elles ne sont pas coupées), nous arrivons devant l’immense centre de traitement du pétrolier ENI à Viggiano. Les camions entrent, sortent… Ici on travaille 24h sur 24 et 365 jours par an. Eugenio Lopomo, responsable de la division méridionale d’Eni, explique que grâce à l’accord passé avec la région il pourra continuer à extraire son pétrole et son gaz pendant dix ans.
Selon lui, il ne faut pas aller trop vite avec la transition énergétique : "La transition énergétique doit se faire graduellement aussi bien au niveau de la disponibilité des sources d’énergie qu’au niveau de l’impact social sur notre secteur pétrolier et gazier. Le vecteur de transition énergétique le plus utile et le moins dommageable pour l’environnement c’est le gaz. Donc il faut continuer à l’utiliser ces prochaines années car tant que l’on n’aura pas de sources alternatives et renouvelables en continue autre que le vent et le soleil, le gaz restera l’énergie la moins polluante pour gérer cette transition".
"Ici, Eni c'est l'État... C'est lui qui décide de tout"
En Basilicate, Eni est toute puissante. L'entreprise donne du travail à tout le monde. Elle dispose de 24 puits de pétrole dans son centre du Val d’Agri où est également produit du gaz. La petite commune de Viggiano et ses 3 000 habitants profitent à plein des commissions reversées par les géants pétroliers. Un revenu qui a atteint 20 millions d’euros en une seule année. La commune a ainsi pu s'offrir une piscine olympique, un complexe sportif dernier cri, un terrain de foot illuminé. Mais tous les habitants n’ont pas la même chance.
Tout près du site industriel, les rues ne sont pas éclairées et sont très étroites. Cristina a fait construire sa maison il y a 30 ans et depuis 15 ans elle lutte contre Eni, une lutte en solitaire car la plupart de ses voisins sont partis. Elle avait pourtant créée une association mais la compagnie gazière est trop forte, déplore-t-elle : "Nous ne sommes arrivés à rien… C’est une bataille contre des moulins à vent. ENI c’est l'État ici malheureusement, c’est lui qui décide de tout. Nous n’avons pas d’infrastructure, pas de route là où j’habite. Il n’y a pas de tout à l’égout et pas d’éclairage public. Nous n’avons même pas le gaz alors que nous sommes à 300 mètres du centre à vol d’oiseau."
"Certains jours nous devons fermer portes et fenêtres car nous ne pouvons pas respirer. Nous devons rester enfermés à la maison et attendre que ça passe, ça arrive souvent".
Cristina, riveraine du centre de traitement Enià franceinfo
Eni a été condamnée en première instance pour trafic et élimination illégale de déchets pétroliers dangereux. Un autre procès a débuté dans lequel la compagnie est jugée pour catastrophe environnementale.
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