En Italie, la "Quarta mafia" défie l'État à coups d'explosifs : "On n’imaginait pas qu’ils aillent jusque-là..."
Une dizaine d’explosions à la bombe a eu lieu depuis le début de l’année aux abords de Foggia dans les Pouilles. Ces attentats sont attribués à la "Quarta mafia", une organisation longtemps ignorée et désormais qualifiée "d’urgence nationale".
C’est une mafia dont on ne parlait pas : la "quatrième mafia". Après Cosa Nostra en Sicile, à l'origine de l'assassinat des juges Falcone et Borsellino, la Camorra en Campanie et la N’drangheta en Calabre voilà donc la "Quarta mafia" dans le nord des Pouilles, notamment la province de Foggia et le massif du Gargano. Certains la disent archaïque car elle est ultra-violente mais aussi de plus en plus organisée car elle arrive à s’infiltrer dans les administrations et le tissu économique. Une certitude : elle est devenue puissante car elle a été sous-évaluée. L'organisation a déjà posé une quinzaine de bombes dans la province de Foggia.
Là-bas, ce jour-là, le soleil est magnifique et un vent doux balaie la plage de Siponto à Manfredonia. Mais en arrivant devant l'établissement L'Ultima spiaggia, le spectacle est bien moins beau. "Sous nos yeux, il y a ce qui reste du bar et restaurant que nous ouvrions l’été pour nos clients : il n’y a rien à dire, ils ont tout détruit !", se désole Dario Melillo, avocat, qui a ouvert cet établissement balnéaire il y a 12 ans avec son associé.
Dimanche 23 janvier, en fin de journée, tout a brûlé : quelques bouts de bois fument même encore, sur l’amas d’assiettes cassées. Pour Dario Melillo, derrière cette attaque, il y a la criminalité organisée : "On n’imaginait pas qu’ils aillent jusque-là, soupire Dario Melillo. On était habitués aux vols, aux effractions que l’on dénonçait immédiatement. Mais là, c’est un acte d’intimidation ! Les dommages sont énormes pour nous, mais c’est aussi tout le territoire qui est visé selon moi… "
"Un acte d’une telle portée c’est de l’intimidation pour ceux qui gèrent de manière correcte et saine leurs affaires : en faisant ça, ils te coupent vraiment les jambes !"
Dario Melliloà franceinfo
Dario Melillo va reconstruire, assure-t-il, mais il apprécierait aussi que les autorités soient plus présentes. Le seul qui est venu le voir au milieu des gravats est l’évêque de Manfredonia. Le vicaire épiscopal reçoit franceinfo dans son église et comme son évêque Don Salvatore Miscio, n’hésite pas à nommer la mafia, pour que cesse l’omerta. Il en parle même avec les plus jeunes.
L’affiliation passe même par la religion
Don Salvatore se souvient d’un épisode marquant pour son évêque alors qu’il venait d’être nommé.
Nous sommes en 2018, il donne le sacrement de confirmation à plusieurs jeunes d’une douzaine d’années : "Il s’est rendu compte que parmi tous les jeunes qui devaient recevoir le sacrement, explique Don Salvatore Miscio, une bonne partie avait le même parrain. Quand il a demandé pourquoi, on lui a fait comprendre que cette personne était quelqu’un d’important dans la communauté. Mais l’année d’après, il a été tué dans un règlement de compte interne entre mafieux ! Et donc bien malgré nous, on a compris que l’affiliation à la mafia pouvait aussi passer par les sacrements…" Ces épisodes sont rares et peu ancrés dans la culture, comme cela peut être le cas dans d’autres régions où les mafias sont présentes depuis bien plus longtemps.
Des liens avec le crime organisé dans les Balkans
Cette mafia n’est pas aussi ancrée dans la culture que la Camorra, N’drangheta ou Cosa Nostra, car elle est plus récente. C’est pour cette raison qu’on l’appelle la quatrième mafia. Elle a tout de même vu le jour il y a une quarantaine d’années, alors que les décisions de justice qui ont condamné les clans de Foggia, Cerignola, du Gargano datent d’à peine 20 ans. Cette "Quarta mafia", faites de clans, mêle archaïsme et modernité, selon Antonio Laronga, le procureur adjoint de Foggia qui vient de publier le livre Quarta Mafia.
"Ces mafias utilisent encore des méthodes ultra-violentes : des attentats, des bombes, ils tuent, quand il le faut elles commettent des crimes de sang, détaille le procureur adjoint de Foggia. Elles font du trafic de stupéfiant, de la contrebande, de l’extorsion et elles ont créé des liens avec le crime organisé dans les Balkans, car le Gargano est une sorte de balcon, de terrasse sur les Balkans : avec 100 milles nautiques de côtes, il y a de quoi débarquer des stupéfiants et des armes du Monténégro, d’Albanie, de tous ces pays !"
À Foggia, franceinfo retrouve devant la mairie de cette ville de 150 000 habitants le secrétaire du Parti démocrate Davide Emanuele. Comme Foggia n’a plus de maire depuis la dissolution du conseil municipale l’été dernier, une commission spéciale gère la ville. "Depuis le mois d’août, la ville est sous tutelle en raison d’infiltrations mafieuses, indique Davide Emanuele. Le gouvernement l’a décidé et le président de la République l’a signé : l’administration était soupçonnée d’avoir fait des choix et pris des décisions favorables aux mafias. Mais Foggia n’est pas une ville mafieuse, c’est une ville qui a des problèmes avec la mafia : nous, dans l’opposition, cela faisait des années que l’on disait qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas !"
Appels d’offres truqués et fraudes électorales
Soupçons de fraudes pendant les élections, appels d’offres truqués : les mafieux ont réussi à s’infiltrer dans l’administration et pas moins de cinq communes sont sous tutelle dans cette province plus grande que la région de Gênes, capitale de Ligurie, au nord-ouest de l’Italie, et ses quatre tribunaux. Foggia n’en compte qu’un car il y a dix ans, la réforme de la carte judiciaire a entraîné la fermeture d’un tribunal et d’un parquet et de six sections judiciaires dans la province, au grand dam du procureur adjoint de Foggia, Antonio Laronga.
"En 2012, quand ils ont fait la réforme, les organisations criminelles étaient déjà reconnues comme mafia, souligne ce dernier. Ils ont donc fermé des tribunaux sur un territoire que l’on savait infesté d’au moins trois clans mafieux ! Au niveau institutionnel, c’était clairement un signe de sous-estimation du phénomène. Et puis le fait que tous les procès d’un territoire aussi vaste se déroulent désormais dans un seul tribunal est clairement un signe de faiblesse…"
Aujourd’hui, certains doivent faire deux heures de route pour aller porter plainte à Foggia et dans le Gargano les routes sont sinueuses et pas vraiment rapides. De quoi en dissuader beaucoup, le chômage, le manque de structures sociales favorisent aussi le développement des mafias et l’omerta. Celle-ci est encore trop présente, selon Federica Bianchi, la référente de l’association anti-mafia à Foggia. "Malheureusement, les mafias de ce territoire ont été très sous-estimées, regrette Federica Bianchi. Cela leur a permis de s’enraciner, de se renforcer et elles ont pu agir sans être dérangées. Cela a créé une sorte de sous-culture mafieuse bien enracinée et c’est pour cela que c’est difficile aujourd’hui d’en sortir." "Il faut un engagement de tous, pas uniquement des forces de l’ordre et des juges mais de la société civile", poursuit-il.
"C’est un travail culturel et répressif qu’il faut constamment mener, notamment avec les commerçants qu’il faut convaincre de rester dans la légalité et leur faire comprendre qu’ils ne sont pas seuls."
Federica Bianchià franceinfo
"Il y a encore une zone grise très présente dans cette ville, prévient Federica Bianchi. Il est très difficile de savoir qui est d’un côté et qui est de l’autre, pour le dire simplement…" Les quinze bombes posées depuis le début de l’année sont sans doute un avertissement : la mafia prévient qu’elle est là et qu’elle est aux commandes. Les plus optimistes veulent croire que c’est aussi un premier signe de faiblesse : la mafia montre les muscles car l’État revient doucement et la société civile commence à réagir.
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