"Toute la journée, on a des insultes" : face à la hausse des prix, les caissières confrontées à la détresse et l'agressivité de certains clients
Des millions de Français voient l'inflation peser sur leur pouvoir d'achat. Dans les supermarchés et les hypermarchés, des femmes sont aux premières loges du mécontentement : les caissières. Des salariées qui ont elles aussi de plus en plus de mal à joindre les deux bouts.
C'est un magasin situé dans un quartier populaire de Toulon (Var), autour du port et de Mayol, le stade de rugby. Un hypermarché Carrefour comme il en existe des centaines en France. Aux caisses, de l'autre côté du tapis roulant, des femmes, pour la plupart, qui font face depuis des mois, impuissantes, à la détresse de leurs clients face à la hausse des prix. Chistelle, Evelyne, Ouafa ou Céline ont accepté de témoigner de leur quotidien à la veille d'une nouvelle journée de grève et de manifestations pour la hausse des salaires, jeudi 27 octobre.
Des clients qui abandonnent leurs articles
Certaines ont plus de vingt ans d'expérience chez Carrefour. Ce métier, elles le connaissent par cœur. Et pourtant, elles redoutent désormais le moment où il faut tendre le ticket de caisse au client. "Il n'y a pas un client qui ne fait pas attention à la fin à combien ça lui revient. 'Et pourquoi j'en ai pour si cher ? Qu'est ce qui a qui coûte cher ?", décrit Christelle, caissière dans ce supermarché depuis quatre ans.
Evelyne, qui travaille chez Carrefour depuis dix ans, rejoue un dialogue récurrent : "'Vous vous êtes trompée ! Regardez l'écran, vous vous êtes trompée'. Mais non, pas du tout, malheureusement, on ne s'est pas trompées". "Alors, on leur détaille plus ou moins le ticket, enchaîne Christelle. Mais souvent, ils nous laissent leurs articles parce qu'ils n'ont pas assez." Comme ce client qui a finalement abandonné son lot de baguettes de pain : "C'est tout bête, du pain. Dix baguettes à cinq euros alors que le monsieur l'avait vu à 4 euros. Il ne l'a pas pris. Ce n'est qu'un euro, mais un euro c'est beaucoup maintenant."
Viande hachée et poisson ont disparu des chariots
Evelyne et ses collègues l'assurent, plus personne n'est à l'abri d'une mauvaise surprise. "On a autant des papys, des mamies, des jeunes, des étudiants, des mamans... C'est toute la société, résume Evelyne. On le voit tous les jours." Les caissières sont aussi témoins des changements qui s'opèrent dans les chariots. Certains articles sont désormais surreprésentés comme les pâtes, le riz, les pommes de terre et les "œufs premier prix", liste Evelyne. Quand d'autres produits ont subitement disparu comme la viande hachée "qui a explosé" en vol, observe-t-elle, ou le poisson qui se "vendait énormément". "Manger cinq fruits et légumes par jour, c'est plus possible".
Selon ces caissières, les clients se plaignent parfois violemment de l’augmentation du coût de la vie. Les vols aussi sont en hausse. Céline Arnaud, responsable CGT, travaille chez Carrefour depuis plus de vingt ans et elle constate un phénomène tout à fait nouveau : "On a des gens qui consomment dans le magasin. Il y a des pique-niques qui se font. On va dans le rayon et on trouve des baguettes, du saucisson qui a été coupé et les gens mangent dans le magasin. C'est horrible de ne pas pouvoir manger à sa faim."
Ces caissières assistent à des scènes qu'elles ne pensaient pas voir un jour, comme ce vieux monsieur qui a tenté de dissimuler de la nourriture. "Il avait son chapeau, se souvient Evelyne, et en fait, il avait mis un poulet sous le chapeau..."
"Les gens volent pour manger. Avant, c'était pour du maquillage ou de l'électroménager. Maintenant, les gens volent pour manger."
Evelyne, caissièreà franceinfo
Le plus souvent, ces femmes sont surtout confrontées à la colère voire à l'agressivité de certains clients. "Le moindre dix centimes de plus sur un article, on prend cher, lâche Christelle. Tout est de notre faute et toute la journée on a des insultes, tous les jours. Tous les jours, tous les jours..." "Moi par exemple, je me fais traiter de connasse, confie Ouafa, caissière chez Carrefour depuis 17 ans. En fait, ils vident leur sac sur la caissière." Céline Arnaud décrit des clients à bout à force d'avoir à faire des choix : "On en est là. Ce n'est pas : 'est-ce qu'on prend le DVD ou pas', c'est : 'est-ce qu'on prend le pain'. Quand ils arrivent en caisse, ils sont remontés, en colère, parce qu'ils n'arrivent pas à finir leurs fins de mois, parce que tout est plus dur, parce que tout est plus cher."
"C'est des insultes, c'est des crachats, c'est des bagarres. Ça peut partir d'un coup sec".
Céline Arnaudà franceinfo
"La caissière est la dernière personne qu'ils voient dans le magasin, déplore Evelyne. Donc en fait, ils s'en prennent à nous mais par rapport à Carrefour, ils disent : 'C'est des voleurs'." A travers ces caissières, c'est les géants de la grande distribution qui sont visés. "Mais nous, on est pareils, on a des salaires très bas, on compte tous les mois !"
"On n'est pas mieux loties que les clients"
Le désarroi de certains clients renvoit ces caissières à leurs propres difficultés. Elles n'échappent pas elles-mêmes aux conséquences de l'inflation. "On n'y arrive plus, on ne s'en sort plus, témoigne Christelle. Moi, j'ai 1 100 euros, parfois même 1 070 de salaire au mois. Moi, je ne m'en sors pas, personnellement. Le quinze du mois, je n'ai plus d'argent." "On survit ! On ne vit pas, on survit !", confirme Evelyne qui avec entre 1 200 et 1 250 euros par mois, se retrouve étranglée par les charges. "Je suis toute seule, donc le loyer, tout, la nourriture, les assurances, le parking..."
"Honnêtement, on n'est pas mieux loties que les clients, abonde Céline Arnaud. On n'est pas choquées parce que finalement, c'est ce qu'on vit tous les jours. Aujourd'hui, avec les salaires qu'on a, on ne peut pas vivre dignement. On ne peut que survivre. Finalement, nos clients sont dans la précarité mais on ne peut que les comprendre puisque c'est la majorité des salariés Carrefour qui vivent dans la précarité".
Pour ces caissières aux petits salaires une nouvelle menace se profile. Elles disent avoir été prévenues de la vente prochaine du magasin, cédé par Carrefour à un repreneur. Avec le risque pour elles de perdre gros. "On perd tous les avantages, tous les accords d'entreprise et on ne sait vraiment pas ou on va", se désespère Céline Arnaud. De son côté, la direction indique par mail à franceinfo qu"'il ne s’agit que d’une annonce de ce magasin susceptible de passer en location-gérance" et qu'"aucune décision n’est à ce jour arrêtée".
Pour défendre les salaires et leur emploi, les vendeuses prévoient un débrayage dans la semaine. Elles pourront compter sur le soutien d'une partie de la clientèle malmenée par la hausse des prix, mais solidaire avec ces caissières.
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