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Un Français sur dix se dit victime d'inceste : pour Isabelle Aubry, c'est "un scandale de santé publique"

Tous les jours, une personnalité s'invite dans le monde d'Élodie Suigo. Aujourd'hui, l’invitée est la conférencière, écrivaine et présidente-fondatrice de l’association "Face à l’inceste", Isabelle Aubry. 

Article rédigé par franceinfo - Elodie Suigo
Radio France
Publié
Temps de lecture : 7min
Isabelle Aubry, présidente de l'association Face à l'inceste. (AIVI / FACE A L'INCESTE)

C'est un constat glaçant. Plus de trois Français sur dix connaissent au moins une personne victime d’inceste et 10% des sondés déclarent en avoir été eux-mêmes victimes d’inceste, soit 6,7 millions de personnes, selon une enquête* menée par Ipsos pour l'association Face à l'inceste (lien vers un document PDF). Et, signe d'une libération de la parole, cette proportion est en hausse : en 2009, lors d'une enquête similaire, 3% des Français se disaient victimes d'inceste. En 2015, ils étaient 6%. Isabelle Aubry est présidente de Face à l'inceste et elle-même victime, quand elle était enfant. A la veille de la journée internationale des droits de l'enfant, elle dresse un bilan très négatif de la prise en charge par la loi et par les autorités d'un crime qui concerne un Français sur dix.

L'Association internationale des victimes de l'inceste (AIVI) devient "Face à l'inceste". Pourquoi ce changement de nom ?

Après 20 ans, on s'est rendu compte que ce nom, "Face à l'Inceste", devait impliquer toute la société et non plus une poignée de victimes. On a choisi un nom auquel tout le monde peut s'identifier, et considérer qu'il s'agit d'un problème de santé publique.

Vendredi 20 novembre, c'est la journée internationale des droits des enfants. Votre association réalise un travail colossal depuis sa création en 2000. Ce combat pour protéger est-il toujours aussi difficile ?

Toujours aussi difficile, parce qu'il n'y a pas de volonté politique de lutter contre ce tabou. Je considère que pour lutter contre un tabou, il faut commencer par le nommer. Ce sujet touche 6,7 millions de Français, soit 10% de notre population. Mais pour l'inceste, on ne fait rien alors que l'on sait qu'il y a des conséquences gravissimes sur la santé, que ça provoque des tentatives de suicide, ça créé des problèmes de toxicomanie.

Moi, je suis très en colère parce qu'on a un Secrétaire d'Etat à la protection de l'Enfance mais il ne peut rien mettre en œuvre, il n'a aucun moyen

Isabelle Aubry

à franceinfo

32% des Français disent connaître au moins une victime d'inceste dans leur entourage, et 29% d'entre eux déclarent que cette personne victime qu'ils connaissent, c'est eux. Soit 10% de la population française. Vous êtes vous-même une survivante. Vous avez publié un ouvrage en 2008, La première fois, j'avais six ans… (Pocket), dans lequel vous avez raconté votre histoire, celle d'une enfant violée de longues années par son père. A quel moment parle-t-on ? A quel moment y a-t-il un déclic ?

Pour ça, il faut se rendre compte que ce que l'on vit n'est pas normal. Pour s'en rendre compte, souvent, il faut grandir. Moi, je m'en suis rendue compte à 13 ans. Et pour parler, il faut avoir une personne de confiance à proximité, qui est prête à entendre. On sait que quand les enfants parlent dans leur famille, dans 84% des cas, ils ne sont pas crus et on leur demande de se taire.

Un enfant victime d'inceste, ce qu'il perd en premier, quand il parle, c'est sa famille.

Isabelle Aubry

à franceinfo

Quand un enfant réussit à parler, l'adulte a toujours tendance à vérifier et donc à ne pas contacter les autorités pour les prévenir.

Quand on reçoit des confidences d'un enfant, il faut appeler le 119.

De vos 6 ans à vos 14 ans, votre père vous a donc violée. Il vous a prostituée dans un réseau. Huit ans de tortures. Quand vous avez souhaité sortir de votre silence, vous vous êtes rendue compte que la loi n'était pas là pour vous parce qu'il fallait que vous arriviez à prouver que vous lui aviez dit "non".

Comment peut-on dire "non" quand on est un enfant ? C'est tout juste impossible ! Parce que je ne me rendais pas compte que ce qui se passait était anormal et même interdit. En fait, je m'en suis rendue compte un jour quand j'ai vu un couple s'embrasser à la télé et que mon père m'embrassait en même temps. Je me suis dit : ce n'est pas normal, moi, je suis une enfant. Et c'est là que j'ai eu le déclic.

Quand vous avez appris par votre avocat que votre père risquait d'être acquitté, comment avez-vous réagi ?

J'ai fini par me sortir des griffes de mon père et mon avocat, Gisèle Halimi, m'a expliqué que la nouvelle loi qui précisait le viol venait de passer et que maintenant, il fallait prouver la violence, la menace, la contrainte et la surprise pour qu'il y ait viol. Et moi, je ne m'étais jamais opposée à mon père. Donc, ça voulait dire qu'en cour d'assises, mon père pouvait sortir libre. J'ai fait ce choix abominable d'aller en correctionnelle, qu'il soit jugé pour un délit, l'atteinte sexuelle.

Ça veut dire qu'en fait, mon père a été condamné pour des actes sexuels sur moi pour lesquels j'étais 'consentante'.

Isabelle Aubry

à franceinfo

Comment vit-on avec ça ?

On ne vit pas bien parce que lui après, il pouvait brandir son jugement en disant : vous voyez, ce n'est pas moi le responsable, c'est elle, c'est elle qui m'a séduit. Donc, au lieu de prendre vingt ans, mon père n'en a pris que six, il est sorti au bout de quatre. Et il n'avait aucun sentiment de culpabilité. Le résultat de notre loi fait qu'on a un sentiment d'impunité. C'est pour ça que je dis que c'est un scandale de santé publique. Nous avons obtenu que le crime d'inceste existe spécifiquement, comme c'est le cas au Canada, ou en Suisse, ou dans d'autres pays.

Maintenant, on va parler de viol incestueux. On a le mot, c'est symbolique. Mais on n'a pas la définition du crime, avec ce qu'il a de spécifique

Isabelle Aubry

à franceinfo

Mais il faut surtout que nos professionnels dépistent, c'est-à-dire que quand vous allez chez votre médecin, il faut qu'il vous demande si vous avez subi des traumatismes, il faut qu'on dépiste les enfants à l'école. Aujourd'hui, l'inceste concerne entre deux et trois enfants par classe.

Cette association, c'est un cri du cœur ?

C'est un appel à nos autorités, à ceux qui ont les moyens de mettre en place un vrai plan.

Pour vous aider, comment fait-on ?

On peut signer la pétition sur notre site internet pour changer la loi et aussi nous faire un don, parce que nous n'avons aucune aide publique.

* Enquête réalisée en novembre 2020 par Ipsos sur un échantillon de 1 033 personnes.


119, allô enfance en danger. (ALLO119.GOUV.FR)

Les enfants confrontés à une situation de risque et de danger, pour eux-mêmes ou pour un autre enfant qu'ils connaissent, peuvent appeler le 119 ou se connecter au site allo110.gouv.fr. Le numéro est accessible 24 heures sur 24 et sept jours sur sept, il est gratuit. Les adultes confrontés ou préoccupés par une situation d’enfant en danger ou en risque de l’être peuvent également appeler. 
En cas de danger grave et immédiat, contactez les services de première urgence : les services de police ou de gendarmerie (17 ou 112), les pompiers (18 ou 112) ou le Samu (15).

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