Sur le front en Ukraine
La médiatrice des antennes de Radio France, Emmanuelle Daviet, reçoit Claude Guibal, grand reporter à la rédaction internationale de Radio France, envoyée spéciale dans le Donbass pour répondre aux questions des auditeurs sur le traitement de la guerre en Ukraine.
Emmanuelle Daviet : Il est important de vous donner la parole, car depuis le déclenchement du conflit entre Israël et le Hamas, des auditeurs regrettent de moins entendre parler de la guerre en Ukraine. Or Radio France maintient son dispositif de reportages sur le terrain. Vous êtes actuellement dans le Donbass, avec votre technicienne Hélène Langlois, et votre fixeur Yashar Fazylov.
C’est la première fois que vous vous rendez en Ukraine, quelles sont vos impressions ?
Claude Guibal : Les impressions, sont celles d’un pays qui résiste, après déjà deux ans de guerre, qui entre dans une troisième année de guerre, avec une situation qui n’est pas du tout celle qu’on a connue il y a deux ans. C’est un moment très difficile, peut être un moment de bascule, où se joue l’avenir de cette guerre.
Entre les questionnements sur la poursuite de l’aide internationale, les questionnements sur l’avenir de l’Ukraine au sein de l’Europe, les questionnements sur l’avenir, tout simplement, de cette guerre. Les Ukrainiens ont le sentiment de contenir en fait la Russie, les ambitions russes au-delà même de leurs frontières. Ce qu’ils nous disent sans arrêt, c’est : "ça ne va pas s’arrêter à nous", et c’est cela que les gens nous disent en permanence, en fait, qu’ils sont là, un peu comme les avant-postes d’une Europe qui les regarde, et commence à les lâcher. Et eux savent qu’ils n’ont qu’une seule issue possible, c’est tenir et résister au maximum.
Et les Ukrainiens ont le sentiment que l’on parle moins d’eux ?
Une des choses qui revient assez régulièrement quand même, c’est la nécessité de parler d’eux. Même si les Ukrainiens se convainquent que l’Europe ne peut pas se permettre de les abandonner, parce que eux voient très bien la menace. Ils se rendent compte malgré tout qu’ils ne sont plus au centre de l’actualité, que le conflit entre Israël et Gaza a pris la première place.
Et il faut avoir conscience que ce n’est pas simplement la première place médiatique. Ils savent aussi que cette première place, elle compte aussi dans la poursuite des livraisons d’armement, ou notamment du soutien américain, puisque les États-Unis utilisent une partie de leur aide aujourd’hui pour Israël, notamment en ce qui concerne la défense antiaérienne.
Claude Guibal, des auditeurs souhaiteraient savoir s’il y a plus de danger d’aller sur ce type de terrain pour une femme que pour un homme, ou bien est-ce que cela n’entre pas du tout en ligne de compte ?
Alors j’ai l’habitude de couvrir d’autres régions que l’Ukraine, où cette question pourrait éventuellement un petit peu plus entrer en jeu. Mais ici, pas du tout. D’abord, la façon dont les gens nous traitent, c’est exactement de la même façon, qu’on soit un homme ou une femme. Peut-être qu’éventuellement, à certains moments, la présence de deux femmes dans une équipe peut éventuellement surprendre. Ou peut-être que notre approche, elle, est peut-être moins 'virile' sur les questions militaires. Et non, je n’ai pas l’impression que ça fasse une différence particulière.
Comment éviter le pathos dans un reportage lorsqu’on est en face de personnes qui souffrent psychologiquement et physiquement ?
Alors c’est une question qu’on se pose en permanence en reportage, lorsqu’on est sur des choses dures, parce que je pense qu’il faut éviter de confondre une chose, c’est pathos et sensibilité. Le reportage, c’est une écriture avec la sensibilité, le reportage, c’est une personne qui va sur place pour apporter des faits. Et à partir du moment où c’est une personne, on assume cette sensibilité-là. Puisque le reportage s’écrit avec les sens. Comme la photographie s’écrit avec la lumière et le reportage, ça s’écrit avec vos oreilles, avec votre nez, avec vos yeux, avec vos mots, et avec votre ressenti physique, avec votre intelligence émotionnelle.
Alors, une fois qu’on ressent ça et qu'on se le prend – je vous laisse imaginer ici – en pleine figure. Il faut savoir la canaliser cette émotion, elle n’est pas juste gratuite, elle n’est pas là pour déborder à ce moment-là. C’est effectivement du pathos. Le travail du journaliste, c’est justement d’utiliser cette émotion comme vecteur d’une information, qui va être canalisée puisqu’elle est contextualisée. Elle est argumentée, elle est appuyée de fait, et elle est vérifiée.
On termine avec cette question récurrente des auditeurs : savez-vous ce que deviennent les gens que vous interviewez, gardez-vous des contacts avec eux ?
Alors moi je le fais quasi systématiquement, et merci les réseaux sociaux qui permettent à ce niveau-là – Facebook, WhatsApp et puis toutes les messageries Signal, Telegram et autres – de garder des liens, parce que moi j’ai besoin de savoir qui sont ces gens avec qui j’ai passé un moment.
Je vous donne juste un exemple. Nous avons passé une partie de la nuit hier, à demi enterrés dans une casemate, au niveau de la ligne de front dans le Donbass, avec trois jeunes soldats avec qui nous avons passé du temps. Pendant ce temps-là, on entendait les obus tomber toutes les 30 secondes, et nous, on était avec eux. On a passé plusieurs heures avec eux. Et vous ne discutez pas simplement de la situation. Vous discutez un moment de leur ressenti, vous échangez sur leurs relations avec leurs parents, vous partagez des moments, et vous ne partez pas en claquant la porte, et en disant que vous allez oublier ça.
Vous partez "chargés de ça", et on a besoin de savoir ce qu’ils deviennent. On a envie de le savoir, et ce n’est pas simplement à des fins journalistiques qu’on a envie d’entretenir, on a envie de continuer cette histoire, et très souvent quand c’est possible, et quand on est renvoyé sur place, moi, j’aime, j’aime retrouver des gens, oui.
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