La Méditerranée devient un pivot de la transformation du monde
La Méditerranée est un kaléidoscope géopolitique qui se retrouve au cœur des transformations actuelles du monde. José Manuel Lamarque reçoit Pascal Ausser, directeur général de la Fondation méditerranéenne d'études stratégiques.
franceinfo : Vous étudiez la géopolitique de la Méditerranée, où en est-on avec l'Europe ?
Pascal Ausser : Nous étudions la Méditerranée, mais au-delà, tout le sud de l'Europe, depuis le Caucase du Sud jusqu'au Moyen-Orient, à l'océan Indien et à l'Afrique de l'Est. Pourquoi ? Parce que la France et l'Europe sont bordées, dans leur Sud, par une sorte de frontière qu'on espérait voir s'atténuer tout doucement dans l'idée que le monde entier devait converger vers le modèle occidental.
Or cela ne s'est pas passé ainsi ?
En effet. On a un phénomène inverse qui s'est accéléré depuis une dizaine d'années, créant une véritable rupture stratégique et intellectuelle pour nous tous : on voit se dessiner un grand front entre les pays riches et les pays moins riches. Un front chargé de tensions, d'émotions, d'incompréhensions, de divergences en termes de représentation du monde, de vision du bien, du mal, de l'avenir, de ce qu'il faut faire, de ce qu'il ne faut pas faire et des responsabilités.
Et puis, au sein du Nord, il y a une autre tension qui est apparue, qui est une tension géopolitique beaucoup plus traditionnelle, j'allais dire entre l'Est et l'Ouest, entre la Chine et les Etats-Unis, entre la Russie et l'Europe, entre l'Eurasie – vieux concept qui a plus de 100 ans mais qui finalement reprend une forme de pertinence – et l’Occident. Et derrière tout cela, il y a les autocraties et les démocraties.
L'Eurasie reprend donc force et vigueur ?
Absolument, l'Organisation de coopération de Shanghai est, par exemple, une forme d’Eurasie renouvelée. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud et désormais Egypte, Iran, Ethiopie et Émirats arabes unis – NDLR) se cristallisent beaucoup sur cette région et Poutine comme Xi Jinping essayent de structurer en Eurasie une véritable opposition géopolitique en utilisant le ressentiment du Sud, d'où l'expression de "Sud Global".
L'homme fort de la Méditerranée, même s'il n'est pas le seul, c'est Recep Tayyip Erdogan, le président turc. Avec la Syrie, il a surpris tout le monde, y compris Vladimir Poutine ?
Absolument, parce que ces deux lignes de force, Russie et Turquie, se croisent à peu près au niveau de la Palestine, au niveau d'Israël. Et ce n'est pas étonnant qu'il y ait là un concentré de tensions. On voit bien que la Turquie est à cheval dans tous ces mondes : un peu à l'Ouest, un peu à l'Est, un peu au Nord, un peu au Sud. Erdogan a très bien compris qu'actuellement les plaques tectoniques sont en train de bouger très brutalement, de façon irréversible. On ne reviendra jamais en arrière et il est important de saisir le moment et de faire les bons choix qui vont déterminer l'avenir.
Et l'Europe ?
L'Europe, c'est un peu la belle endormie qui a du mal à se réveiller. Elle croyait que tout le monde allait converger vers son modèle et qu'elle n'aurait pas d'efforts à consentir, qu'elle pouvait donner des leçons au monde entier. Or le monde qui est en train de se mettre en place sous nos yeux est un monde qui n'est pas du tout celui qu'on attendait. C'est un monde de fracturations, de tensions, de revendications, d'identités, de rapports de force. Un monde où le nationalisme revient, où la religion redevient un fait important.
Alors on est un peu pris à revers en Europe, on a du mal à comprendre ce qui se passe. Tout l'enjeu, à mon avis prioritaire pour nous tous, est de bien regarder le monde comme il est et non comme on aurait voulu qu'il soit. On a les ressources pour l'habiter et le rendre le meilleur possible. C'est un monde plus tendu, il y aura des gagnants et des perdants.
La conclusion de votre analyse ?
Marc Bloch, qui sera bientôt au Panthéon – et c'est une excellente chose selon moi –, a écrit dans L'étrange défaite : "On perd les guerres parce qu'on ne comprend pas." J'ai le sentiment qu'on vit une période à peu près équivalente. On a un défi intellectuel à relever : il faut comprendre ce qui se passe. On a les moyens de régler les problèmes qui sont devant nous. Mais attention, comme dit Péguy : "Il faut éviter le déni."
Je m'adresse beaucoup à la jeunesse dans les universités, dans les écoles, dans les différents Science-Po de France. Les amphithéâtres sont pleins parce que les gens veulent comprendre, et ils se rendent bien compte qu'il faut qu'on se réveille.
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