Micro européen. Les espoirs perdus de Recep Tayyip Erdogan
Deux décennies après son accession au pouvoir, le président turc commence à voir ses rêves s’envoler.
Après avoir bâillonné toute forme d’opposition, emprisonné l’élite intellectuelle, militaire, judiciaire, juridique, artistique, journalistique de son pays, voire provoquer l’exil d’hommes et femmes de talents, le président turc voit surgir une opposition menée par les femmes, les jeunes, qui refusent son diktat, sa volonté conservatrice religieuse et son nationalisme guidé par son obscurantisme. S’étant vu bien souvent, trop parfois, comme le refondateur de l’empire ottoman, Erdoğan ne peut vivre en surdité, à l’heure où des voix s’élèvent contre sa gouvernance tyrannique.
Un sultan aux petits pieds
Dans cette prison à ciel ouvert qu’est la Turquie d’Erdoğan, les murs se fissurent. En pleine épidémie de Covid-19, 2 850 930 de cas confirmés,
29 356 décès pour plus de 84 millions d’habitants (chiffres Worldometers), la livre turque s’écroule, l’inflation monte en flèche (22%) créant plus de pauvreté, avec une population très jeune (les moins de 30 ans représentent 50% de la population), une hausse quotidienne des prix touchant de plein fouet les ménages modestes, 13,9% de la population vivrait sous le seuil de pauvreté (Banque mondiale 2020), le chômage fait plonger des familles dans la misère.
Un bilan catastrophique que le président turc ne veut pas voir, se référant à son rêve de faire de son pays une théocratie nationaliste, il poursuit une folle course d’asservissement de son peuple. Où se trouvent aujourd’hui les militants du parti au pouvoir l’AKP, qui naguère faisaient le tour des banlieues afin de visiter les familles modestes, futur électorat d’Erdoğan, leur fournissant les denrées de base, mais ça c’était avant, en 2003, quand il se présentait aux législatives et devenait premier ministre. Aujourd’hui président, Receip Tayyip Erdoğan est l’homme au verbe fort, donneur de leçons, insultant le président français Emmanuel Macron, Erdoğan se croyant grand ordonnateur de la politique en Méditerranée orientale, omettant de respecter le droit maritime, éternel provocateur, en intimidant la Grèce et la République de Chypre.
Erdoğan a profité du coup d'État manqué du 15 juillet 2016, vrai ou faux coup d’état, pour renforcer son pouvoir dictatorial, menant purges après purges, pour tuer toute forme de contestation, d’opposition, un système à la "Ceausescu" s’inspirant autant de Nicolas que d’Helena. En fait, Erdoğan avait fait croire il y a plus de 20 ans aux couches sociales les plus humbles que les intellectuels, les gens cultivés, éduqués, ceux qui faisaient la matière grise du pays étaient la plaie du pays parce que trop ouverts au monde, à l’étranger, trop laïques, pas assez religieux, trop modernes, tournés vers l’Occident, les pauvres avaient voté contre l’élite.
Et l’ancien maire d’Istanbul fut aussi l’auteur d’une pièce de théâtre mettant en cause la franc-maçonnerie, les communistes et les juifs, "dangers" pour la Turquie, le prêche était déjà formulé, d’autres ennemis seront ajoutés à ce début de liste.
Place aux jeunes
Aujourd’hui, la jeunesse turque prend la parole. Erdoğan a beau être le chantre de la privation des libertés, donc du droit de manifester, de penser aussi, les étudiants turcs, ainsi que leurs professeurs s’opposent à sa folie destructrice. La colère gronde sur les campus, contre la mainmise du président turc sur les universités.
Comme nous l’a expliqué Ahmet Insel, universitaire, écrivain et journaliste, la célèbre université d’Istanbul Bogazici a été dotée d’un recteur, non pas élu par ses pairs, mais désigné par le président Erdogan lui-même, car une nouvelle loi de nomination des recteurs apparaissait après le "vrai-faux" coup d’état manqué de 2016. Professeurs et étudiants manifestent tous les jours sur le campus contre le parachutage du nouveau recteur, Melih Bulu, un homme de l’AKP on s’en doute.
D’autres universités suivent ce mouvement contre, une nouvelle fois, une énième purge d’Erdoğan, cette fois dans les milieux universitaires et académiques. C’est une bonne chose de voir enfin une opposition renaître en Turquie, une bonne nouvelle que cette jeunesse née sous Erdoğan, et n’ayant connu que lui sache dire non, avec la force non pas du désespoir, mais la volonté de vouloir enfin vivre libre dans son propre pays, et la jeunesse n’est pas la seule à prendre l’étendard de la révolte, les femmes turques aussi.
Les femmes aussi...
Les femmes turques descendent dans la rue afin de manifester contre les violences conjugales, violences familiales où les femmes sont encore et toujours assassinées par un homme, parent, frère, cousin, mari ou amant. Qui plus est, à l’heure où l’AKP et le gouvernement de Receip Tayyip Erdoğan n’ont de cesse de réclamer le retrait de la Turquie de la Convention d'Istanbul – une convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique – les femmes sont encore et toujours assassinées en Turquie.
Elles prennent donc la rue, ne craignent pas la police comme les étudiants, et malgré l’interdiction de manifester le 8 mars dernier, journée internationale des femmes, interdiction venue du haut sommet du pouvoir, les femmes turques étaient unies dans la rue pour dire "assez". Comme nous l’a précisé notre invité, Ahmet Insel, même au sein du parti au pouvoir, l’AKP, des femmes font aussi entendre leurs voix. En presque deux décennies, 6 732 femmes ont été assassinées en Turquie, chiffre officiel, mais à combien s’élèvent les assassinats de femmes turques passés sous silence ?
Et dire que les femmes turques avaient obtenu le droit de vote en 1934, quel retournement de situation dramatique, quelle régression quand les violences faites aux femmes sont cachées, voire ignorées par le pouvoir en place aujourd’hui, car pour le président Erdoğan, une femme accomplie est d’abord une mère. Tout est, hélas, dit. Le retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe, dont la secrétaire générale est la croate, Marija Pejčinović Burić, signerait officiellement la dérive du pouvoir turc …
Jusqu’où ira Erdogan ?
Après avoir décidé d’occuper et de transformer en mosquée Sainte-Sophie et l’église byzantine Saint-Sauveur in Chora l’année dernière, après les multiples menaces en mer Egée d’Ankara, rappelons que la jeunesse turque a déjà été la cible du pouvoir.
En 2020, le Grup Yorum, groupe musical, a vu ses concerts interdits par le gouvernement turc, les artistes ont été traduits en justice, deux de ses membres Helin Bölek, kurde de 28 ans, est morte à son 288e jour de grève de la faim, à Istanbul, le 3 avril 2020, ainsi qu’Ibrahim Gökçek, qui a succombé à son 323e jour de grève de la faim, le 7 mai 2020, quelques semaines après Helin Bölek. Lors des obsèques des deux artistes, la police turque intervenait, procédant à des arrestations.
Par solidarité avec le Grup Yorum, à la mémoire de Helin Bölek et Ibrahim Gökçet, ainsi qu’à Mustaka Koçak, 28 ans, décédé à son 297e jour de grève de la faim, où il clamait son innocence pour des accusation de terrorisme par le pouvoir d’Ankara, des artistes et de jeunes grecs se réunissaient sur les marches de l’Odéon d’Hérode Atticus au pied de l’Acropole d’Athènes en mai 2020, interprétant la chanson Tencere Tava Havasi, chanson symbolique, hymne de la jeunesse turque des événements de Geizi en 2013, quand elle s’opposait à l’autocratie d’Erdogan.
Aujourd’hui en 2021, jeunes et femmes sont l’opposition naissante d’Erdoğan. Comment dans de telle conditions tyranniques et obscurantistes, la Turquie pourrait-t-elle maintenir son siège au sein du Conseil de l’Europe, qui défend les droits de l’homme, la démocratie et l’état de droit ?
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