Accueil des migrants de l'"Ocean Viking" : "L'Europe a besoin des élites du monde, de cerveaux rares", souligne Jean Viard
Le migrant est la figure emblématique de l’angoisse sur l’avenir. D'où la crispation qui se noue dans plusieurs pays européens. Décryptage avec le sociologue Jean Viard.
Le sociologue Jean Viard, directeur de recherche au CNRS, nous parle aujourd'hui de migrations, notamment avec ce cas du bateau l'Ocean Viking, arrivé dans le port militaire de Toulon, vendredi 11 novembre au matin, après le refus de l'Italie d'accueillir ce navire de 230 migrants. On est dans le processus d'accueil maintenant des personnes qui se trouvaient à bord. Ce processus de répartition à venir des personnes qui sont acceptées sur le territoire européen dans des conditions d'asile bien définies entre les différents pays d'Europe, c'est aujourd'hui le sujet de beaucoup de crispations, de tergiversations.
franceinfo : Comment expliquez-vous que des dizaines de milliers de personnes qui arrivent sur le continent chaque année crispent à ce point l'Europe et les Européens ?
Jean Viard : Je pense que c'est d'abord parce qu'il y a une angoisse sur le devenir de la France, sur son identité, c'est vrai dans les différents pays d'Europe. Pour l'instant, on n'a pas de récit positif de ce qui va nous arriver. Donc, d'une certaine façon, le migrant est la figure emblématique de cette angoisse, que je respecte, et qui est particulièrement forte dans certains milieux populaires et qu'on trouve dans tous les pays, notamment aux Etats-Unis aussi, avec tout le débat sur un mur avec le Mexique.
Pour moi, c'est un symptôme d'une société qui est angoissée sur son identité, sur son devenir et qui a besoin qu'on lui reforge un récit combatif, notamment pour gagner la guerre climatique, et que le combat climatique devienne ce qui nous rassemble. On sera moins sensible à une petite poussée d'immigrés parce que, disons les choses, en Europe, il y a 5 000 à 10 000 personnes qui arrivent à peu près tous les mois. Donc sur 447 millions d'habitants, c'est très marginal en quantité. Donc l'angoisse est beaucoup plus forte que le nombre, mais l'angoisse existe.
Ce qui est vrai aussi, c'est qu'il y a des déséquilibres démographiques. Et il y a aussi une immense faiblesse des investissements de développement en Afrique, qui va se renforcer avec la crise climatique si on n'y met pas de l'ordre. Tout cela, évidemment, crée à la fois des souffrances des gens qui partent, parce que leur vie n'a pas de sens dans des pays qui n'ont pas d'avenir, même s'il faut dire aussi que le "grand remplacement" est d'abord un mythe et un instrument politique. Vous vous rendez compte, il y a 30 000 personnes qui se sont noyées en Méditerranée, ce qui est absolument monstrueux. 30 000 personnes de plus ou de moins dans l'Union européenne, mais c'est même pas l'épaisseur du crayon. Donc en fait, ça ne se voit pas.
Vous avez employé le mot, le grand remplacement, la peur du remplacement par une partie de la population. Et parfois, on oppose à cette idée-là un humanisme sur l'accueil des exilés. Est-ce que c'est vraiment ça le débat ou est-ce que c'est réducteur d'opposer ces deux parties ?
Les gens qui viennent sont souvent inscrits dans la mémoire coloniale et ce sont souvent des musulmans, mais pas toujours. Et effectivement, la France n'est pas arrivée à accepter que la deuxième religion de France, c'est l'islam. Il n'y a pas de grande mosquée à Marseille, etc donc on pourrait dire on ne reconnaît pas culturellement une partie de la population. Donc quand il y a des gens qui viennent dans ces communautés, ça crispe la société.
Mais après, il faut dire dans l'autre sens : c'est quoi la bataille du XXIᵉ siècle ? C'est la bataille des cerveaux rares qui vont inventer en art, en sciences, en technologie, ce qu'il va nous falloir pour nous sauver, face au réchauffement climatique. Moi, j'appelle ça les cerveaux rares. Et les Américains font un boulot énorme pour récupérer les meilleurs élites, de Singapour, de partout, regardez les Anglais, quand il y a eu le drame de Hong Kong, où la Chine a pris la main sur Hong Kong, ils ont ouvert aux gens de Hong Kong pour faire venir des dizaines de milliers de gens hyper diplômés qu'ils ont mis dans leurs laboratoires de recherche, leurs universités, leurs usines.
Donc l'Europe a besoin des élites du monde, ce que j'appelle les cerveaux rares, et l'Europe a une chose à offrir qui est extraordinaire. Si c'est un territoire démocratique, respectueux et qui est lancé à fond dans la bataille écologique, on peut aller plus ou moins vite, mais lancé à fond. Donc pour des gens de Russie, en ce moment, il y a des centaines de milliers de Russes qui quittent la Russie. Il y a évidemment les Ukrainiens, dont une partie sans doute risque de rester chez nous. Mais il y a évidemment tous les gens des pays totalitaires, des pays musulmans, islamiques, radicaux d'Arabie Saoudite, du Qatar etc, où il y a des élites extraordinaires qui ont envie tout simplement d'une vie normale, de s'habiller comme ils veulent, de s'embrasser quand ils le veulent et de travailler comme ils peuvent.
Oui, il y a des tas d'endroits où on expulse des gens avec de très bonnes formations et qui sont des gens qui peuvent inventer. Dites-vous bien que le vaccin contre le Covid, c'est d'abord deux réfugiés turcs qui l'ont inventé en Allemagne. donc la diaspora, l'arrivée, c'est un élément moteur de la créativité des sociétés.
Mais si les élites des pays en développement vont dans les pays développés pour vivre une meilleure vie, elles vont manquer dans les pays d'origine.
Oui, c'est pour ça que je ne parle pas d'élites, mais de cerveaux rares. Non, il ne faut pas aller piquer les gens d'à côté, mais par contre, il faut offrir des opportunités de création à des gens qui sont empêchés. Quand vous êtes en Iran, en Russie, vous ne pouvez pas créer. Vous êtes en danger si vous êtes un créateur, si vous sortez des normes, au fond, vous êtes stérilisé. Ceux-là, il faut leur offrir de créer chez nous. C'est à ça que je pensais.
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