Agriculture : "Il faut apprendre à respecter le savoir des agriculteurs pour qu'on puisse tous ensemble avancer dans une société plus écologique", estime Jean Viard

L’agriculture, dans la tourmente en ce moment, doit trouver un nouveau pacte pour l'avenir. C'est ce qu'explique le sociologue Jean Viard.
Article rédigé par Jules de Kiss
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Barrage des agriculteurs sameid 27 janvier, à proximité d'Agen sur l'A62. Une mobilisation organisée par la Coordination Rurale du Lot-et-Garonne. Barrage levé en fin d'après-midi ce samedi. (BENJAMIN ILLY / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

Il y a bien sûr en ce moment le malaise des agriculteurs qui s'exprime fort, des manifestations, des actions spectaculaires, les réponses du gouvernement... La semaine a été mouvementée. Décryptage de cette crise avec le sociologue Jean Viard. 

franceinfo : Pour vous, au vu de la situation, c'est d'un vrai nouveau pacte agricole dont on aurait besoin ? Un pacte entre la société et les agriculteurs, pourquoi 

Jean Viard : Oui, parce que les agriculteurs ont l'impression d'être le dernier carré à Waterloo de la Garde, qui meurt ou ne se rend pas. C'est ça leur sentiment, y compris parce que sans arrêt ça diminue le nombre de fermes, etc. Pourquoi ils ont ce sentiment ? Parce que c'est un métier qui est un métier de l'incertitude, par définition, le climat, on ne sait pas, etc. Les vendanges ont commencé deux mois avant, il y a 30 ans, on vendange la nuit, à certains endroits. Nos modes de vie ont changé, ça des conséquences, évidemment. La question du loup, regardez le barrage de Cisteron, ce sont beaucoup des gens qui descendent de la montagne.

Au fond, on a plein d'incertitudes dans le métier, avec le réchauffement climatique, et on en rajoute : on ouvre les frontières à des poulets qui n'ont pas les mêmes normes. À l'intérieur de l'Europe, les normes sont différentes, alors vous n'avez pas le même salaire, vous n'avez pas les mêmes normes entre la France, la Pologne, etc. Vous avez un marché unique, mais des normes différentes. En soi, aucune de ces incertitudes nouvelles, n'est problématique, c'est leur réunion qui fait tout exploser.

Or, là où la France est originale, c'est que nous sommes la seule grande démocratie à avoir bâti notre modernité sur l'agriculture. Vous voyez, les Anglais l'ont bâtie sur l'industrie, les Allemands l'ont bâtie sur l'industrie. Nous, on a fait une réforme foncière, ça s'appelle la Révolution française. On a partagé la terre qui était aristocratique, ou religieuse, entre des fermiers, et on a fait une énorme réforme foncière en 1789.

1789, ce serait donc un premier pacte agricole ?

C'est un pacte, il n'a pas été fait pour ça, mais de fait, on a donné la terre aux paysans massivement. Il y a des régions, où c'était déjà comme ça, mais on n'a pas le temps de rentrer dans les détails. Donc là, on a fait, première chose, des paysans propriétaires. Deuxième chose, après la Commune de Paris, Jules Ferry, les Républicains, ont décidé qu'il fallait enraciner la République dans les campagnes.

On a fait deux choses : 36.000 communes, 500.000 élus locaux et après, on a mis 500.000 personnes à la SNCF, c'était un peu plus tard, et donc, au fond, on a enraciné la paysannerie, elle nous a servi de garant politique. Elle était pauvre, souvent elle ne se nourrissait qu'elle-même.

Actuellement, un paysan nourrit 100 personnes ; à l'époque, en gros, il nourrissait à peine plus que sa famille. Mais on était allé en Algérie, on était allé en Afrique, on se nourrissait des colonies. Ça, c'est le deuxième modèle pour stabiliser la République, une mission politique. On leur a fait des soldats, on en a fait des combattants de 14-18, des chefs de famille. 

Donc, ça c'est le deuxième pacte, deuxième partie du XIXe siècle ? 

Deuxième pacte, politique, pas du tout alimentaire. Ensuite arrive l'indépendance des colonies. L'Algérie devient indépendante, arrive de Gaulle. De Gaulle dit : indépendance alimentaire, enjeu central, et nucléaire pour se protéger. Pour se protéger, du nucléaire et on se nourrit entre nous, on met des frontières, et on se nourrit. Troisième pacte alimentaire : on passe de 3 millions de fermes à, disons 400.000.

Mais à l'époque, il y en avait encore 900.000 ! Donc on concentre les fermes, et l'intelligence du modèle, c'est Edgard Pisani qui était un très grand politique français qui s'est dit : comment je vais faire avancer ce nouveau pacte ? Il s'est dit : je vais aller voir les femmes, catholiques, agricoles, et je vais leur dire : "Je vous finance la cohabitation entre les générations". Il a financé qu'on coupe les fermes en deux, et que les couples se retrouvent un peu plus dans l'intimité, et moins sous le pouvoir de la belle-mère, si je peux me permettre...

Oui, qu'en somme, un couple d'agriculteurs de 30 ans ne se retrouvent pas à vivre avec leurs parents ? 

Voilà et en échange, il a dit : vous allez faire une agriculture technique, donc le diesel, et puis la chimie. C'est là où on a eu ce modèle productiviste, qui a effectivement porté l'agriculture française, et les paysans, chaque fois, on fait les choses. C'est ça qui est fascinant. Chaque fois, ils font ce qu'on leur demande. Et aujourd'hui, depuis 30 ans, on sait très bien que le pacte précédent est périmé, se bâtir sur la chimie et sur la technologie.

Mais en même temps, quand vous regardez les manifestations, vous avez vu la taille des tracteurs ? Regardez les photos de manifestations il y a 25 ans, mais les tracteurs sont moitié moins gros. Pourquoi ? Parce que les exploitations sont deux fois plus grandes, et donc, c'est un autre modèle qui est en train de se mettre en place. Sauf qu'il n'y a pas d'accord, il n'y a pas de contrat.

On est entré dans l'ère de gestion du vivant, il y a un pacte à faire sur ce vivant. Est-ce qu'on veut garantir l'indépendance alimentaire de l'Europe ? Je pense que c'est le premier enjeu. Il faut dire l'Europe doit être indépendante sur le plan alimentaire. Le deuxième enjeu, c'est comment on s'adapte au réchauffement climatique ? Et le problème, mais c'est vrai aussi en matière industrielle, c'est que la révolution écologique nécessite de gros investissements, mais ça n'augmente pas le chiffre d'affaires, ni la marge. Dans la sidérurgie, il faut mettre 1 milliard et demi de plus, pour ne plus polluer. Mais après, le chiffre d'affaires est le même, donc, on finance comment ? Les fermes, c'est la même question.

Donc il y a un grand enjeu. Les agriculteurs connaissent le vivant d'une façon extraordinaire, toute la journée, c'est la question qu'ils se posent : est-ce que c'est trop sec, est-ce qu'il pleut, est-ce qu'il y a des vers de terre ? C'est leur quotidien. Et ce savoir, il faut apprendre à le respecter pour qu'on puisse tous ensemble avancer dans une société plus écologique.

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